Lyne Fortin - Entrevue Par François Carrier
/ 1 mai 1997
English Version... Lyne Fortin
est l'un des sopranos les plus en vue au Canada à l'heure actuelle.
Les Montréalais ont pu l'entendre à l'automne dans Les pêcheurs
de perles à l'OdM. Les gens de Québec auront la chance de la
voir dans Mimi à l'Opéra de Québec en mai, et elle sera de retour
dans le rôle de la Comtesse des Noces de Figaro à l'OdM le
printemps prochain. Malgré un horaire très chargé et entre deux
valises, elle nous accordait récemment une entrevue.
L.S.V.: Vous êtes originaire de quel
endroit?
L. F.: Je suis
née à L'Islet-sur-Mer, à mi-chemin entre la ville de Québec et
Rivière-du-Loup, sur la rive sud du fleuve.
L.S.V.: Votre famille était-elle une famille
de musiciens?
L.F.: Il me
viendrait presque à l'esprit de répondre non... et pourtant, tous
les membres de ma famille sont musiciens. Certaines personnes ont un
don pour les sports. Mon père, lui, avait un don pour la musique. Il
est décédé alors que j'avais 3 ans et demi. Il pouvait jouer de
n'importe quel instrument, d'instinct. Il suffisait qu'on le lui
place entre les mains pour qu'il découvre comment on en jouait. Ma
mère a une superbe voix, très puissante, mais n'a jamais vraiment
appris le chant en tant que tel. Elle chantait pour son propre
plaisir, parfois au sein de chorales paroissiales, mais pas plus que
ça. Mon frère, c'est un rocker. Il a une très belle voix de basse,
joue de la guitare électrique. Malgré cela, il ne me vient pas
spontanément à l'esprit de nous décrire comme une famille de
musiciens. Pour nous, c'est une seconde nature, on n'y pense pas. Ça
fait partie de notre vie, comme manger, dormir, etc. Mais j'imagine
que oui, nous sommes une famille de musiciens.
L.S.V.: Quand avez-vous réalisé que vous
possédiez une excellente voix qui pourrait vous permettre de faire
carrière?
L.F.: En fait,
ça ne s'est pas passé comme ça. J'ai toujours chanté, pour mon
plaisir, sans vraiment penser qu'il était possible d'en faire un
travail. C'était à la télé que ces choses-là arrivaient, pas au vrai
monde.
Il y avait un piano à la maison, et j'ai pris
quelques cours, mais j'ai d'abord appris la musique par moi-même, en
déchiffrant des partitions, étape par étape, découvrant tour à tour
le rythme, les nuances, etc. J'aimais découvrir la musique: au
piano, j'ai toujours été meilleure en lecture à vue, plus que pour
étudier une pièce à fond, pratiquer.
Je continuais à chanter, et j'ai fait partie
de quelques chorales, parce j'aimais cela. En arrivant au CÉGEP de
Ste-Foy, pour y faire des études en sciences, je suis entrée dans la
chorale. C'est à ce moment que l'on m'a dit que j'avais une belle
voix, et que je devrais étudier le chant. Mais j'ai poursuivi mes
études en sciences, jusqu'à ce que à la deu-xième session, une peine
de coeur et l'ennui me fassent remettre certaines choses en
question. À 17 ans, c'était la première fois que je quittais la
maison familiale, et je m'ennuyais. J'ai décidé d'abandonner mes
cours, et de faire des cours de musique en attendant. En fait, avant
d'arriver à Ste-Foy, je ne savais même pas que ça se faisait,
étudier au CÉGEP et à l'université en musique. Pour moi, le
conservatoire, c'était pour les artistes... pas pour le monde
«normal». Jamais je n'aurais pensé faire des études de musique.
L.S.V.: Et les
études?
L.F.: J'ai étudié au CÉGEP de Ste-Foy
avec Danielle Demers, et à l'Université Laval avec Louise André.
Mais j'ai également eu d'autres professeurs, déjà à cette époque.
