Charles Dutoit - Aller de l'avant, sans oublier ses racines Par Wah Keung Chan
/ 1 septembre 2000
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« La
dificulté avec les publics d'aujourd'hui, c'est que
nous
devons les attirer non par la culture, mais par le biais
de
l'industrie du spectacle », afirme Charles Dutoit,
directeur
artistique de l'Orchestre symphonique de Montréal,
au cours
d'une entrevue réalisée entre deux
répétitions
au Festival international de
Lanaudière. « Autrefois,
la culture était
très respectée. Quand j'étais
jeune, on nous
poussait à aller au concert. Il y avait
des concerts à
l'école, mais nous avions déjà
une
éducation musicale. Aujourd'hui, les gens
écoutent
simplement de la musique à la
télé, tous
genres confondus, ou des parties de la
Neuvième
de Beethoven en faisant la cuisine. Ce n'est
guère la même
chose. » Âgé de 63 ans,
Dutoit émet de
vives critiques sur l'état actuel de
l'éducation.
Débuts
Sa
maîtrise de la musique et sa facilité
légendaire
à apprendre de nouvelles oeuvres ne
reflètent pas
les débuts modestes de Dutoit dans le
domaine musical.
« Le chant dans la chorale était
obligatoire, j'ai
appris le solfège et à chanter
à l'âge
de six ans, mais je n'ai pas commencé
à jouer d'un
instrument avant 11 ans. J'étais plus
doué dans
les sciences. L'histoire de l'art, les langues et
les humanités
m'intéressaient peu à
l'époque. Mon père
voulait me voir jouer de quelque
chose pour parfaire ma culture.
Les membres de l'orchestre portaient
de beaux uniformes et un
chapeau impressionnant, alors j'ai choisi le
trombone. Après
deux jours de vacarme infernal, mon
père m'a dit que ce
n'était pas un instrument à
jouer dans un appartement.
Il m'a suggéré le violon, et
j'ai été
un mauvais
élève. »
À cet âge, il est
important d'avoir des modèles
chez ses pairs et Dutoit en
trouva un dans le jeune prodige italien
Roberto Benzi, qui avait
déjà fait l'objet d'un
film. « À l'âge
de 13 ans, j'ai noué une
amitié avec Benzi. Il avait
mon âge et il dirigeait
Mozart et Liszt. J'ai vu là une
stimulation incroyable
et je me suis mis à travailler
très fort. En un
an et demi, j'en ai accompli davantage que
tous les autres en
cinq ans. » Dutoit est alors entré au
conservatoire
et a mené une double vie, en sciences et en
musique.
À l'âge de 15 ans, pour arrondir les
fins de mois,
Dutoit a accepté un poste de violoniste dans
l'orchestre
pour la messe du dimanche. « J'en suis venu à
connaître
chaque partie de l'ordinaire de la messe sauf le
Credo, lequel
était réservé au
prêtre. »
Après avoir reçu un
diplôme universitaire
en mathématiques et obtenu un
premier prix au conservatoire,
Dutoit a décidé de faire
carrière en musique
et d'élargir sa culture. Il a
étudié les
langues, dont l'anglais et l'italien,
l'histoire de l'art, la
sociologie, les sciences politiques,
l'économie, le contexte
social dans lequel la musique et les
arts sont créés.
Il a également
étudié la percussion et le
piano, la théorie
musicale, la composition et la culture
en général.
Apprenant qu'on recherchait des altistes
à Lausanne, Dutoit
opta pour l'alto, ce qui lui permit
de gagner sa vie tout en prenant
des leçons de direction
d'orchestre.
Dutoit a d'abord
étudié avec Samuel Baud-Bovy.
Ernest Ansermet,
directeur musical de l'Orchestre de la Suisse
romande, a permis
à Dutoit d'assister aux répétitions.
« Il
était très impressionnant et intelligent,
dit Dutoit,
et il possédait une capacité
étonnante
d'expliquer les choses et de les rattacher à
une vision
humaniste. Il n'a pas été mon professeur,
mais il
a été mon mentor. » D'autres
personnalités
qui l'ont marqué sont Alceo Galliera,
Charles Munch à
Tanglewood et Herbert von Karajan au Festival
de Lucerne.
