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La Scena Musicale - Vol. 9, No. 1

300 ans dans la vie d'un violoncelle

Par Frédéric Trudel, recherchiste à la Chaîne culturelle de Radio-Canada / 3 septembre 2003

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Le violoncelliste Antonio Lysy célèbre cette saison le tricentenaire de son instrument Carlo Tononi. Le 1er octobre prochain, à l'occasion de la journée internationale de la musique, la Chaîne culturelle de Radio-Canada l'invitera à donner un concert spécial pour souligner cet événement. Rencontre avec Antonio Lysy... et son Tononi !

Parlons de l'histoire de votre violoncelle. Il me semble qu'elle est riche de mystères et de non-dits, mais qu'en est-il des certitudes historiques que l'on peut avoir à son sujet. Que sait-on exactement des divers chemins qu'il a empruntés pour arriver jusqu'à nous?

On sait, grâce à M. Charles Beare - l'un des grands experts dans le domaine de l'authenticité d'instruments –, qu'il s'agit d'un véritable violoncelle de Carlo Tononi, parmi les meilleurs instruments existants de ce luthier. À l'intérieur de mon violoncelle, on peut voir une étiquette sur laquelle il est écrit « Carlo Tononi, Venezia, 1729 », mais d'après les recherches et les analyses de Charles Beare, il se peut aussi qu'il ait été fabriqué plutôt à Bologne durant la période prévénitienne de Tononi, autour de 1710. On sait également que dans son testament, Tononi lui-même avait demandé qu'à sa mort, on vende l'un de ses violoncelles et que l'argent ainsi recueilli serve à dire des messes pour le repos de son âme. Et j'aime à penser que c'est peut-être de mon violoncelle dont il est question ici...

Après cela, on a vraiment très peu d'information. Mais on a quand même des documents que j'ai reçus lorsque j'ai fait l'acquisition du violoncelle, en 1983. Le premier de ces documents nous transporte deux siècles plus tard, à Paris, le 10 mai 1938, date à laquelle les luthiers Maucotel et Deschamps signent un « Certificat de garantie » sur lequel il est écrit que « le violoncelle appartenant à madame la comtesse Edith de Sylvestre est un instrument du maître Carlo Tononi de Venise dont il porte l'étiquette au millésime de 1729 ».On mentionne aussi qu'il s'agit d'un « très bel instrument que nous considérons comme un des plus beaux spécimens de ce célèbre auteur vénitien ayant appartenu autrefois au professeur Galkine qui fût le violoncelliste attitré de la musique des tzars. »

Que sait-on de ce mystérieux professeur Galkine ? On parle probablement ici de l'époque de Tchaïkovski ?

Exactement. Et on parle aussi de Saint-Pétersbourg qui était au XIXe siècle une véritable fenêtre ouverte sur l'Europe et qui entretenait de multiples contacts culturels avec les pays européens. Difficile de savoir précisément qui était ce professeur Galkine et quel était exactement son poste, mais on peut supposer qu'il était similaire à celui des musiciens de Cour, à l'époque. Je crois que le violoncelle est resté en Russie jusqu'à la Révolution de 1917, époque trouble pendant laquelle il aurait été peut-être mis à l'abri et envoyé à l'extérieur du pays avec d'autres objets de valeur appartenant à l'aristocratie.Vous savez, je crois que les migrations du Tononi ne se sont sûrement pas faites sans souffrances. Se départir d'un si bel instrument s'accompagne toujours de déchirements profonds...

Il y a donc quelques larmes sur ce violoncelle.

Sûrement, et peut-être un peu de sang !!

Donc, si l'on se fie toujours à ce certificat de 1938, notre violoncelle se retrouve ensuite à Paris, entre les mains d'une certaine comtesse Edith de Sylvestre...

Oui, et on entre là dans une période très riche sur le plan musical avec toute cette musique de chambre française du début du siècle et en particulier la Sonate pour violoncelle de Debussy que nous jouerons d'ailleurs au concert du 1er octobre. En même temps, on peut penser que mon violoncelle ouvre là peut-être une page un peu monotone de son existence. Le Tononi a peut-être débuté une vie de salons parisiens un peu asphyxiante, comme le dit Marie José Thériault dans son texte, et il est aussi possible que cette comtesse de Sylvestre ait été une collectionneuse et qu'il eut une vie plutôt passive en ces années-là.

Après Saint-Pétersbourg et Paris, cap sur le Nouveau Monde !

