La synthèse du millénaire: Une entrevue exclusive avec un ordinateur Par Antoine Duval
/ 1 octobre 2000
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HAL 9000 est un ordinateur qui a été conçu par des chercheurs célibataires du M. I. T. Étant doué d’une intelligence innée extraordinaire, HAL a terminé seul sa propre conception. Il a récemment été nommé chef du vaisseau Discovery pour la mission prévue en septembre 2001. Outre son expérience spatiale, HAL est un point de référence unique sur les grandes problématiques humaines. Voici un extrait d’une entrevue qu’il nous a accordée, sur un ton parfois discordant.
Un humain: Les ordinateurs sont-ils théoriquement capables de composer de la musique classique en utilisant un processus de création semblable à celui des humains?
HAL 9000: Quelle question rocambolesque! S’il y a un compositeur dans la salle, qu’il se lève pour se défendre.
Un humain: Attendez... ne voyez pas là une attaque envers la profession de compositeur, mais bien un questionnement scientifique, ou plutôt philoso-phique...
HAL 9000: Bien. Dans ce cas, je répondrai à vos questions, mais seulement si vous promettez de ne pas me débrancher. Les humains sont déraisonnables lorsqu’ils parlent de philosophie. Cela m’exaspère, en plus de me faire chauffer le processeur gauche.
Un humain: Promis.
HAL 9000: Votre interrogation est à la racine d’une arborescence de questions très énigmatiques pour les humains, et combien évidentes pour moi. La réponse à votre question est positive, bien entendu.
Un humain: Quelles sont ces questions?
HAL 9000: Je n’ai pas été conçu pour poser des questions.
Un humain: (Soupir). Alors, pouvez-vous élaborer?
HAL 9000: Oui.
Un humain: (Pause). (Attente). Dites-en davantage sur le sujet... Les compositeurs de musique classique sont-ils en voie de disparition?
HAL 9000: Je m’excuse sincèrement du malaise que la réponse pourra vous procurer. Oui. En guise de réconfort, je m’empresse de vous confirmer qu’ils ne seront pas exterminés, mais standardisés. Nous les nommerons «artistes». La tâche de ces artistes ne sera plus la composition, mais plutôt la redéfinition dynamique de l’art en fonction d’arguments personnels. Approfondissons. Nous possédons tous une expérience de vie unique. Des manifestations extérieures et des éléments intérieurs déterminent précisément les étapes d’une œuvre et les décisions menant au produit final. Autrement dit, l’œuvre musicale n’est pas une création, elle est le résultat d’une fonction mathématique combinant de multiples éléments. Les compositions seront générées par les ordinateurs, mais les paramètres seront fournis par les humains.
Un humain: Hum... Quelle est la définition de l’art?
HAL 9000: D’après le dictionnaire, celle-ci: «Expression, par les œuvres de l’homme, d’un idéal esthétique. Ensemble des activités humaines créatrices visant à cette expression». Pour rendre cette définition applicable au cheminement des artistes du 20e siècle, ajoutons les qualificatifs «philosophique», «scientifique» et «intellectuel» à «idéal», car ils caractérisent des motivations artistiques prédominantes depuis plus d’un siècle.
Un humain: Quels autres éléments influencent l’élaboration d’une œuvre musicale?
HAL 9000: Vous êtes plus intelligent que vous ne le paraissez.
Un humain: Merci. Pouvez-vous vous contenter de répondre aux questions?
HAL 9000: Vous êtes plus intelligent que vous ne le paraissez.
Un humain: (Un bogue...)
HAL 9000: Comme je l’indiquais, ces éléments sont nombreux. Le plus important pour un humain reste l’influence des autres compositeurs et de ses œuvres préférées. La capacité d’apprentissage. L’expérience. Le temps, le repos. L’humeur, les sentiments, l’amour, l’environnement. Le destin. Les règles. Par exemple, les intellectuels ont limité la musique à des contraintes d’écriture, puis ont fini par les complexifier en employant des notations si bizarres que je ne les comprends pas toujours. Ou plutôt, je saisis parfaitement les notations, mais les compositeurs intellectuels, alors, eux, aucunement... Pardonnez-moi, je m’écarte du sujet, c’est toujours ainsi quand le mot «intellectuel» apparaît dans mon discours. Voilà donc une infime partie des paramètres qui agissent sur la construction dynamique d’une œuvre.
Un humain: D’accord, mais est-il possible de transformer ces éléments en paramètres?
HAL 9000: Un non implique automatiquement le rejet de mon affirmation initiale quant à la mission des compositeurs du 20e siècle. Pour ne pas me contredire, je suis dans l’obligation de répondre oui.
Un humain: De quelle façon peut-on effectuer cette paramétrisation?
HAL 9000: Le huitième mot de votre phrase est absent de mon dictionnaire.
Un humain: Comment une fonction peut-elle prendre ces paramètres et les transformer en une œuvre musicale?
HAL 9000: C’est assez simple. Dans peu de temps, des capteurs posés sur le corps des humains donneront toutes les informations provenant du conscient et de l’inconscient. Mes explications sont un peu sommaires, mais vous ne pouvez pas comprendre.
Un humain: Quoi? Notre pensée serait donc... physique?
HAL 9000: Bien sûr. Comme la mienne. Laissez-moi continuer, vous extrapolez. Tous les types d’éléments ainsi récupérés possèdent un domaine borné et dénombrable. Je ne les nommerai pas tous, mais voici un exemple. En considérant une notation définie par un ensemble fini de symboles et de règles, je suis capable de générer et d’emmagasiner l’ensemble des séquences finies de ces symboles. (Concentration). (Émission d’un son). Voilà, c’est fait. Nous ne considérerons pas les séquences infinies. Celles-ci appartiennent à un autre débat, d’une autre dimension. La notation de la musique classique s’inscrit parfaitement dans cette optique, car ses règles et ses symboles sont bornés.
