«.Quand j’ai constaté la stature de Graupner, je n’avais
plus qu’une seule envie : le jouer! »
L
e soir du 3 février, la claveciniste Geneviève Soly aura des papillons dans l’estomac quelques instants avant d’entrer en scène. On pourrait associer ce symptôme à une nervosité pré-concert bien compréhensible, mais ce sera plutôt parce que l’exubérante directrice artistique de la société de musique baroque Les Idées heureuses ne pourra se retenir un instant de plus de partager avec le public de la salle Pierre-Mercure son enthousiasme pour les œuvres du très prolifique compositeur allemand Christoph Graupner, contemporain du grand Bach et ami proche de Händel, pourtant totalement méconnu, même des musicologues les plus instruits.
Il arrive régulièrement que les spécialistes du baroque dénichent de nouvelles partitions (on peut mentionner ici le Gloria récemment exhumé de Händel) en fouillant dans les bibliothèques universitaires ou les musées. Geneviève Soly caressait, depuis plusieurs années, le rêve de s’arrêter quelques mois pour pouvoir se concentrer sur la recherche d’un nouveau répertoire pour le clavecin. À l’automne 2000, elle entreprend donc des recherches qui la mènent à la bibliothèque Beinecke (livres rares et manuscrits) de l’Université Yale, qui possède une collection très importante de manuscrits du cercle de Bach. « On le sait, il y a beaucoup de musique qui attend dans les bibliothèques, explique-t-elle. Le monde baroque a besoin de gens pour faire ce travail, une équipe qui comprendrait autant les chercheurs, les musicologues et les musiciens interprètes que les éditeurs, les compagnies de disques et les directeurs de festival. »
Au souvenir de cette journée de novembre, ses yeux pétillent : « Je m’en rappellerai toute ma vie. Dans le même après-midi, j’ai fait deux découvertes majeures : j’ai déniché L’Art de toucher le clavecin dans son propre caractère de Monnier le cadet, un traité français de clavecin datant de 1768, jamais publié, qui avait échappé à la connaissance de tous les musicologues. Il y avait également deux cartes qui mentionnaient des partitas pour clavier datant de 1718 de Christoph Graupner.» Elle met la main sur ces œuvres le lendemain. « Je suis tombée à la renverse », soutient-elle plusieurs mois après l’onde de choc initiale. « Il y avait une préface en allemand, que j’ai pu déchiffrer à 30 ou 40 %, qui me semblait intéressante (Mme Soly s’est remise à l’étude intensive de l’allemand depuis) et qui traitait du passage du pouce, des traits, des détails techniques. Le manuscrit était d’une qualité remarquable, fait avec un très grand soin. J’ai passé la matinée à lire la partition mentalement et j’allais d’étonnement en étonnement. Je découvrais du même coup 80 pièces (8 partitas composées de 10 mouvements chacune) que je ne connaissais pas!» La bibliothécaire, voyant son intérêt marqué pour la collection, lui annonce qu’un deuxième groupe de partitas, datant de 1722, se trouve en bibliothèque : les Monatliche Clavir Früchte (Fruits mensuels pour clavecin), liés aux mois de l’année.
Le mois suivant, elle déniche à Paris une édition en fac-similé (publiée en 1993 par Fuzeau) de 17 partitas de Graupner. Malgré une lecture rendue un peu ardue par l’utilisation systématique de la clef de do première ligne dans la main droite (plutôt que la clé de sol), une calligraphie irrégulière du copiste et plusieurs erreurs de texte, elle découvre avec surprise « une musique d’une grande qualité et très variée ». En février, elle reçoit les photocopies, commandées à Yale, des deux recueils de partitas. « Je me suis mise au clavecin et j’ai “capoté raide” », laisse-t-elle échapper en riant. « Si Graupner avait été un compositeur mineur mais intéressant, j’aurais fait le recensement de ses œuvres pour clavier, j’aurais écrit un article et j’aurais poursuivi mes recherches. Quand j’ai constaté la stature du compositeur, je n’avais plus qu’une seule envie : le jouer!»
