Cecilia Bartoli: Une étoile au zénith de sa carrière Par Philip Anson
/ 1 décembre 1998
English Version... Le mois dernier, la célèbre mezzo
italienne Cecilia Bartoli était à New York pour interpréter le rôle de Susanna dans la
nouvelle production du Met de Le nozze di Figaro de Mozart. La Scena Musicale
a eu le privilège de réaliser une entrevue avec Mlle Bartoli dans son appartement du
quartier Upper East Side, quelques jours après la soirée d’ouverture. Le salon
ensoleillé était rempli d’énormes bouquets un peu fanés, et sur les murs étaient
exposés des tableaux postimpressionnistes aux couleurs de l’arc-en-ciel. À en juger
par la sonnerie incessante du téléphone et du télécopieur, il est évident que la diva
est très en demande. Silvana, la mère et professeure de chant de Mlle Bartoli, prépare
dans la cuisine des mets aux odeurs appétissantes. Ce
matin-là, Mlle Bartoli affiche l’air pâle et ensommeillé d’une étudiante,
sans maquillage ni bijoux, la chevelure attachée en arrière. Vêtue d’un
deux-pièces gris et d’un T-shirt blanc, la cantatrice est, après tout, une femme
d’affaires dont la fortune personnelle est évaluée à 10 millions de dollars,
possédant un appartement à Rome et un autre à Monaco. Dans le privé, la diva a très
peu en commun avec la sémillante star qui illumine la scène de l’opéra, qui exige
un cachet de 80 000 $ par récital et qui se réserve le privilège d’approuver ou
non ses partenaires sur scène et sur disque.
Mlle Bartoli était encore tout enthousiasmée par sa récente
performance au Met dans le rôle de Susanna, seulement son cinquième opéra complet aux
États-Unis. «Je choisis soigneusement mes rôles, réservant mon énergie pour ceux que
je préfère, ceux qui m’aident à progresser», avoue-t-elle. Susanna n’est pas
un rôle facile. «J’ai répété chaque jour, car Susanna est sans cesse sur scène,
explique-t-elle. J’adore travailler avec Bryn Terfel; nos chimies se complètent.
Dans certaines scènes, je suis censer le frapper, mais bien sûr, je suis trop petite
pour lui faire bien mal - c’est un gros nounours, plaisante-t-elle, en faisant
référence au physique impressionnant de Terfel (Cecilia fait à peine 5’5").
C’est amusant, chaque fois que l’on travaille ensemble, sa femme accouche
d’un bébé, et c’est encore arrivé cette fois-ci. Je
suppose que je leur porte bonheur!»
En ce qui concerne la soi-disant nouvelle production de Le nozze
du Met, mise en scène
par Peter Davison, Mlle Bartoli précise : «Mis à part les costumes, c’est la même
production que celle du Staatsoper de Vienne de 1993.»
Que pense la cantatrice de la mise en scène? «Eh bien, je
préfère le théâtre d’idées. Lorsque vous allez au spectacle, c’est pour
voir quelque chose qui vous fait réfléchir et rêver - bons ou mauvais rêves, peu
importe. J’aime la créativité. C’est cela qui me pousse à faire partie
d’une production. Je déteste aller au théâtre, puis en sortir et tout oublier -
juste une "bella serata"; j’aime rentrer chez moi en réfléchissant à ce
que j’ai vu. Jonathan Miller est un homme cultivé, admet-elle avec diplomatie. Mais
le spectacle est assez conventionnel.»
Mlle Bartoli adopte un ton plus enjoué :«J’ai choisi
d’intégrer deux arias différentes que Mozart a écrites pour une autre Susanna,
Adriana Farraresi del Bene, dans une reprise de 1789 de Le nozze. Personne au Met
ne connaissait ces arias, mais j’ai dit que j’y tenais beaucoup, car la musique
est merveilleuse. Ils ne m’ont pas permis de les chanter le soir de la première,
mais je les interprète certains soirs.»
Quelques jours plus tard, le New York Times révélait que la
cantatrice et M. Miller s’étaient disputés au sujet de l’insertion des deux
arias. M. Miller jugeait ces morceaux faibles et dérangeants. Mlle Bartoli avait alors
déclaré qu’elle ne travaillerait plus jamais avec lui, car «il ne s’est pas
comporté en gentleman».
Si Mlle Bartoli semble un peu sur la défensive, c’est
qu’elle a vécu une année difficile. En décembre dernier, Gabriele, son frère
aîné, qu’elle adorait, est décédé d’un cancer du cerveau. La famille a
été durement touchée par cette disparition, ce qui explique l’air assez déprimé
de Cecilia et de sa mère.
