Le Cantique des cantiques de Palestrina Par Françoise Davoine
/ 31 janvier 2003
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Interview accordée par Christopher Jackson à Françoise
Davoine, au micro de l'émission Radio-Concerts
C'est toute une aventure que d'aborder Le Cantique des cantiques et je pense que c'est une aventure qui a intéressé
beaucoup de musiciens, non ?
On voit des motets écrits sur ces textes-là par des compositeurs comme
Victoria, Guerrero et par de nombreux autres musiciens de l'époque, surtout des
Espagnols en fait. Il faut croire que l'on utilisait ces textes à l'intérieur de
différentes célébrations liturgiques à l'époque, surtout celles associées à la
Vierge. On connaît aussi les textes que Monteverdi a si bien mis en musique,
Nigra sum et Pulchra es, qui sont intercalés entre les grands
psaumes des Vêpres de la Vierge. Ce sont des textes extraits du
Cantique des cantiques.
Comment explique-t-on que des compositeurs de musique religieuse se
soient intéressés autant à des textes qui sont quand même, au départ, très
païens et très érotiques aussi ?
J'ai étudié plusieurs sources d'interprétation et ce qui m'intéresse, c'est
de savoir comment on considérait ce texte aux XVIe et XVIIe siècles. Je pense
que c'est probablement dans les écrits de saint Thomas d'Aquin qu'on trouve
réponse à ces questions. C'est cette sorte de pensée-là qu'on appliquait à la
compréhension de textes comme Le Cantique des cantiques.
Mais les mots sont là, on ne peut pas effacer les textes. Même si on veut
en avoir une vision pure...
Bien sûr, ce sont des textes
carrément érotiques et il est assez étonnant de voir jusqu'à quel point l'Église
les acceptait parce qu'on les voit apparaître souvent dans les différentes
liturgies associées à la Vierge. Plus récemment, on a interprété ces textes-là
comme étant, disons, la prophétie de l'amour du Christ pour l'Église, mais je
pense qu'il s'agit là d'une interprétation plus contemporaine. Cette façon de
voir n'était pas aussi forte à l'époque de Palestrina qu'elle l'est aujourd'hui
et depuis le XIXe siècle.
Comment se situe Le Cantique des cantiques de
Palestrina par rapport aux essais ou aux oeuvres des autres compositeurs
?
Il a été composé pendant la
deuxième moitié du XVIe siècle, donc à une époque déjà riche de toutes sortes de
musiques de nature programmatique. Les madrigaux existaient déjà et un
compositeur comme Gesualdo, par exemple, était déjà à l'oeuvre en cette fin de
siècle. Palestrina était plutôt indépendant. Il incluait des aspects
programmatiques dans ses oeuvres, mais pas de façon aussi ouverte et évidente
que certains de ses contemporains. C'était plutôt implicite dans ce qu'il
faisait : quand on parlait du ciel, la ligne mélodique montait ; quand il était
question de la terre, la ligne descendait – cette sorte de pratiques courantes
que tout le monde appliquait et qu'il était mal vu de ne pas suivre.
Il avait quand même plus d'imagination que cela, non ?
Bien sûr ! Mais il n'y a pas tellement de moments extrêmes chez Palestrina,
pas d'émotions terribles. On ne ressent pas cela chez lui, il s'exprime plutôt à
l'intérieur d'un contrepoint extrêmement bien fait, très fin, très noble, digne.
Mais il ne se sert pas des procédés expressifs (en anglais on dit « expressive
devices ») que l'on retrouve ailleurs à l'époque, chez bien d'autres
compositeurs. Par exemple, il est beaucoup question de seins dans Le Cantique
des cantiques, dans les éloges à la bien aimée. À un moment, entre les seins de
la Sulamite, il y a des fleurs qui poussent et le compositeur y fait
correspondre deux lignes mélodiques qui s'imitent avec un contre-sujet à
l'intérieur. À d'autres endroits dans la partition, les courbes mélodiques
montent puis descendent, décrivant ainsi la forme graphique de deux seins. C'est
ce genre de choses que l'on voit chez Palestrina, ce n'est pas extraverti comme
cela peut l'être chez d'autres madrigalistes de l'époque.
Le Cantique des cantiques est une musique assez
subtile, mais magnifique par contre, un chef d'oeuvre musical et contrapuntique
d'une écriture très dense mais en même temps très claire. On note toujours chez
lui cette écriture limpide, qui coule, et dont les mélodies semblent avoir de
tout temps existé...
Mais pour que l'on puisse entendre 29 motets, à la suite les uns des
autres – c'est tout de même considérable – j'imagine qu'il faut jouer sur les
contrastes...
Il y a une organisation,
encore qu'assez subtile. Palestrina regroupe les 11 premiers motets autour d'une
zone modale – tonale qui est le mode dorien, le premier mode. Ensuite, il y a
une deuxième tranche organisée autour du mode mixolydien et une troisième autour
du mode éolien. Il y a donc des mouvements, des « zones » d'atmosphères et de
couleurs modales selon ces différents groupes.
