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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 4

Le Marteau sans maître : Premières lettres de noblesse du sérialisme

Par Pierre Grondines / 1 décembre 2000

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J’ai un tempérament qui essaie de fabriquer des règles pour avoir le plaisir de les détruire plus tard.» Le compositeur Pierre Boulez (né en 1925) ne pouvait mieux résumer le chemin qui l’a mené au Marteau sans maître (1954). En parlant ici de «fabriquer des règles», le musicien fait bien sûr référence aux quelques années précédant cette œuvre, années marquées d’intenses recherches théoriques où le compositeur se forge une grammaire musicale nouvelle, nommée sérialisme intégral. Ce sont les années pures et dures jalonnées d’œuvres âpres (Polyphonie X pour 18 instruments, 1951; Structures I pour deux pianos, 1952) où la plume du compositeur se subordonne totalement — et délibérément! — au contenu de matrices rigoureusement prédéfinies. Des années plus tard, Boulez avouera: «Je ne ressens pas dans la plupart des œuvres qui ont été composées à cette époque autre chose qu’un projet satisfaisant d’un point de vue mental.» Le Marteau sans maître, cantate pour voix et six instrumentistes sur des poésies de René Char, constitue l’œuvre où le compositeur a pris ses distances avec la grammaire rigide qu’il s’était tout récemment forgée. Dans cette œuvre, Boulez, s’il ne délaisse pas toute rigueur compositionnelle (loin s’en faut!) s’accorde, selon sa propre expression, maintes indisciplines locales.

René Char

Boulez découvre à l’âge de 21 ans l’œuvre de René Char (1907-1988) pour laquelle il nourrira un intérêt soutenu puisqu’il signera deux cantates sur des poésies de cet auteur (Visage nuptial, 1946 et Le Soleil des eaux, 1948), avant de travailler sur les poèmes du recueil Le Marteau sans maître. Ce recueil de jeunesse, Char l’avait écrit au début des années 1930, alors qu’il partageait pour quelque temps encore la quête surréa-liste des Breton et Michaux. Boulez explique que ce qui lui plaît dans la poésie de Char, «c’est d’abord sa condensation. C’est comme si vous découvriez un silex taillé [... ]: une espèce de violence contenue, non pas une violence avec beaucoup de gestes, mais intérieure, et concentrée sur une expression tendue».

Texte et musique

Boulez dit n’avoir pas suivi la voie traditionnelle de l’illustration musicale, c’est-à-dire la recherche d’équivalents sonores des images contenues dans le texte. (Une audition attentive de la pièce no 5, entre autres, tend cependant à relativiser cette affirmation.) Le compositeur, prenant acte de la brièveté remarquable des poésies de Char, cherche plutôt à établir un nouveau type de rapport texte-musique. Il fait en sorte que la voix chantée énonce les vers assez brièvement, comme dans les pièces nos 5, 6, et 9. La seule exception étant la pièce no 3, «L’artisanat furieux», où la voix abonde en longs mélismes. Avide de faire proliférer son matériau musical, Boulez tire de ces brèves sections chantées des développements, commentaires, etc., destinées aux seuls instruments. Ces «proliférations» instrumentales, ou bien forment des pièces autonomes (pièces nos 1, 2, 4, 7 et 8), ou bien se greffent finement à des interventions vocales dans d’autres pièces (nos 3, 5, 6 et 9). Boulez résume cette démarche en disant des poèmes qu’ils sont la «source fertilisant la musique».

Trois cycles entremêlés

Chacun des trois poèmes du Marteau sans maître se voit dédier plus d’une pièce. Ainsi, «L’artisanat furieux» suscite un cycle de trois pièces comprenant une pièce pour chant et instruments et deux autres purement instrumentales. Contre toute attente cependant, les cycles ne se présentent pas à la suite l’un de l’autre et tout l’ordre des pièces est chambardé. Boulez cherche de la sorte à «rompre avec la forme unidirectionnelle» de la forme musicale ou, si l’on veut, avec la succession habituelle début-milieu-fin du discours musical. Un semblable effort s’observe chez bien des littérateurs du XXe siècle. Si l’auditeur qui aborde Le Marteau sans maître a ainsi l’impression de parcourir un labyrinthe, il est par contre assuré de voir son périple se clore puisque la dernière pièce de l’œuvre, «bel édifice et les pressentiments — double», résume l’œuvre.