Pour aggraver encore la situation, peu après la mort de Gabriele,
un nouveau livre de Manuela Hoelterhoff, intitulé Cinderella and Company : Backstage
at the Opera with Cecilia Bartoli , a été publié. Cette chronique remplie de potins
dévoile des détails de la vie privée de Mlle Bartoli et de la maladie de son frère que
la cantatrice voulait garder secrets. Le livre est un fourre-tout et non une biographie,
comme le souligne la cantatrice : «Je ne lui ai parlé que deux fois. Elle a pris ses
informations ailleurs, déclare-t-elle avec irritation. Mon frère mourant est venu se
faire soigner à New York. Elle insère cette tragédie entre deux ragots, poursuit-elle
avec colère. Comment trouver cela drôle? Elle fait du boudin avec ma vie!» Mlle Bartoli
est particulièrement fâchée du style utilisé, qui fait penser qu’elle s’est
confessée à l’auteure. «Elle donne l’impression qu’elle sait tout de
moi. C’est faux. Heureusement, ma vie privée reste encore privée.» Cette vie
privée, dont elle refuse de me parler, comprend Claudio Osele, vinificateur et ancien fan
devenu son compagnon. Osele, un spécialiste de la musique ancienne, aide Mlle Bartoli à
planifier ses incursions dans le répertoire baroque et de la Renaissance.
Susanna étant un rôle pour soprano, j’ai demandé à Cecilia
Bartoli comment une mezzo peut l’interpréter. «Au XXVIIIe siècle, on ne faisait
pas la distinction entre mezzo et soprano, mais entre soprano primo et soprano secundo. Je
chante des rôles de soprano secundo.» Même si la cantatrice interprète la séguedille
de Carmen sur son nouveau disque, elle n’a pas l’intention de s’attaquer au
rôle sur scène. «En fait, je me sens beaucoup plus proche de la musique des XVIIe et
XVIIIe siècles, de Haydn et Handel, précise-t-elle. Il reste encore tant de musique de
cette époque à découvrir.»
L’été prochain, à Florence, Mlle Bartoli abordera
l’opéra Pelléas et Mélisande de Debussy. Sans nul doute, le Mélisande
de Florence fait partie de la campagne promotionnelle de la maison de disques London/Decca
pour faire connaître la cantatrice en Italie, où son répertoire spécialisé n’a
jamais été populaire. «On doit toujours s’exiler pour devenir célèbre.
C’est comme ça pour tous les artistes lyriques, même pour Pavarotti. Les rôles que
j’interprète - la musique de Mozart, Haydn, Rossini - il y a 10 ans, les Italiens
n’étaient pas habitués à ça. Ils voulaient du Verdi, du Puccini. Alors je suis
allée en Autriche, en Allemagne et en France pour chanter mon répertoire. Je ne pouvais
pas l’imposer. Vous ne pouvez faire cela que lorsque vous êtes en position de
force.» Elle décrit le public italien comme «très exigeant», comparativement au
public américain «si généreux et enthousiaste».
L’autre grande nouvelle, c’est son nouveau disque, Live in
Italy (London 289-455 981), enregistré dans l’édifice historique du Teatro Olimpico
de Vicenza. «C’est un échantillon de mon répertoire», explique-t-elle. La maison
de disques de Mlle Bartoli mise sur sa constante popularité et a renouvelé son contrat
exclusif pour cinq ans. En janvier, elle interprétera Rinaldo de Handel en Europe
(avec le contralto polonais Ewa Podles et le haute-contre canadien Daniel Taylor), en vue
d’un enregistrement (Andreas Scholl remplacera alors M. Taylor). Cecilia Bartoli
interprétera également L’Heure espagnole de Ravel au Carnegie Hall le 5 mai
1999 (Tél. : (212) 247-7800. Site web : www.carnegiehall.org), et prévoit à long terme
assurer le rôle principal dans la version Malibran du chef-d’œuvre du bel canto
de Bellini, La Sonnambula, au Met.
La carrière de Mlle Bartoli évolue avec prudence et intelligence.
Elle refusera toujours les rôles qui ne lui conviennent pas, même si ceux-ci
s’avéreraient alléchants, ce qui devrait lui permettre de continuer à ravir son
public pour de nombreuses années encore. «Vous devez écouter votre voix. C’est
elle qui dicte le chemin.»
[traduction : Nadia Bacal-Mainville] |
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