Les sentiers du jazz - Jazz Tracks Par/by Marc Chénard
/ November 5, 2003
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Tambours
battants
Marc Chénard
Seul instrument inventé pour et par le jazz, la
batterie constitue en quelque sorte l'épine dorsale de cette musique. En plus de
100 ans d'histoire, l'équipement a été perfectionné, mais sa configuration
d'ensemble a peu changé : une petite caisse claire, une grosse caisse actionnée
par une pédale, un ou deux toms, une paire de cymbales et le banc sur lequel le
batteur se perche. Selon les individus (ou les époques), le nombre exact des
composantes varie : généralement, les batteurs s'en tiennent à cet assemblage de
base, quoique toute règle a ses exceptions. D'une part, il y a ceux qui se
munissent d'une multitude d'accessoires (gongs, cymbales de toutes dimensions
montées en arbres, une seconde grosse caisse, des toms additionnels et bien
d'autres objets hétéroclites); d'autre part, on retrouve ceux qui réduisent leur
matériel, soit en sacrifiant une cymbale, ou un tom, ne serait-ce que pour
relever le défi de faire plus avec moins.
Outre son aspect purement
matériel, la batterie se distingue des autres instruments par son caractère
sonore non tempéré, d'où son rôle presque obligatoire de « machine à rythmes ».
Comme elle ne peut produire des lignes mélodiques dans le sens traditionnel du
terme, il n'est pas surprenant qu'elle soit perçue comme déficiente. Et que dire
de ces percussionnistes qui, pendant très longtemps, ont fait l'objet de
boutades, notamment celle décrivant un sextette comme un ensemble de cinq
musiciens... et un batteur ?
Pionniers et innovateurs
Mais à l'instar des saxos,
trompettes, pianos et autres, la batterie a elle aussi connu sa part de grands
génies et d'innovateurs qui ont contribué à émanciper non seulement l'instrument
mais la musique dans son ensemble. Héritage de la culture noire africaine, cet
instrument intimement lié aux langues d'innombrables ethnies et tribus est une
extension de plusieurs traditions ancestrales. Le jeu des pionniers de la
Nouvelle-Orléans, comme Warren Baby Dodds (1892-1940) ou Zutty Singelton
(1898-1975), avec ses accentuations régulières circonscrites aux caisses, peut
certes être qualifié de rudimentaire, mais il ne faut pas oublier que le premier
jazz n'était pas une musique de concert mais bien une destinée pour les
danseurs. En fait, cette régularité rythmique est devenue l'une des conventions
les plus fixes du jazz, que seule la musique d'improvisation libre est parvenue
à secouer à partir des années 60.
Mais la vraie première
innovation en matière de concept de jeu a été introduite par Kenny Clarke
(1914–1985) qui, au début des années 40, a déplacé le jeu des caisses aux
cymbales. Avant lui, et jusqu'à l'époque du swing, la caisse claire marquait le
battement régulier, les cymbales étant réservées aux syncopes. Clarke, en
revanche, a inversé ces fonctions, ce qui a permis d'alléger la trame rythmique
de la musique naissante des années 40, le be-bop. Dans son sillage, un cortège
de jeunes batteurs prestes se sont imposés sur la scène, le plus illustre
d'entre eux étant Max Roach (né en 1925). Dernier des pères fondateurs du bop
encore parmi nous, ce grand du jazz ne s'est pas uniquement distingué comme
batteur, mais comme musicien tout court. Formé au Manhattan School of Music, il
avait d'abord choisi d'étudier la percussion, mais y a renoncé pour une
formation en composition puisque la seule technique classique inculquée à cette
époque ne lui donnait pas les moyens de soutenir les tempos endiablés de cette
nouvelle musique. Bien que maintenant retiré de la scène, vu son âge avancé, son
influence a été et est encore déterminante sur toute la conception du jeu de la
batterie. En tant que leader, il a aussi servi de modèle tant à ses successeurs
qu'à ses contemporains, dont Art Blakey (1919-1990), cet indomptable meneur
d'hommes qu'il a dirigé au sein de ses nombreuses moutures des Jazz
Messengers.