J'ai étudié durant l'été avec un professeur en Autriche. Puis j'ai
commencé à travailler avec Marlena Malas à New York, en 1986. Mes
professeurs d'ici ont été compréhensifs, et savaient que j'avais
simplement besoin de plus. En fait, dès le début, Danielle Demers
m'a emmenée voir plein de gens. Grâce à elle, j'ai pu travailler
avec Martial Singher, entre autres. Elle m'a fait rencontrer plein
de gens. Elle croyait sincèrement qu'il était bon de travailler avec
plusieurs personnes.
Ma première session a été un peu
particulière. Je trouvais ça bizarre, moi, devoir «respirer dans le
ventre». Et le répertoire! Les chansons qu'on me faisait faire
étaient caves! Je trouvais ça niaiseux! Alors je ne travaillais pas,
j'étais rockeuse plus que jamais, je fumais mes deux paquets de
cigarettes par jour...
L.S.V.: Voilà qui est surprenant. Fumez-vous
toujours?
L.F.: Non. J'ai
arrêté de fumer il y a quatorze de cela. Et depuis, je suis devenue
férocement anti-tabac.
L.S.V.: Que s'est-il passé
ensuite?
L.F.: À la deuxième session au CÉGEP, je
suis arrivée avec du répertoire que je voulais travailler, et que
j'avais trouvé dans le banc du piano chez moi: l'Alleluia de Mozart
et l'air d'Olympia des Contes d'Hoffman. Ma professeure m'a regardée
de travers, puis s'est installée au piano pour commencer à le jouer.
Pis ça marchait mon affaire! Alors mon prof a allumé, et s'est mise
à me donner du répertoire difficile à travailler: des airs de
Mozart, des airs de concert, etc. Et moi, ça me stimulait, et je
trouvais des choses encore plus dures à travailler. Mon prof est
arrivée avec le Laudamus te de la Messe en do mineur, par exemple,
en me disant: si t'es capable de chanter ça, tu pourras chanter bien
des choses de Mozart. Pour moi, c'était le signal, et je travaillais
fort. Je cherchais les airs de concert les plus difficiles, avec le
plus de vocalises , les notes les plus longues, etc. Alors là, c'est
devenu intéressant, parce que mon intérêt était éveillé.
À partir de ce moment-là, j'ai fait avec le
répertoire vocal ce que j'avais fait au piano: j'ai tout lu, tout
déchiffré. Peu importe si c'était pour homme ou pour femme, trop bas
ou trop haut, je passais au travers, et si c'était beau je me
faisais pleurer toute seule... J'ai vu beaucoup de répertoire comme
ça. Pendant l'été, tout le monde allait en vacances, mais moi
j'explorais le répertoire, et à la rentrée je revenais avec un
récital complet de prêt, tellement j'avais travaillé de répertoire.
La découverte était plaisante, et le travail était facile pour
moi.
L.S.V.: N'y avait-il pas un danger à aborder
autant de répertoire avec une technique qui était probablement
imparfaite?
L.F.: Je ne
pense pas. Si j'avais attendu d'avoir une technique parfaite avant
d'aborder le répertoire, je n'en aurais jamais appris. Au contraire,
je crois qu'il y a des choses qui doivent mûrir 10 ou 15 ans avant
que l'on puisse les présenter au public. Il faut les travailler,
savoir où se trouvent les difficultés.
Évidemment, il faut que le répertoire
convienne à ta voix. Aussi, quand à un moment donné je me suis mise
à travailler La Forza del destino, j'ai bien vu qu'il y avait un
problème, que ça n'avait pas de bon sens. Mais moi, je ne savais
pas. Je ne connaissais pas les conventions du répertoire, et je les
ignore toujours. Je me maintiens dans l'ignorance de ces
conventions, parce que je n'aime pas écouter un opéra et me dire:
tel passage se fait de telle façon, par tel type de voix... Ça ne
m'intéresse pas de savoir cela. Ma préoccupation, lorsque je décide
si un rôle me convient, c'est de regarder l'orchestration, de voir
le nombre de musiciens et comment ils sont utilisés. C'est là que tu
vois si le rôle te convient: quand l'orchestre commence à jouer, et
qu'il faut que l'on t'entende, tu vois si ta voix convient au rôle,
si ton timbre convient ou pas. Je n'aime pas devoir consulter un
livre, où l'on dira: La Forza del Destino se fait par un soprano
dramatique... Je veux le découvrir par moi-même. C'est ce que j'ai
fait au cours d'un été en Autriche. J'avais travaillé l'air
auparavant, et j'ai chanté dans un concert où l'orchestre a joué
l'ouverture de La Forza del Destino. C'est là que j'ai compris, en
entendant la densité de l'orchestration, que c'était un rôle qui ne
me convenait pas. De retour à Québec, j'ai refusé de chanter Donna
Anna, dans une production de l'université. Je savais que je ne
ferais pas le rôle à la scène avant 15 ans, et je n'avais aucune
envie d'apprendre ce rôle qui ne convenait pas à ma voix. Cette
année-là, je voulais apprendre Marguerite, Pamina, Susanna et
Juliette. Je n'ai plus jamais fait de rôles dans les productions de
l'université. Comme j'étais la grosse voix de l'école, on voulait me
donner de gros rôles qui ne me convenaient pas.
