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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 7

La dernière note : chronique consacrée à l'actualité musicale

Par Stéphane Villemin / 1 avril 2000

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Pour le chineur mélomane, les samedis pluvieux sont propices aux visites chez les bouquinistes, à la recherche de l'oiseau rare susceptible d'enrichir sa collection. Rare est bien le qualificatif idoine de cette quête puisque l'offre se révèle être tout sauf pléthorique. Lorsque le rayon « musique » existe, la réponse du bouquiniste est inlassablement la même, des quais de la Seine à ceux du Saint-Laurent : « C'est la petite étagère au fond, après les livres sur l'art. » (Comme si la musique n'était pas un art!) Les marchands de livres sont formels à ce sujet : les livres sur la musique, ça ne se vend pas. La musique est faite pour être écoutée, non pour être lue.

Si le loisir m'était donné de réorganiser les boutiques de livres, je prendrais un malin plaisir à créer un espace de livres musicaux digne de ce nom.

Autour des incontournables biographies de Monteverdi ou de Rubinstein, et en plus des meilleurs livres sur le piano et l'opéra, sans omettre les analyses d'Alfred Cortot et l'histoire de la musique de Vuillermoz, je réunirais tout ce que la littérature compte de joyaux ayant rapport avec la musique.

Tout d'abord, toute la poésie, qui n'est rien d'autre que de la musique inspirée par la sonorité des mots de notre langue, à commencer par la poésie latine qui devait être scandée avec une régularité rythmique qui n'aurait pas déplu à Glenn Gould. Entre l'Enéide de Virgile et les Variations Goldberg, il n'y a qu'un pas. Bien évidemment, il y aurait les poésies de Goethe qui ont inspiré Schubert et Hugo Wolf, et celles de Baudelaire et de Verlaine mises en musique par Gabriel Fauré, qui représente la quintessence de la mélodie française.

Lettres tudesques

L'autre côté de l'étagère serait dévolu à la littérature allemande dans sa globalité, rien de moins que cela. « Das Land mit Musik » ne peut vivre, respirer, ni écrire, sans faire référence d'une manière ou d'une autre à l'art d'Euterpe. Le Docteur Faust de Thomas Mann et Le jeu des perles de verre de Hermann Hesse restent profondément inscrits dans la tradition du Saint Empire Romain Germanique qui n'a cessé de nourrir son peuple aux mamelles de la théologie et de la musique. Joseph Knecht et Adrien Leverkühn évoluent dans le même monde, à la fois admiré et critiqué par ses auteurs. « Les Allemands aiment la musique pour avoir le droit de se dégager de toute responsabilité à l'égard des choses spirituelles », remarquait Hermann Hesse (1) avec sévérité.

Avec Martin Luther et son Éloge de la Musique, la réforme n'avait rien changé à cette histoire d'amour. Bien au contraire, en inspirant le Kantor de Leipzig, elle allait trouver en lui le père de toute une lignée de musiciens et d'écrivains, certains étant parfois les deux à la fois comme Albert Schweitzer (2). Friedrich Nietzsche a lui aussi puisé ses sources dans Luther, qui, selon lui, avait le don de « regarder sur la bouche des gens » et dans Bach, afin de mieux saisir l'esprit artistique de Wagner. « Wagner en tant que musicien doit être classé parmi les peintres, en tant que poète parmi les musiciens, en tant qu'artiste, dans un sens plus général, parmi les acteurs. » Car le génie artistique des Allemands réside dans l'abolition des frontières entre les arts, comme si les muses devaient collaborer de manière à être encore plus proche du divin. Nietzsche avait bien compris cela puisqu'il n'était pas qu'un poète et un philosophe : lui-même a composé plusieurs pièces pour piano (3), des duos pour piano et violon et des lieder. Il n'était pourtant pas le premier homme de lettres à utiliser la plume indifféremment sur du papier à musique ou sur des feuilles blanches. Le Genevois Jean-Jacques Rousseau était même allé jusqu'à écrire un ballet, Les muses galantes, et un opéra, Le devin du village.