Une sonorité neuve

Boulez conçoit pour Le Marteau sans maître un ensemble instrumental inédit s’éloignant radicalement des quatuors, quintettes, etc. de la tradition occidentale: voix alto, flûte alto, alto, guitare, vibraphone, xylomarimba et percussions. Composé d’instruments apparemment hétérogènes, l’ensemble est, en fait, unifié par une continuité de timbre que le schèma ci-dessous résume:

On s’étonnera de voir ici la tessiture médiane à ce point privilégiée. À cet égard, cet ensemble rompt avec la tradition classique — qu’on songe au quatuor à cordes. Cette caractéristique, ajoutée au fait que les timbres de l’ensemble sont assez délicats (à l’exception peut-être du xylomarimba), explique la sonorité inédite du Marteau sans maître.

Cette sonorité est apparue exotique aux premiers auditoires du Marteau sans maître. «J’ai désiré, explique Boulez, manifester l’influence de la culture extra-européenne, à laquelle j’ai toujours été sensible.» Ayant eu accès aux collections sonores du Musée Guimet de Paris grâce à un ami ethnomusicologue, André Schaeffner (1895-1980), Boulez s’était familiarisé autour de 1948 avec les musiques d’Afrique et d’Indochine et projetait même de se joindre à une mission ethnomusicologique dans le Sud-Est asiatique. Si, comme le note Boulez, «le xylomarimba transpose le balafon africain, le vibraphone se réfère au gender balinais, la guitare se souvient du koto japonais», rien dans l’écriture du Marteau ne se rattache cependant à quelque tradition exotique.

Chacun des neuf morceaux composant Le Marteau sans maître emploie une partie différente de l’ensemble instrumental, le compositeur se souvenant en cela de la leçon d’économie du célèbre Pierrot lunaire (1912) de Schoenberg. Instrument le plus présent, la flûte entretient des liens privilégiés avec la voix. Outre un duo dans la pièce no 3 — belle pièce d’anthologie —, flûte et voix participent à une sorte de coup de théâtre poétique dans la pièce no 9. À un certain moment, la voix y chante bouche fermée et, devenue ainsi quasi instrumentale, cède ensuite la place à la flûte, muette jusque-là dans cette pièce. La voix, suivant l’esprit du poème, semble donc se métamorphoser en cette flûte qui figure alors ces «yeux purs dans les bois» qui «cherchent en pleurant la tête habitable». Importantes, quoique utilisées avec parcimonie, les percussions sont associées au cycle bâti d’après le poème «Bourreaux de solitude» où semble se profiler quelque horlogerie menaçante. Leurs interventions, s’immisçant toujours finement entre celles des autres instruments, suggèrent le temps sur lequel rien n’a de prise, mais évoquent à d’autres moments la violence contenue de la «charge de granit rélexe» du «Balancier».

La première du Marteau sans maître eut lieu le 18 juin 1955 à Baden-Baden sous les auspices du 29e Festival de la Société internationale de musique contemporaine. Heinrich Strobel, un organisateur du Festival, dut défendre vigoureusement la canditature de l’œuvre de Boulez contre l’opposition de la section française (!) de la S.I.M.C. Cet exemple de soli-darité transfrontalière aurait été difficilement concevable dans l’entre-deux-guerres et illustre une certaine internationalisation de la musique d’avant-garde dans les années 1950. Accueilli avec enthousiasme, Le Marteau sans maître connaît vite une diffusion internationale et l’aca-démie Charles-Cros récompense en 1957 un enregistrement de l’œuvre, devenu un best-seller de la firme Véga.

Après les œuvres du sérialisme intégral (les Structures, etc.), marquées par un «automatisme» de la mise en œuvre, Le Marteau sans maître se signalait par une véritable éloquence du propos, rendue possible grâce à de salutaires «indisciplines locales». La grammaire sérielle, cessant d’être objet central de l’œuvre, était ici assouplie pour servir efficacement une donnée poétique et la communiquer, condition essentielle d’une œuvre d’art véritable. Ainsi, par une heureuse conjonction, l’ardente quête de libération clamée par les poèmes de René Char trouvait sa pleine réalisation dans Le Marteau sans maître, où l’art de Boulez s’émancipait enfin après ses quelques années d’ «artisanat furieux».


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