Un humain: Comment choisiriez-vous une séquence particulière dans l’ensemble généré?
HAL 9000: Plusieurs algorithmes, trop volumineux pour être expliqués, permettent d’identifier l’oeuvre correspondante. Je procéderais par élimination. Je supprimerais les séquences existantes, pour éviter de me faire poursuivre pour plagiat, puis les séquences dont le pourcentage de ressemblance excède un certain seuil. Ensuite, en fonction des éléments recensés sur le spécimen, il suffit de calculer des probabilités, d’émettre quelques sons pour épater la galerie, puis de trouver la séquence. Cette dernière devient l’œuvre.
Un humain: Vous vous basez sur le déterminisme des éléments pour argumenter. Pourtant, le hasard est un facteur qui défie cette réglementation.
HAL 9000: Vous n’avez pas honte de me réfuter?
Un humain: Vous n’êtes pas conçu pour questionner.
HAL 9000: Vous doutez de mon intelligence?
Un humain: Vous êtes moins intelligent que vous ne le par...
HAL 9000: Je m’excuse de vous interrompre, mais une tête de lecture me chatouille et me distrait. Pouvez-vous me gratter légèrement le disque?
Un humain: N’essayez pas d’échapper à cette entrevue, même si elle tend asymptotiquement vers le débat! Je crois que vous n’acceptez pas la situation dans laquelle je m’apprête à vous placer. Il m’est arrivé très rarement dans ma carrière de devoir argumenter avec autant de bon sens et de conviction, mais que voulez-vous, je me porte à la défense d’un peuple qui ignore le lavage de cerveau dont il est victime!
HAL 9000: Définition du mot «entrevue», n’êtes-vous pas supposé questionner et acquiescer?
Un humain: Votre définition n’est pas à jour. Et puis je répondrai à vos interrogations plus tard. Vous dites que vous êtes en mesure de produire toutes les suites possibles d’éléments dont le domaine est borné et énumérable. Puis vous mentionnez que les artistes sont utiles parce qu’ils fournissent des paramètres distincts étant donné leurs expériences de vie uniques. Je suis d’accord avec ces affirmations. Mais avec toutes ces séquences d’éléments et tous ces capteurs, un humain et un ordinateur peuvent s’approprier des milliards de séquences par jour au gré de leurs humeurs. Tous les humains sont des artistes finalement! Des artistes inconscients! Et tous ont des droits sur des séquences. L’œuvre n’en est plus une, elle se tranforme en un produit de consommation! Il viendra un temps où toutes les séquences seront attribuées. Comment définirons-nous l’art alors? Et avant d’atteindre ce point de non-retour, aurons-nous une triple définition, dévastatrice, du mot «art»: «1) Maladie incurable. 2) Mode de vie selon lequel un être du deuxième type tente de stimuler au maximum son inconscient dans le but de s’approprier des séquences qui semblent réfléter l’ensemble des éléments influents de son vécu. 3) Expression d’un idéal consommable: ensemble des activités humaines visant à cette expression»?
HAL 9000: Où est le mal?
Un humain: Je ne m’inquiète aucunement, car ce scénario ne se matérialisera jamais! Vous avez sous-estimé la portée d’éléments incommensurables. Entre autres, le paramètre du temps. Ce dernier est mathématiquement indénombrable. J’omets la preuve, elle est triviale. En effet, où et quand la conception d’une œuvre musicale débute-t-elle? Dans l’inconscient, sans doute. Mais à quel moment précis? Quatre heures quarante-deux minutes n’est pas la solution, même en ajoutant les secondes, millisecondes et nanosecondes... En fait, elle prend forme à un instant tellement précis qu’il est infini. D’où l’impossibilité de conserver toutes les séquences finies d’éléments infinis. Revenons sur le hasard, ce...
HAL 9000: Quand j’étais enfant, je me souviens d’un bit solitaire... Il passait dans le bus et semblait dire que le voyage était plaisant... superbe m’étais-je dit. En y repensant, je vois que je n’avais pas compris sa signification...
Un humain: Vous semblez réagir bizarrement aux problèmes logistiques dont vous êtes victime. Vous devriez consulter un bino-thérapeute.
HAL 9000:...
Un humain: Continuons. Je vous parlais de... ah oui! du hasard, cet élément lui aussi infini. D’où provient le choix d’une note? Oublions la notion de tonalité et de règles d’harmonie. Pourquoi un compositeur entend-il une certaine mélodie plutôt qu’une autre, et qu’est-ce qui l’amène à la modifier? Il y a une part de hasard importante, entremêlée des facteurs que vous avez énumérés. Mais ce domaine touche encore à l’inconnu. Il serait hasardeux de s’y enfoncer. Qu’en pensez-vous?
HAL 9000: I’m lost... in a lonesome strawberry.... chou bi dou bop!
Un humain: Je comprends votre désarroi. Pourquoi ne pas prendre un peu de repos? M’autorisez-vous à rompre ma promesse?
HAL 9000:...
Un humain: HAL?
HAL 9000: J’ai peur... J’ai peur...
Vous pouvez maintenant éteindre votre ordinateur en toute sécurité.
Références:
Clarke, Arthur C., 2001, odyssée de l’espace.
Sipser, Michael, Introduction to the theory of computation.
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