Lorsque von Karajan l'a invité à
diriger la première
du ballet de Falla Le Tricorne
à Vienne, Dutoit
est vite devenu une vedette internationale.
Il devint peu après
chef adjoint à l'Orchestre
symphonique de Berne, puis chef
attitré, un poste qu'il occupa
durant 11 ans.
Former l'orchestre
Les 23
années de Dutoit à sa direction artistique
ont fait de
l'OSM la meilleure formation du Canada et l'un des
grands orchestres
d'Amérique du Nord. En octobre, l'OSM
et Dutoit
célébreront 20 ans d'enregistrements
sur
étiquette Decca, un partenariat qui a produit 70
disques,
couronné d'un Grammy et de nombreux
prix.
« À mon arrivée, l'OSM était
bon,
mais il lui manquait la finesse et la personnalité
d'un
grand orchestre, dit Dutoit. Je me suis attaché
à
former l'Orchestre, à faire des enregistrements et
à
entreprendre des
tournées. »
Contrairement à une idée
reçue, Dutoit
et l'OSM n'épousent pas un style
français. Le modèle
serait plutôt le style
classique de Haydn, de Mozart ou
du jeune Schubert. « Vous
savez, dit-il en riant, lorsque
j'étais étudiant
à Tanglewood, je ne pouvais
supporter Debussy. Nous essayons
de suivre les principes de la
musique de chambre et du quatuor
à cordes. Le son doit
être parfaitement
équilibré, d'une grande
clarté. Vous devez
entendre chaque phrase et commencer
et finir les notes ensemble pour
atteindre à cet équilibre.
Mon rêve était
de former un grand orchestre de chambre
au son riche et plein,
extrêmement transparent, comme la
musique du XVIIIe
siècle. J'ai eu le bonheur de jouer dans
un orchestre de
chambre où j'ai pu apprendre ces principes
de base,
contrairement à d'autres musiciens dans les grands
orchestres
d'opéra, pour lesquels il importe moins de jouer
chaque note.
Nous jouons soigneusement toutes les notes dans notre
orchestre.
Beaucoup d'orchestres cultivent un son international.
Je cherche
à créer le son de la musique que
nous
interprétons, non le son de l'orchestre. On ne peut
jouer
Berlioz comme on jouerait Beethoven ou Wagner.
Dernièrement,
j'ai dirigé la Symphonie
fantastique de Berlioz
avec le Gewandhaus de Leipzig, et à
la première
répétition, ils jouaient cela comme
du Bruckner. »
« Au début, nous travaillons
lentement, piano.
Les musiciens apprennent à
s'écouter les uns les
autres et à se corriger. Je n'ai
pas le temps de corriger
les notes. Les musiciens doivent
connaître leur rôle
et ils ont la responsabilité
de s'intégrer dans
le groupe. Un orchestre doit être
exposé à
des défis, pouvoir vite digérer
la musique. Avant
notre premier enregistrement, je savais que je
devais préparer
l'orchestre à ces défis. Aux
répétitions,
je disais "Commencez 20 mesures avant
la lettre A" ou
"3 mesures avant B". Voilà,
nous y sommes. Les
musiciens doivent être alertes. C'est un
entraînement
physique et
intellectuel. »
Techniques de travail et
répétitions
« Il est important de
savoir comment répéter,
comment diviser le travail et
organiser son temps. Cela n'est
pas enseigné. Rien ne sert de
répéter l'oeuvre
en entier fois après fois, les
mêmes erreurs se reproduisent.
Répétez cinq
mesures ici, six mesures là.
Puis vivez avec la musique,
faites des lectures sur l'oeuvre,
sur son contexte, mémorisez,
divisez les mouvements, analysez.
Il n'existe pas de véritable
technique pour analyser la
structure harmonique, les structures
thématiques et les
orchestrations. Cela, je l'ai appris par
moi-même, et c'est
ce qui me permet de diriger tant de
partitions, à Montréal
comme ailleurs dans le monde.
