« Il n’y a qu’une façon de faire ce métier-là : avec
cœur et avec foi. »
L
a maison de disques indépendante Analekta, spécialisée dans le répertoire classique, célébrera, sans tambour ni trompette, son quinzième anniversaire en février. Elle est parmi les rares « indépendants», comme on les appelle dans le métier, à avoir su rester à flot financièrement. Aux commandes de l’entreprise se trouve Mario Labbé, dynamo de 48 ans, les deux pieds sur terre – mais grimpant parfois les plus hauts sommets alpins dans ses temps libres –, un pragmatique qui ne s’excuse pas de ses succès, mais qui s’insurge contre le monolithisme de la musique classique.
Avant de fonder la compagnie Analekta (étymologiquement « recueil d’œuvres de choix »), Mario Labbé était l’imprésario le plus occupé de sa génération, produisant environ 300 spectacles par année au Canada, dont 80 à la seule Place des Arts de Montréal. Compagnies de ballet (entre autres, le Kirov et la troupe de Martha Graham). Comédies musicales et concerts classiques étaient autant de centres d’intérêt pour ce touche-à-tout. En 1987, il essuie une première rebuffade, de la part d’une multinationale du disque (qu’il refuse, fort élégamment, de nommer) qui, à cause de son nouveau président et malgré le contrat qu’elle avait signé l’année précédente avec la violoniste Angèle Dubeau, affirme unilatéralement qu’elle ne s’occupera plus d’artistes « régiony´ux ». Un peu dépité, Labbé propose néanmoins à Angèle Dubeau d’entrer en studio et « s’arrange avec les détails techniques ». Il repart en croisade avec, dans ses bagages, le produit fini et le premier enregistrement numérique du Chœur de l’Armée rouge. Un nouveau refus survient de la part des multinationales, qui ne se laissent nullement impressionner. Mais Mario Labbé n’est pas homme à se laisser abattre. Il signe une entente de distribution avec son ami Rosaire Archambault, ajoute un troisième enregistrement à son catalogue (la trame sonore du Maître de musique de José Van Dam) et réinvestit au fur et à mesure les profits générés. Bilan des ventes de ces trois disques la première année : 125 000 copies!
Les débuts d’une nouvelle entreprise ne sont pourtant pas roses tous les jours. Pour réussir à ne pas être engloutie par les multinationales, une compagnie indépendante doit se démarquer, se donner une vocation, « un créneau ». Mario Labbé décide donc de tabler sur les artistes canadiens : «valeur sûre sur laquelle on pouvait compter ». Il rencontre d’autres producteurs indépendants (parmi ceux-ci : Michel Garcin de chez Erato, l’étiquette française), dévore magazines et ouvrages spécialisés et fait un premier saut au MIDEM de Cannes, la Mecque de l’industrie. Il s’entoure également de spécialistes, notamment de preneurs de son, techniciens hautement qualifiés « aux oreilles en béton » et qui savent se tenir à l’affût des nouvelles technologies.
Même si la nostalgie n’est pas le fort du bouillonnant président («Je n’ai pas le temps!»), il réfléchit longuement quand on lui demande de nommer ses enregistrements incontournables, ceux, produits chez Analekta, qui continuent de l’émouvoir. « Si je remonte dans le temps, je devrai évidemment choisir le premier disque du Chœur de l’Armée rouge. » Il ajoute également sur sa liste le Ravel d’André Laplante : « Une interprétation qui n’a été dépassée par personne, selon moi »; la réédition des sonates de Beethoven d’Anton Kuerti (qu’il essaie de convaincre, ces temps-ci, de retourner en studio pour une nouvelle intégrale); les premier (Vivaldi) et second (Händel) disques de la soprano Karina Gauvin; l’enregistrement Mozart de la soprano Lyne Fortin et quatre enregistrements de celle qui est devenue sa tendre moitié : Angèle Dubeau (Telemann, Sibelius, ainsi que les premier et dernier disques de La Pietà). « Oh! et un tout nouveau, ajoute-t-il vivement, celui du pianiste Alain Lefèvre : les Moments musicaux.de Rachmaninoff et les Tableaux d’une exposition de Moussorgsky. Selon moi, le Rachmaninoff de Lefèvre est aussi fort que le Ravel de Laplante.»
Après environ 300 enregistrements, plusieurs disques d’or (La Ronde des berceuses, Cantus Mariales et Berceuses et jeux interditsy´se sont vendus à plus de 50 000 copies, un record pour un disque classique) et moult distinctions tant nationales (Félix, Juno) qu’internationales, on pourrait croire qu’Analekta se repose sur ses lauriers. C’est bien mal connaître le marché du disque classique, récemment en sérieuse perte de vitesse. « On va vivre la dématérialisation du support », annonce Mario Labbé, fataliste. « Le grand défi des années 2000 sera la disparition prochaine des CD. Chose certaine, la musique va continuer d’entrer dans nos foyers. Avec les bandes passantes qui augmentent leurs capacités toutes les semaines, on va finir par avoir accès à toute la bibliothèque enregistrée du monde, avec une simple commande informatique. Je pense toutefois que nous allons continuer à vendre de la musique sur support matériel, CD ou DVD, parce que, comme pour un livre, on veut posséder ce que l’on aime beaucoup. Mais peut-être la prochaine génération s’en moquera-t-elle éperdument… »
Il se sent prêt à négocier le virage qui s’annonce en
élargissant les sphères d’activités de la compagnie. Ainsi, Analekta s’occupe
déjà de la carrière de l’humoriste Daniel Lemire. La boîte a également coproduit
plusieurs émissions de télévision et des concerts. Des fonds importants ont
aussi été injectés cette année dans le site Web, , qui,
en partenariat avec Archambault, offre aux mélomanes la possibilité de faire
leurs achats de disques en ligne. « J’ai de moins en moins l’impresïion que nous
resterons strictement une maison de disques. À l’instar des multinationales,
nous deviendrons une maison d’ “entertainment” en musique classique. Je suis là
pour rester, prévient-il. Il n’y a qu’une façon de faire ce métier-là: avec cœur
et avec foi. » Départ vers un nouveau sommet!