Denys Bouliane et le Festival MusiMars Coups de coeur des chefs Par Propos recueillis par Réjean Beaucage
/ 9 février 2004
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Denys Bouliane est sans conteste l'un des compositeurs les plus actifs
du Canada. Actuellement associé à l'Orchestre du Centre national des Arts, qui
créera trois de ses oeuvres d'ici 2006, il fondait en 1995 les Rencontres de
musique nouvelle du Domaine Forget, dans la région de Charlevoix (il en partage
la direction artistique avec Lorraine Vaillancourt, du Nouvel Ensemble Moderne).
Il est aussi depuis la même année professeur agrégé de composition à
l'Université McGill à Montréal et directeur musical du McGill Contemporary Music
Ensemble. Décidé à faire bouger le milieu musical d'ici, il a partagé avec le
compositeur Walter Boudreau la direction artistique du festival
Musiques-au-présent (1998, 1999 et 2000) de l'Orchestre symphonique de Québec et
de l'un des plus grands événements musicaux jamais vu, la Symphonie du
millénaire,
fruit du travail de 19 compositeurs, qui a été donnée à Montréal le 3 juin 2000
par 2500 interprètes. Il partage aussi avec Walter Boudreau la direction
artistique de la biennale Montréal / Nouvelles Musiques, dont la première
édition se tenait en mars 2003 et qui alterne avec le festival de musique
contemporaine MusiMars, présenté à la Faculté de musique de l'Université McGill
tous les deux ans. C'est à titre de directeur artistique de ce festival que LSM
l'a rencontré.
« L'un des deux invités spéciaux
de cette nouvelle édition de MusiMars est Philippe Hurel, un compositeur très
intéressant de la première génération des héritiers de Gérard Grisey. Il a
étudié avec lui et connaît bien la musique spectrale. Il a dû faire face à la
problématique reliée à la tradition de la musique spectrale, parce que la
mécanique de Grisey et de Tristan Murail, autre compositeur de la première
heure, lorsqu'elle est appliquée à la lettre, a tendance à produire
stylistiquement des oeuvres très semblables les unes aux autres.
Fondamentalement, l'approche de Grisey est très « française » et s'inscrit dans
une filiation avec Debussy et Messiaen. Ça n'a rien à voir avec l'approche d'un
Boulez, par exemple, contre qui beaucoup des articles polémiques de Grisey
étaient dirigés.
Quant à Debussy, on sait qu'il
considérait les couleurs harmoniques pour leur sonorité propre, et non pour leur
fonction. Plutôt que de résoudre l'accord de dominante, il y ajoute des
partielles, puis passe directement à une transposition, suivie d'une autre,
abolissant complètement les fonctions tonales. Ça donne une musique plus
statique qui trouve son plaisir dans le son. Tout se joue dans la sonorité et la
couleur. On s'attarde sur le son et on ne l'utilise pas pour son potentiel de
fonctions harmoniques. Messiaen a poursuivi dans cette voie avec ses « modes de
transposition limitée ». Là aussi, l'importance est mise sur la sonorité pure,
avec un clin d'oeil à l'Orient, plutôt que sur la fonction
harmonique.
Le travail de Grisey va de pair
avec les avancés techniques réalisées dans les années 70 et les analyses plus
poussées que l'on pouvait faire sur le son lui-même grâce à l'informatique ; en
l'occurrence, précisément, des analyses spectrales. On pouvait rechercher ce qui
caractérise le timbre particulier d'un instrument. Ce qui fait le timbre d'un
son, ce sont ses composantes harmoniques : la fondamentale, l'octave, la quinte,
la tierce, la septième (selon la gamme diatonique, qui donne une intonation
juste ; l'exemple ne vaut pas pour un piano, qui est accordé selon la gamme
tempérée). Le compositeur de musique spectrale cherche donc à faire jouer aux
interprètes différentes notes qui, lorsque jouées simultanément en intonation
juste, fusionnent dans un timbre fondamental. Il orchestre des spectres
harmoniques (à partir de toutes les composantes d'un timbre) ou inharmoniques
(s'il utilise des notes qui ne sont pas des composantes du timbre). On n'entend
plus la note jouée par le violon ou par la flûte, mais un timbre qui englobe
tout, ce qui est un phénomène assez particulier. Lorsqu'une note ou un son est à
l'extérieur du timbre général, il ressort très clairement, comme un accident
sonore.
