Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen : luminosité intemporelle Par Lucie Renaud
/ 1 avril 2002
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« Aucun musicien occidental n'a à ce point
compté sur l'organisation "naturelle" des notes et des idées. » Seiji
Osawa
Cet article est réalisé grâce à la collaboration de la
Chaîne culturelle de Radio-Canada
Olivier Messiaen,
le compositeur français contemporain le plus admiré, à défaut d'être entièrement
compris, occupe une place unique au panthéon des artistes du xxe siècle. Pédagogue incomparable dont la classe très
courue d'analyse et d'esthétique musicale a révélé à eux-mêmes les Boulez,
Xenakis, Stockausen ou, plus près de nous, Gilles Tremblay, son influence sur
plusieurs générations de compositeurs reste perceptible encore aujourd'hui, 10
ans après son décès, en avril 1992.
Foi, amour, nature
Trois grands
thèmes traversent l'oeuvre de Messiaen : la foi catholique, constituant
intrinsèque de toutes les compositions de celui qui affirmait « être né croyant
», l'amour humain, symbolisé par le mythe de Tristan et Yseult, et la nature,
inspiratrice suprême qui le pousse à intégrer de façon toujours plus expressive
les chants d'oiseaux à sa musique.
La foi catholique
constitue le moteur le plus puissant de la vie artistique de Messiaen. Cette
conviction profonde reste apparente dans toutes ses oeuvres, même celles qu'on
pourrait croire éloignées d'un sujet religieux. Il expliquait lui-même dans un
entretien que les vérités théologiques de la foi catholique sont « le premier
aspect de son oeuvre, le plus noble, sans doute le plus utile, le plus valable,
le seul, peut-être, qu'il ne regrettera pas à l'heure de sa mort » (tel que cité
dans Olivier Messiaen de Halbreich). Soulignons que
Messiaen parle bien de vérités théologiques et non de mysticisme. Tous ses
grands ouvrages offrent en préface des analyses musicales, mais également des
commentaires théologiques extrêmement poussés, toujours soutenus par des
références d'une grande précision.
Pendant la période
s'échelonnant entre 1936 et 1948, l'amour sacré coexiste avec l'amour profane,
deux facettes de la quête d'absolu qui anime le compositeur. Un sommet du genre
est atteint entre 1945 et 1948 avec sa « trilogie de Tristan et Yseult »,
composée de Harawi (1945), de la monumentale Turangalîla-Symphonie (1946-1948) et des Cinq rechants (1948). Le commentaire de Messiaen en
préface de la Turangalîla-Symphonie clarifie
parfaitement sa conception. « C'est l'amour fatal, irrésistible, qui transcende
tout, qui supprime tout hors de lui, tel qu'il est symbolisé par le philtre de
Tristan et Yseult. »
L'idéal de
Messiaen pourrait se résumer ainsi : composer de la musique comme la Nature
l'aurait fait, sans intervention humaine. Les oiseaux, qu'il appelle « ses
premiers et ses plus grands maîtres » ou « nos petits serviteurs de
l'immatérielle joie », ont toujours fasciné Messiaen. Après les avoir étudiés
auprès d'éminents ornithologues qui sont devenus ses amis, il reconnaît à
l'oreille la plupart des espèces qui vivent en France. On retrouve dans son
oeuvre plus de 300 chants d'oiseaux, dont 77 dans le seul Catalogue d'oiseaux. Le Quatuor
pour la fin du Temps intègre pour la première fois à son langage musical le
chant des oiseaux, et ce, dès les premières mesures. Le troisième mouvement, «
Abîme des oiseaux », long solo de clarinette, reste un sommet du genre,
opposition entre l'abîme du temps et la vitalité d'oiseaux
imaginaires.
Rythme
Le rythme possède
une vie propre dans l'oeuvre de Messiaen. Celui qui se qualifiait lui-même de «
compositeur de musique et rythmicien » a su remettre en question les fonctions
de pulsation, de métrique et de tempo, transformant les acquis rythmiques en un
langage nouveau et totalement original. Ses connaissances approfondies de la
musique indienne lui ont permis de dissocier presque entièrement la pulsation de
la métrique, qui devient ainsi « amesurée », fondée sur « le sentiment d'une
valeur brève et de ses multiplications ». Il va jusqu'à considérer le rythme
comme la partie primordiale et peut-être essentielle de la musique,
vraisemblablement préexistant à la mélodie et à l'harmonie, et avoue avoir une
préférence secrète pour cet élément, comme il l'expliquait à Claude Samuel dans
Entretiens avec Olivier Messiaen.