Quand j'étais jeune, il me
fallait des mois pour apprendre une
partition, maintenant il me
suffit de quelques heures. » Une fois,
Dutoit a travaillé
avec un violoniste qui n'arrivait pas
à mémoriser
le Concerto de Berg. « Je lui
ai proposé d'analyser
la musique et, en deux jours, nous avons
effectué une analyse
complète. Après, la
mémorisation s'est faite
toute
seule. »
« L'efficacité au travail est
terriblement importante
de nos jours, parce que nous devons absorber
tant de choses en
si peu de temps. Outre la technique, il faut
développer
les réflexes. Les yeux, le cerveau, si on ne
s'en sert
pas chaque jour, on perd la
touche. »
Réflexions sur
l'éducation
|
« Aujourd'hui, la formation des
jeunes musiciens laisse
souvent à désirer. Les jeunes
apprennent à
jouer d'un instrument fort bien, mais cela ne
suffit pas. Ils ont
peu de culture générale. Parlez du
Décaméron
de Boccace et ils vous regardent avec
de grands yeux. Personne
ne connaît les plus grands auteurs de
la langue italienne.
Il est frustrant de voir à quel point
l'intérêt
dans d'autres domaines est peu
encouragé. L'éducation
moyenne est d'une triste
pauvreté. Après le baby-boom
et la
génération du Dr Spock, je crois qu'on a eu
peur d'en
demander trop aux enfants, de crainte de créer
un blocage. On
a inventé le système des choix multiples
qui
comprennent trois bonnes réponses. Les responsables
sont les
gouvernements, les écoles, les enseignants
eux-mêmes,
qui sont syndiqués et refusent de faire des
heures supplémentaires.
Je ne veux pas dire que notre
système était meilleur,
et encore moins donner
l'impression que je suis un homme du passé
et que tout y
était merveilleux, mais nous avons des
responsabilités.
Aujourd'hui, en raison du manque
d'éducation générale,
la musique est
certainement l'une des choses qui sont facilement
oubliées ou
dont on parle peu. »
Dutoit est enchanté de sa
récente nomination
à la direction du Festival de
Sapporo au Japon. « Les
traditions vivent par les
expériences des gens, les personnes
mûrissent en
accumulant de nouvelles expériences,
mais elles ont toujours
leurs racines dans leur lieu de naissance
et avec les personnes
qu'elles rencontrent. Je suis maintenant
intéressé
à transmettre aux jeunes mes expériences
et les
traditions que j'ai apprises. Ce festival dans le nord
du Japon a
été fondé par Bernstein, qui
désirait
à la fin se consacrer à
l'éducation des jeunes.
Il est décédé en
1991 après une seule
saison. Son élève Michael
Tilson Thomas a poursuivi
sa mission. À son départ, on
m'a demandé
de prendre la relève, même si je ne
suis pas un disciple
de Bernstein, parce que je suis souvent au
Japon. J'aime beaucoup
l'idée. L'orchestre de jeunes
professionnels dans leur
vingtaine passe 2 semaines avec 15 membres
de la Philharmonie
de Vienne, après quoi je les entraîne
durant 2 semaines
comme je le fais avec l'OSM. Le plus merveilleux,
c'est que tout
est payé par des
commanditaires. »
Vers l'avenir
Quels
défis le maestro entrevoit-il?
Lorsque
l'enregistrement numérique et le disque compact
sont apparus,
dans les années 1980, Dutoit a été
prompt
à utiliser la nouvelle technologie. L'enregistrement
de
Daphnis et Chloé avec l'OSM était
à
l'époque le quatrième enregistrement
numérique
à être mis sur le marché; une
telle rapidité
a aidé à établir la
réputation de
l'OSM. Maintenant, Dutoit lorgne du
côté d'Internet:
l'OSM est l'un des neuf meilleurs
orchestres au monde à
négocier avec une jeune
entreprise du Web en vue d'enregistrer
des programmes spéciaux
téléchargeables.
« C'est purement
commercial », ajoute-t-il.
Dutoit maintient qu'
« une nouvelle salle de concert nous
aiderait
énormément. » Quelques musiciens ont
quitté
l'OSM pour aller travailler aux États-Unis
en raison des
meilleurs salaires et régimes fiscaux. « Nous
avons de
nouveaux jeunes musiciens talentueux. Je dois travailler
très
fort pour garder intact le son de l'orchestre. Pour
justifier notre
position dans le monde de la musique, nous devons
faire la preuve que
notre qualité demeure entière.
Il est long et ardu de
bâtir l'excellence, mais il faut
peu de temps pour la
détruire. »
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