Les œuvres de Graupner sont en fait très nombreuses (presque 2000) mais peu publiées en édition moderne (la plupart des manuscrits se trouvent à la bibliothèque de Darmstadt). On dénombre ainsi 113 symphonies, 85 suites, 8 opéras, 1418 cantates religieuses (dont seulement 17 ont été publiées, en 1926), 24 cantates profanes (aucune n’a été publiée), 66 sonates, 44 concertos (pour un à quatre instruments, particulièrement pour les vents) et environ 40 partitas pour clavecin (que personne, avant Mme Soly, î’avait pris le temps d’étudier). Au service de la cour de Darmstadt, Graupner travailla sans relâche comme claveciniste soliste et accompagnateur, copiste, professeur, chef d’orchestre, compositeur et directeur de la musique de chambre.
Graupner a tout de suite pris une place importante dans la vie de Geneviève Soly : « Il aurait fallu que j’arrête le temps pour lire ces 40 partitas, explique-t-elle. Il faut absorber la musique, la digérer, revenir, faire des rapports entre les pièces, comprendre la structure des suites. » N’ayant aucune indication, elle a dû décider des tempi, de l’articulation, du style et du caractère. « Je suis devenue fébrile, je ne parlais plus que de cela à mon entourage, convient-elle. La richesse d’invention, l’originalité, la connaissance des styles nationaux : Graupner connaissait manifestement son métier. »
À force de côtoyer sa musique quotidiennement et de s’investir totalement dans le processus, elle en est presque venue à considérer Graupner comme un alter ego, un confident, un ami « avec lequel je jouerais à la balle. Son esprit ludique est tellement présent que j’ai l’impression de retomber en enfance en jouant ses œuvres pour clavecin. C’était un homme qui avait un plaisir évident à jouer. Plusieurs de ses œuvres sont extrêmement digitales, très virtuoses. Le plaisir physique de la digitalité qui en découle relève plus de l’improvisation que de la composition contrôlée. »
L’homme qu’elle a découvert derrière la musique l’envoûte totalement. De nombreux parallèles peuvent d’ailleurs être établis en comparant les qualités du compositeur allemand et celles de la claveciniste montréalaise : intégrité, honnêteté, amour du travail bien fait, minutie, originalité, facilité pour l’instrument, imagination débordante, esprit de synthèse poussé et modestie. « J’aime l’homme, admet-elle, parce que sa démarche est intimement liée à la mienne. La méticulosité dans sa copie me fait dire que c’était certainement un homme modeste. Il prenait son métier très au sérieux, mais ne se prenait pas pour quelqu’un d’autre. »
L’engouement du début s’est rapidement mué en un projet
global. Au cours des cinq prochaines années, Mme Soly inclura la musique de
Graupner (pas seulement les œuvres pour clavier) au programme des concerts des
Idées heureuses, enregistrera plusieurs partitas pour la maison de disques
Analekta (le premier disque, une première mondiale, vient tout juste de sortir),
donnera des conférences dans les symposiums de musicologues et éditera, l’année
prochaine, aux éditions Fuzeau, un fac-similé de la collection trouvée à Yale.
Elle caresse aussi le rêve de publier ces œuvres en édition moderne, notes
critiques à l’appui, pour les rendre plus accessibles aux étudiants. « Je suis
convaincue que, d’ici dix ans, la plupart des gens connaîtront le nom de
Graupner. La décennie qui vient lui appartiendra. On en parlera comme on parlait
de Marc-Antoine Charpentier dans les années 1960 ou de Vivaldi quand on l’a
découvert dans les années 1930, et j’en serai très fière. » Comme à son
habitude, elle commentera avec générosité les œuvres que le public découvrira le
3 février. « Je ne regarderai pas ma montre, promet-elle. Qui m’aime me suive! »
Si la réponse s’avère aussi éclatante que celle que lui réservait le public
torontois lors de son récital solo consacré à Graupner l’automne dernier, elle
pourra s’émerveiller en constatant que, grâce à elle, des œuvres sont passées de
l’ombre à la lumière.