Autre phénomène important : notre oreille entend les additions et les
soustractions de fréquences, ce qu'on appelle aussi la modulation de
fréquence. Lorsque
des notes sont très proches l'une de l'autre sans être identiques, la
simultanéité des sons provoque un battement rythmique. Grisey joue sur ces
rythmes, ce qui est d'une très grande difficulté pour les instrumentistes, tenus
à une précision chirurgicale. Pour obtenir ce phénomène de translation du timbre
au rythme, les interprètes doivent jouer leur intrument de la façon la plus
neutre possible, sans colorer leur jeu individuel, puisque c'est l'addition de
toutes les individualités neutres qui donne la couleur de l'ensemble. Si le
violoniste y met du vibrato, il n'y aura plus de fusion.
Ce sont les processus
acoustiques de génération du son qui sont examinés au microscope et qui génèrent
la forme de l'oeuvre. La forme générale de ce type d'oeuvre est un développement
qui va du timbre harmonique au timbre inharmonique. Si on applique ces principes
compositionnels, on aboutit à des musiques à développement lent et on est en
quelque sorte stylistiquement hypothéquée dès le départ. Il faut donc de
nouvelles formules. C'est ce dont Philippe Hurel nous entretiendra lors de sa
conférence intitulée « La musique spectrale... à terme ! », au cours de laquelle
il élaborera ses théories sur les perspectives laissées par la première vague de
musique spectrale. »
Les concerts
« Dans les concerts, nous avons
intégré la musique de Messiaen (qui pourrait être le père), celle de Grisey (le
découvreur), celle de Philippe Hurel (l'héritier) et celle de Claude Vivier qui,
sans avoir écrit de la musique spectrale à proprement parler, a beaucoup
bénéficié des apports de cette musique sur le plan harmonique. Vivier est en
quelque sorte un satellite de la musique spectrale.
Le premier concert sera donné le mardi 2 mars par l'ensemble du Centre
national des Arts, [sous la direction de Denys Bouliane]. On y entendra
Prologue (1976), pour alto solo et résonateurs, et Anubis-Nout, deux
pièces pour clarinette contrebasse en si bémol (1983), de Gérard Grisey.
Cela étant dit, ce sera dans la mesure où nous pourrons trouver une clarinette
contrebasse pour la clarinettiste Lori Freedman ! Cette clarinette est en soi un
instrument assez rare, en plus, cette pièce réclame une marque spécifique
d'instrument, en l'occurrence une Leblanc, qui se prête mieux aux doigtés exigés
par le compositeur. Bref, nous avons un problème à régler... Nous pourrons aussi
entendre quatre lieder d'Hugo Wolf dans une orchestration de Grisey pour quatuor
à cordes, deux clarinettes et deux cors, plus la voix, bien sûr, qui sera celle
d'Ingrid Schmithüsen. Également au programme, les Five Preludes for piano
from Book Nº 1 d'Howard Bashaw [second invité d'honneur du festival] et
Des caresses... [de Denys Bouliane] pour cinq musiciens, une oeuvre qui,
je crois, surprendra les auditeurs. Toutes ces oeuvres seront données en
création montréalaise et le programme sera complété par Trois préludes pour
piano d'Olivier
Messiaen. Kyoko Hashimoto sera au piano.
Le deuxième concert sera donné le lendemain par le McGill Contemporary Music
Ensemble (CME) [sous la direction de Denys Bouliane]. Nous ferons la création
montréalaise de Leçon de chose (1993) de notre invité Philippe Hurel, une
oeuvre d'une grande difficulté qui ne me laisse pas beaucoup dormir ces derniers
temps ! On a déjà joué des oeuvres difficiles avec cet ensemble, mais avec
celle-ci, j'avoue que nous avons placé la barre assez haut ! Une partition pour
13 musiciens toute en micro-intervalles et des traitements électroniques en
direct... Bien sûr, le CME est composé d'étudiants et bénéficie d'un nombre de
répétitions raisonnable, mais c'est aussi un ensemble dont les membres changent
chaque année ! Alors, on travaille fort ! Autre création montréalaise de
Philippe Hurel, Tombeau in memoriam Gérard Grisey (2000), pour piano et
percussion, avec la pianiste Brigitte Poulin et D'Arcy Gray au vibraphone. Bien
sûr, dans le cadre du festival, nous aimons faire place à au moins un jeune
compositeur de McGill. Nous entendrons donc cette fois-ci, en création, la
musique que Stephen Rogers a écrite pour un ensemble de huit musiciens. Nous
terminerons ce concert par deux oeuvres importantes de Gérard Grisey, des
oeuvres fondatrices de l'école de musique spectrale française, Périodes
(1974), pour sept musiciens, et Partiels (1975), pour un ensemble de 18
musiciens.