Comme chef de choeur, quelle est la plus grande difficulté d'un recueil
comme Le Cantique des cantiques ?
Le défi le plus important est
peut-être de bien communiquer aux chanteurs les intentions derrière cette
musique, intentions que l'on doit partager ensemble lors de l'exécution. Et de
bien faire ressentir ces intentions. Comme cette musique ne possède pas de
repères aussi faciles et évidents que celle d'un Marenzio, Gesualdo, Giaches de
Wert ou d'autres madrigalistes de l'époque, l'expression doit se concentrer sur
le matériau musical, la structure, l'architecture. En même temps, elle doit
livrer une intention bien claire, un mélange de ce que la musique fait
naturellement et de ce que le texte nous invite à faire. Ce texte n'est pas
évident ! Il est souvent carrément érotique, une grande chanson d'amour. Mais on
sait très bien que les gens ne l'interprétaient pas de façon profane mais bien
de façon spirituelle. Alors, c'est un défi que de trouver les bonnes réponses à
toutes ces questions...
Palestrina a écrit au Pape Grégoire XIII une dédicace assez
intéressante dans laquelle il dit « qu'il y a beaucoup trop de poèmes qui ont
comme sujet l'amour mais d'un genre qui est étranger à la foi chrétienne ».
Alors, cette manière de rester réservé était-elle pour lui une façon de sublimer
l'érotisme, la sexualité ?
Non, je pense que la compréhension courante de ces pièces-là se faisait à
travers une lentille spirituelle. Il s'agit, en quelque sorte, de madrigaux
spirituels. Mais il est certain que Palestrina ne s'est pas trahi d'une manière
ou d'une autre dans cette oeuvre-là. L' homme est resté fidèle à lui-même. Il se
sentait à l'aise dans la construction de chefs-d'oeuvre de contrepoint et il
nous donne ce qu'il sait faire de mieux dans ce domaine. Je pense que là où il
prenait le plus de plaisir, c'était dans la construction d'édifices musicaux –
et c'est pour cela aussi que Bach était mystifié par Palestrina. Prenez, par
exemple, la Messe Ut re mi fa sol la que nous avons enregistrée,
une messe basée sur l'hexacorde. Il a fait des choses absolument incroyables
dans cette oeuvre : des édifices, littéralement ! L'architecture l'intéressait
véritablement, plus que tout le reste.
Mais, alors, si l'on écoute Le Cantique des cantiques, texte en main, ne risque-t-on pas d'être déçu par cette réserve
?
Je ne pense pas, non. Il faut
bien comprendre le texte dans le contexte, dans l'ambiance, dans l'atmosphère.
Je ne crois pas qu'il y ait une dissonance entre ce texte et la musique de
Palestrina. Créer le bon environnement est un défi important pour les
interprètes. Pour moi, c'est un environnement sacré et non pas profane. Si on
essaie de faire quelque chose de profane et d'éclaté avec cette oeuvre, on fait
fausse route. Il y aurait vraiment dissonance entre le matériel musical, tel
qu'il est écrit, et ce qu'on veut en faire. On a toujours le même problème quand
on fait de la musique ancienne et surtout de la musique liturgique : une
tendance à interpréter les textes bibliques ou liturgiques à travers notre
lentille d'aujourd'hui. Mais ce n'est pas cela qu'il faut faire. Ces textes-là
étaient compris d'une toute autre façon, souvent très mystique, et relèvent plus
de l'interprétation d'anciens théologiens comme saint Thomas d'Aquin et
d'autres. C'est là que l'on peut commencer à comprendre pourquoi telle musique
religieuse était écrite de telle façon. Alors, il faut plus gratter davantage la
surface avec cette musique-là qu'avec, par exemple, une musique plus tardive
pour laquelle la tradition est ininterrompue. On a encore des liens avec le XIXe
siècle, c'est plus facile pour nous, c'est une connaissance commune, ce qui
n'est plus le cas lorsqu'on aborde un répertoire plus ancien.
Transcription et rédaction : Frédéric Trudel, recherchiste à l'émission
Radio-Concerts.
L'émission RADIO-CONCERTS vous propose Le Cantique des cantiques de Palestrina
Le lundi 10 février 2003 à 20 h, en direct de la salle Pierre-Mercure du
Centre Pierre-Péladeau, la Chaîne culturelle de Radio Canada présente le
Cantique des cantiques de Palestrina. Ce concert inspirant est interprété par le Studio
de musique ancienne de Montréal sous la direction de Christopher Jackson. De
plus, afin de souligner la beauté des textes, Jean-François Casabonne lira
pendant la soirée quelques-uns des plus beaux extraits de l'oeuvre.
Animation : Françoise Davoine
| Réalisation : Claire Bourque | Réalisation-coordination : Odile
Magnan
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