Toujours vivant et ne montrant aucun signe de ralentissement, Elvin Jones (né
en 1927) a été propulsé vers la gloire par son association avec ce que l'on
convient d'appeler le dernier des grands héros du jazz, le saxophoniste
John Coltrane. Le batteur, pour sa part, a réussi à créer un style à partir de
rythmes juxtaposés (la polyrythmie) sans pour autant perdre le sens du swing de
ses prédécesseurs. D'une énergie débordante et d'une résistance à toute épreuve
face aux solos parfois très longs de son chef, Jones a sans doute été le premier
à mettre la batterie sur un pied d'égalité avec les instruments mélodiques (du
moins pour la dynamique). Il n'était pas rare qu'il enterre son chef ou le
pianiste McCoy Tyner dans son barrage sonore. En cette époque de ferveur des
années 60, il ne fallait pas grand chose pour que le rôle de la batterie
atteigne un point d'éclatement, chose accomplie par Sunny Murray (né en 1937) et
Milford Graves (né en 1941), deux percussionnistes d'une force inouïe qui ont
sublimé toute métrique dans des nappes sonores de cymbales scintillantes et un
feu nourri de tambours battants. Murray, en particulier, qui a jadis officié aux
côtés de deux monstres sacrés du free-jazz, le toujours fulminant pianiste Cecil
Taylor et la légende maudite du saxophone, Albert Ayler, a ouvert la voie aux
premiers batteurs européens de musique improvisée, dont l'inénarrable Han
Bennink (né en 1942). Influencé autant par le free-jazz noir que par les
batteurs du jazz classique, notamment Big Sid Catlett (1910–1954), ce fou
hollandais est sans doute l'un des batteurs les plus naturels qui soit :
certains pourront bien le dénigrer pour ses extravagances sur scène et son
apparente indiscipline, mais il pourrait bien étonner et jouer avec un swing
indéfectible, le tout avec cette rare force de frappe qui lui fait casser au
moins une paire de baguettes par concert !
Les
contemporains et la relève
De nos jours, enfin, l'époque
du « batteur-plombier » ne tient plus vraiment, car la majorité des jeunes ne
sont plus formés à la seule école du métier (les clubs), mais bien dans les
milieux éducatifs institutionnels. Qui plus est, les batteurs dirigeant leurs
ensembles et composant leur propre répertoire ne sont plus du tout chose rare.
Dans certains cas, même, il s'en trouve pour composer des oeuvres plus
ambitieuses, et pas seulement pour ensembles de jazz, mais aussi pour des
ensembles de musiques classiques. Tel est le cas par exemple de l'Américain
Gerry Hemingway (né en 1955), à qui un orchestre symphonique a passé une
commande et qui a pu réaliser un disque entier de ses compositions de musique
contemporaine. Outre son association la plus célèbre avec le
saxophoniste-compositeur tous azimuts Anthony Braxton, la mise sur pied de ses
propres formations et ses expériences de création en musiques acoustiques et
électro-acoustiques, Hemingway est précisément l'un de ces musiciens polyvalents
qui jouent de la batterie, voire un peu de vibraphone. On pourrait évidemment en
citer bien d'autres de cette époque, mais ce bref tour d'horizon de la batterie
en jazz indique que, loin d'être un accessoire, elle est une partie importante
de l'histoire et de l'actualité, tant par l'instrument comme tel que par les
nombreux protagonistes qui ont (re)défini la manière d'en jouer. Sans batterie,
le jazz est bien possible, mais avec elle, cette musique (et toutes les autres
du domaine populaire) n'aurait pu connaître l'essor qu'on lui connaît
aujourd'hui.
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