La Société de musique contemporaine du Québec est également partenaire de
cette aventure et son ensemble interprétera le jeudi 4 mars, sous la direction
de Walter Boudreau, une autre oeuvre de Philippe Hurel en première montréalaise
: Figures libres, de 2001–2002. Aussi à ce programme, les Trois Airs
pour un opéra imaginaire (1982), avec encore une fois la soprano Ingrid
Schmithüsen. Nous aurons également durant ce concert la création d'une oeuvre du
compositeur canadien Howard Bashaw, une commande de la SMCQ. L'oeuvre, intitulée
Double Entente, est un triple concerto pour trombone (Alain Trudel), tuba
(Yan Salfarank) et piano (Louise-Andrée Baril). On peut sans doute dire qu'il
existe au Canada des spécificités géoculturelles, en ce sens que la musique ne
sonne pas de la même façon d'un côté de l'Outaouais et de l'autre. Il y a à
l'ouest une jeune génération qui ne peut pas imaginer que la musique puisse
correspondre à une nécessité fondamentale d'expression qui soit digne de
recherche et qui se contente malheureusement de concevoir des musiques qui «
plaisent ». Je caricature, mais ça dépeint tout de même une tendance. Il y a
quand même quelques compositeurs canadiens qui poursuivent un travail plus
rigoureux, et Bashaw est de ceux-là. C'est une musique qui a une personnalité.
Howard Bashaw se préoccupe beaucoup des phénomènes temporels et il travaille
souvent avec diverses couches temporelles en interaction, allant jusqu'à évoquer
une espèce de suspension du temps. Il figure certainement dans mon panthéon
personnel des compositeurs canadiens. Ce concert verra aussi la création
montréalaise de Modulations (1976–1977) de Gérard Grisey par un
orchestre de 33 musiciens.
Le festival se terminera avec deux concerts, les 5 et 6 mars, du McGill
Symphony Orchestra, placé sous la direction d'Alexis Hauser. Au programme, une
autre création montréalaise de Philippe Hurel, Kits (1995), interprétée
par le McGill Percussion Ensemble, invité par l'Orchestre pour l'occasion.
L'Orchestre interprétera Over Time (1987), de John Rea, que l'on peut
relier à Bashaw pour le traitement des boucles temporelles, Orion (1979)
de Claude Vivier, et L'Ascension (1932–1933) de Messiaen.
À cela s'ajoute une table ronde,
en ouverture, avec Howard Bashaw et Philippe Hurel, qui est aussi un spécialiste
de la composition assistée par ordinateur, les compositeurs Sean Ferguson et
Serge Provost, Philppe Depalle, qui est associé à l'IRCAM et spécialiste des
nouvelles technologies appliquées à la musique et le compositeur John Rea, qui
agira à titre de modérateur. Il y aura aussi les causeries de Philippe Hurel et
d'Howard Bashaw sur leur travail, de même que des cours de maître, une
conférence d'Hurel sur la musique spectrale et une autre de Patrick Lévesque,
qui prépare une thèse de doctorat sur l'oeuvre de Claude Vivier. Bref, nous
pensons offrir encore une fois une série d'événements qui saura renseigner et
surtout réjouir les amateurs de nouvelles musiques. »
MusiMars, du lundi 1er mars au samedi
6 mars 2004. Toutes les activités se
dérouleront à la Salle Pollack de la Faculté de musique de
l'Université McGill (555, rue Sherbrooke
Ouest). Renseignements : 514 398.4547
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