Couleur
Plus que tout,
Messiaen reste un musicien de la couleur. La correspondance couleur-son vient
rejoindre un symbolisme personnel et hante toute sa production. Pour lui, par
exemple, les notes la-do#-mi évoquent le bleu avant de constituer l'accord de la majeur. Les pochettes des enregistrements de ses
oeuvres, qu'il supervisait toujours avec attention, laissaient d'ailleurs une
large place à la couleur, surtout aux tons de bleu et d'orangé, qu'il
affectionnait particulièrement. Il explique dans sa Conférence de Notre-Dame que « chaque complexe de sons,
ou accord, possède 12 combinaisons de couleurs correspondant à ses 12
transpositions possibles dans la gamme chromatique » (qui revêt ici les deux
significations, tant celle de la couleur que celle des intervalles
musicaux).
Le Quatuor pour la fin du Temps est la première grande
oeuvre dont la couleur soit le sujet même. Messiaen avait connu de nombreuses
expériences de synopsie, un dysfonctionnement des nerfs optique et auditif par
lequel les sons causent la perception de couleur. Si plusieurs créateurs ont
utilisé la mescaline pour induire artificiellement cette forme de synesthésie,
Messiaen a plutôt connu ces états hallucinatoires sous l'emprise du froid et de
la faim, alors qu'il était prisonnier des Allemands pendant la Deuxième Guerre
mondiale au Stalag VIII A, à Görlitz, en Silésie.
Le quatuor
L'oeuvre comporte
huit mouvements qui n'ont pas été écrits dans l'ordre. Le premier, « Liturgie du
cristal », avait ainsi été esquissé avant la captivité de Messiaen, mais pour
une instrumentation différente. « Louange à l'éternité de Jésus » (cinquième
mouvement) et « Louange à l'immortalité de Jésus » (dernier mouvement) sont
plutôt des transcriptions de Fête des belles eaux et
du Diptyque pour orgue, reconstituées de mémoire.
L'« Intermède » (quatrième mouvement) et « Danse de la fureur pour les sept
trompettes » (sixième mouvement), qui réunit en un tour de force rythmique les
quatre instruments à l'unisson, la seule allusion de l'oeuvre à l'aspect
cauchemardesque de l'Apocalypse, furent rédigées en premier.
Ces huit morceaux
contrastent autant par leurs dimensions et leur caractère que par leur
instrumentation. Le quatuor complet n'est présent que dans les premier et
sixième mouvements, au début et à la fin du deuxième mouvement (« Vocalise »,
pour l'Ange qui annonce la fin du Temps) ainsi que dans certains épisodes du
septième mouvement (« Fouillis d'arcs-en-ciel », pour l'Ange qui annonce la fin
du Temps). Le troisième mouvement, tel que mentionné précédemment, est un solo
de clarinette. Les deux louanges sont des duos et le quatrième mouvement, l'«
Intermède », un charmant petit scherzo en trio sans piano. Messiaen justifie le
chiffre de huit mouvements par cette explication : « Sept est le nombre parfait,
la création de six jours sanctifiée par le sabbat divin ; le sept de ce repos se
prolonge dans l'éternité et devient le huit de la lumière indéfectible, de
l'inaltérable paix. »
Le compositeur
lui-même précise que « le langage musical de l'oeuvre est essentiellement
immatériel, spirituel, catholique. Des modes, réalisant sur les plans mélodique
et harmonique une sorte d'ubiquité tonale, y rapprochent l'auditeur de
l'éternité dans l'espace ou l'infini. Des rythmes spéciaux, hors de toute
mesure, y contribuent puissamment à éloigner le temporel. [...] Le temps –
mesuré, relatif, physiologique, psychologique – se divise de mille manières,
dont la plus immédiate pour nous est une perpétuelle conversion de l'avenir en
passé. Dans l'éternité, ces choses n'existeront plus. »
L'en-tête de la
partition porte la citation suivante de l'Apocalypse de saint Jean : « Je vis un
ange plein de force, descendant du ciel, revêtu d'une nuée, ayant un arc-en-ciel
sur la tête. Son visage était comme le soleil, ses pieds comme des colonnes de
feu. Il posa son pied droit sur la mer, son pied gauche sur la terre, et, se
tenant debout sur la mer et sur la terre, il leva la main vers le ciel et jura
par Celui qui vit dans les siècles des siècles, disant : Il n'y aura plus de
Temps ; mais au jour de la trompette du septième ange, le mystère de Dieu se
consommera. »
En concert
Le violoncelliste
Yegor Dyachkov se joindra au Trio Contrastes pour interpréter l'oeuvre dans le
cadre des Radio-Concerts du Centre Pierre-Péladeau. Le Quatuor est pour lui une oeuvre extraordinaire,
incroyable, qui dépasse les bornes par sa charge spirituelle, par sa forme
inhabituelle, par l'instrumentation inédite, qui demande aux interprètes un
engagement constant. » Le lendemain, les pianistes Louise Bessette et Hakon
Austbo s'attaqueront à une autre oeuvre maîtresse du répertoire, Visions de l'Amen.