Comment peut-on

être Persan ?

Pourtant, comment peut-on être à la fois musicien et penseur dans le pays de Descartes? Les critiques de Rousseau à l'égard de la superficialité musicale des Français et de leur snobisme ne sont pas tendres. Que ce soit dans La nouvelle Héloïse ou plus directement dans sa Lettre sur la musique française, le penseur fustige avec une certaine virulence le système musical parisien et n'hésite pas à se ranger du côté des Italiens lors de la Querelle des Bouffons. Si les barrières sociales et artistiques ont été théoriquement abolies lors de la Révolution, il serait plus juste de parler de changements dans la continuité, tant les choses ont évolué lentement en ce domaine. Sans vouloir dresser une liste exhaustive de toutes les tentatives de réconciliation entre les hommes de lettres français et la musique, voici toutefois les auteurs que j'insérerais dans mon rayon de bouquiniste : Saint Simon et les œuvres des Saints-Simoniens pour ce qu'elles ont inspiré à Félicien David, Berlioz, Liszt et Mendelssohn; André Gide pour la passion de Chopin qui l'a fasciné toute sa vie durant. Sans être un virtuose, il était bon pianiste et jouait avec plaisir les ballades et les polonaises dans l'intimité de son salon. À l'époque où l'on explorait la musique en la jouant soi-même, le tableau de l'honnête homme au piano, rêvant en déchiffrant, s'est peu à peu imposé, du XVIIIe siècle à la Première Guerre mondiale. Cet éloge de l'amateur qui bene amat apparaît clairement dans les œuvres de Proust. En interprétant la Sonate de Vinteuil dans le salon de Madame Verdurin, le jeune pianiste, et Morel, le violoniste, provoquaient immanquablement chez Swann le même état d'extase et de transport. Moins imaginaire que Vinteuil, Wagner était le grand amour de Proust. « Séparé de Wagner par la cloison sonore, je l'entendais exulter, m'inviter à partager sa joie ».

Le philosophe Vladimir Jankélévitch s'inscrit tout droit dans cette lignée de grands mélomanes. Lui aussi a passé des heures entières à son Pleyel, déchiffrant tour à tour Mompou, Séverac ou Fauré. L'auteur de La présence lointaine (4) a tenté d'analyser le dit et le non-dit dans la musique. Entre les sons et les silences (pour lesquels il attache une importance capitale), Jankélévitch a largement utilisé l'art musical pour illustrer ses propos sur l'immédiateté, quoique pour lui, « la musique n'est pas faite pour être dite, mais pour être jouée ».

Ordre dans le désordre

Ne croyez pas que ce rayon musique serait fait de deux ghettos antagonistes, l'un français, l'autre allemand, dont les opuscules rangés comme des soldats napoléonniens seraient prêts à lancer l'assaut sur les pages adverses. L'organisation serait en fait un heureux métissage de plusieurs cultures. Les Romances gitanes de Garcia Lorca côtoieraient la Sonate à Kreutzer de Tolstoï, le maître de Bonn et Tolstoï, deux êtres d'exception qui en inspirèrent un troisième, Romain Rolland. Ses grandes biographies seraient donc voisines des oeuvres citées plus haut. Le théâtre du Belge Maurice Maeterlink flirterait avec les biographies de Debussy, et La Comédie Divine de Dante serait toute proche des lettres de Liszt mises en ordre par Gavoty. Car la meilleure des classifications est bien l'absence de classification, tout comme le meilleur des livres reste celui sur lequel on tombe, par hasard.

Stéphane Villemin est l'auteur du livre Les grandes pianistes.

(1) Hermann Hesse, Musique, José Corti, Paris, 1997.
(2) Albert Schweitzer, J-S Bach, Maurice et Pierre Foetisch, Lausanne, 1967.
(3) Piano music of Friedrich Nietzsche, John Bell Young, Piano, Newport Classic, CD 85513.
(4) Vladimir Jankélévitch, La présence lointaine, Seuil, Paris, 1983.


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