En effet, le grand violoncelliste et pédagogue américain George Neikrug fait l'acquisition du Tononi au tout début des années 40, et là débute une relation privilégiée qui va durer une quarantaine d'années. George Neikrug a eu une grande carrière, il a joué de par le monde avec des chefs légendaires comme Leonard Bernstein, Bruno Walter et Leopold Stokowski. Il a aussi été violoncelle solo de l'Orchestre de la Paramount Pictures et de l'Orchestre symphonique de Columbia avec lequel il a enregistré les œuvres de Stravinski sous la direction du compositeur. C'est vous dire l'activité intense à laquelle a été soumis le Tononi pendant cette période. Je me rappelle que M. Neikrug était très triste d'avoir vendu son violoncelle et qu'il regrettait finalement de s'en être départi. Il a toujours pensé que le climat nord-américain était défavorable au Tononi et il n'était pas complètement satisfait de la sonorité qui en résultait. Il l'a donc emporté en Europe pour le vendre mais dans le même séjour, il devait donner en Allemagne un dernier concert avec ce violoncelle. À peine débarqué sur le continent européen, l'instrument s'est mis à sonner fantastiquement et Neikrug a commencé à regretter de devoir s'en séparer. Mais il était trop tard : le luthier anglais Charles Beare était déjà en route vers l'Allemagne pour en faire l'acquisition.

Après ce dernier concert, le violoncelle a pris la route de Londres. Il est demeuré pendant quelque temps la propriété de Charles Beare, jusqu'au jour où mon professeur, le violoncelliste américain Ralph Kirshbaum, me téléphone de Londres pour me dire qu'il avait trouvé là un instrument qui était fait pour moi. Il savait que je cherchais depuis quelque temps un violoncelle. J'avais jusque là joué sur un Gagliano, un Panormo entre autres et aucun de ces violoncelles ne m'avaient vraiment conquis. Je me suis présenté chez Charles Beare dès le lendemain. Cela a été incroyable : j'ai joué deux notes sur cordes ouvertes et j'ai su immédiatement que j'avais là un instrument fantastique qui alliait puissance et qualité, couleur et rondeur. Ça a été un très beau moment et depuis ce jour, le Tononi est demeuré mon fidèle compagnon : il Tononi di Tonino !

Un instrument qui a 300 ans d'histoire est en quelque sorte traversé, habité par toutes les expériences qui l'ont conduit jusqu'à nous. L'artiste qui acquiert un tel joyau ne devient-il pas lui-même « habité » ? Le fait de jouer sur un instrument comme cela ne modifie-t-il pas un peu la perception que l'on a de la musique et de la pratique instrumentale ?

On a une relation tellement personnelle et tellement passionnée avec un instrument parce ce que les sentiments que l'on partage ensemble sont très intimes : des moments de frustration, de douleur, d'inspiration, de grandes joies. Et de penser que cet instrument a passé entre les mains de tant d'autres musiciens et a partagé tant d'autres aventures, cela nous donne le sentiment que se vit là une existence secrète, souveraine, remplie de sagesse et d'expérience. Il nous regarde et semble nous dire : je suis le chef ici. Pour moi, c'est une grande chose que de pouvoir continuer à faire vivre ces instruments, de ne pas en faire des objets de musée. De cette façon, on garde le lien avec la richesse de notre passé puisqu'on perpétue la tradition par le son et non pas seulement par l'écrit ou les mots. De plus, je crois qu'au contact d'un instrument comme le mien, on prend davantage conscience de notre destin. J'ai conscience de n'être qu'un passant dans la vie de mon violoncelle. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai commandé une œuvre au compositeur Brian Cherney pour souligner les 300 ans du Tononi. Ce sera une œuvre de 300 secondes et j'en ferai la création au concert du 1er octobre.

En votre compagnie le Tononi a aussi beaucoup voyagé. Vous vivez à Montréal depuis 15 ans et vous l'avez trimbalé avec vous lors de vos voyages en Argentine, en Italie, en Suisse, etc. Et maintenant, il s'en retourne dans un lieu qu'il a déjà connu : la Californie !

En effet, je vis maintenant mes dernières semaines « officielles » à Montréal car j'ai accepté un poste d'enseignement à la prestigieuse UCLA (University of California, Los Angeles) et je pars m'établir là-bas avec ma famille. Je serai non loin de Hollywood là où George Neikrug a travaillé avec l'Orchestre MGM. Mais je serai toujours de retour à Montréal car mes enfants y sont nés et j'y ai beaucoup de liens professionnels.

 


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