Quelques repères bibliographiques pour mieux comprendre le
compositeur
- Harry
Halbreich. Olivier Messiaen. Collections Musiciens
d'aujourd'hui, Éd. Fayard/ SACEM, 1980. Un livre de plus de 500 pages,
extrêmement touffu et qui fait le point sur les oeuvres d'avant 1979 de
Messiaen.
- Claude Samuel.
Entretiens avec Olivier Messiaen. Éd. Belfond,
1967. Autoportrait saisissant du compositeur.
- Le Monde de la musique, édition octobre
2001.
Quelques enregistrements Quatuor pour la fin du Temps
- L'Ensemble
Amici a publié tout récemment une version toute en subtilités du Quatuor. Naxos 8.554824 (critique dans La Scena Musicale de novembre 2001)
- Mentionnons
également la version de Michel Béroff (piano), Gerrase de Payer (clarinette),
Erich Gruenberg (violon) et William Pleeth (violoncelle) sur étiquette EMI.
CDM 763947-2
Genèse de l'oeuvre
Considéré à juste
titre comme un des sommets de la musique de chambre du xxe siècle, le Quatuor pour la
fin du Temps a été écrit en 1941 dans des conditions de privation extrême.
Dans un entretien radiophonique avec Georges Nicholson à
l'émission Les musiciens par eux-mêmes, entendue en 1988 sur les ondes de la
Chaîne culturelle de Radio-Canada, Messiaen raconte comment il a commencé à
écrire son quatuor, grâce à un officier allemand qui lui a fourni du papier à
musique et des crayons : « Il faut vous dire que se trouvaient, en même temps
que moi, au même stalag, le clarinettiste Henri Akoka, le violoniste Jean le
Boulaire et le violoncelliste, très célèbre, très connu, Étienne Pasquier, qui
faisait partie du Trio Pasquier. Alors, j'ai écrit pour eux et pour moi-même,
qui devais tenir la partie de piano, ce quatuor pour violon, clarinette,
violoncelle et piano. C'était les gens que j'avais à côté de moi. Mais je l'ai
écrit absolument sans instrument, n'ayant absolument aucun moyen de
vérification, uniquement par l'audition intérieure. Je suis très fier parce que
je n'y ai rien changé et je crois que c'était bien puisque je n'ai rien eu à
changer. Mais je ne l'ai pas entendu, sauf trois jours avant ma libération : les
officiers allemands ont décidé, puisque j'avais fait cette oeuvre en captivité,
qu'on allait la donner pour les camarades de captivité. Alors, on a réuni, dans
un immense bloc, malgré le froid intense et tout, on a réuni, je ne sais pas,
moi ! 10 000 personnes de toutes les classes de la société, des ouvriers, des
prêtres, des médecins, des directeurs d'usine, des professeurs de lycée, enfin
des gens de tous genres et de tout poil, et on a donné pour eux ce quatuor –
très mal, c'était horrible. Moi, j'avais un piano droit dont les touches
s'enfonçaient et ne voulaient pas se relever. Quand j'avais fait un trille, il
fallait que je reprenne les touches à la main pour qu'elles remarchent. Le
pauvre Akoka avait une clarinette dont une des clefs avait fondu à côté d'un
poêle, et le pauvre Pasquier jouait sur un violoncelle à trois cordes.
Heureusement, il avait l'ut grave. Sans cela il
n'aurait pas pu jouer du tout. Eh bien ! malgré ces circonstances abominables,
nous avons joué, et je ne sais pas si le public a compris, parce que ce n'était
pas des connaisseurs en musique, mais c'était des gens malheureux comme nous.
Ils ont été tout de même touchés parce qu'ils étaient malheureux et que nous
étions aussi malheureux et que c'était une oeuvre faite par un compagnon de
captivité, et ça a été, je crois, le plus beau concert de toute mon existence.
»
La Chaîne culturelle de Radio-Canada rend hommage à Olivier
Messiaen et présente deux concerts à l'occasion de 10e anniversaire de sa mort.
Le vendredi 26
avril à 13 h, Entrée libre présente Quatuor pour la fin du temps avec le Trio Contrastes et
le violoncelliste Yegor Dyachkov, et à 20 h, à l'émission Radio-Concerts, Visions de
l'Amen avec les pianistes Louise Bessette et Hakon Austbo.
Animation :
Françoise Davoine / Réalisation-coordination : Odile Magnan
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