L.S.V: À ma connaissance, il n'est pas
courant de voir de jeunes chanteurs étudiant au baccalauréat et
apprenant déjà des rôles complets. Pourquoi teniez-vous tant à
apprendre ces rôles?
L.F.: Parce que je me suis rendu compte
de ce qu'était la vraie vie d'un chanteur d'opéra. C'est comme ça
que ça marche. Il faut apprendre des rôles, et rapidement. On n'a
pas toute l'année pour apprendre un rôle. Par exemple: je fais
Bohème à Québec très bientôt. Je l'ai déjà chanté, alors je n'ai pas
à apprendre le rôle. Mais il faut le réviser. Ensuite je fais un
Tchaïkovski cet été, que je ne connais pas: il me faut donc
apprendre le rôle. Ensuite, je dois apprendre La Création de Haydn
pour le mois d'août. Je reprend Roméo et Juliette à l'automne, mais
je ne l'ai pas fait depuis le printemps 1993: je ne m'en souviens
plus du tout. Il me faut réapprendre. Puis je m'envole pour
Vancouver pour une production de La Bohème, avant de revenir
immédiatement au Québec pour Les noces de Figaro. La vraie vie,
c'est que quand tu as du temps libre, tu aprends des rôles, pour
être prête quand le moment vient. Ça ne prend pas un an pour
apprendre un rôle d'opéra. J'ai appris Pamina en 9 jours, par
exemple. Par appris, j'entends connaître le rôle par coeur, et avoir
une bonne idée de l'interprétation.
L.S.V.: Comment abordez-vous un rôle? Comment
s'y prend-on pour apprendre un rôle?
L.F.: Si c'est une oeuvre que je ne
connais absolument pas, je vais essayer d'en écouter un
enregistrement, pour me donner une idée de l'histoire, du dessin de
l'oeuvre. Ensuite, j'ouvre la partition. Si c'est dans une langue
étrangère, je fais la traduction intégrale, sans toutefois faire la
transcription phonétique de l'oeuvre. Mes connaissances de
l'allemand, de l'anglais, de l'espagnol et de l'italien sont
suffisamment bonnes pour que je puisse prononcer le texte sans
problème. Je fais du solfège, pour apprendre les notes. Il m'arrive
de travailler avec un pianiste, parce que c'est plus rapide et plus
intéressant. Ce travail me donne une idée de où la partition se
promène. Ensuite je répète, je mémorise. Je commence au début, et je
vais à la fin, en répétant inlassablement. C'est la répétition qui
est importante. Après plusieurs lectures, j'essaye par coeur, pour
voir ce que je sais déjà. En se laissant aller comme ça, on se rend
compte qu'on en sait beaucoup plus que ce qu'on pense. Parfois je
chante, et si j'ai un blanc de mémoire, j'essaye d'imaginer ce qui
pourrait être là. Et bien souvent, je retrouve le passage oublié.
Dernièrement, j'ai fait de l'opéra contemporain en Belgique, ce qui
est plus difficile à mémoriser, parce que tu n'as pas de point de
référence. Il faut que tu trouves la mélodie.
L.S.V.: À cette étape de votre préparation,
vous arrive-t-il d'écouter plusieurs enregistrements différents, de
comparer les interprétations? Y a-t-il des chanteurs en particulier
que vous appréciez?
L.F.: J'écoute très peu de musique.
Quand je suis venue vers l'opéra, je ne connaissais pas le
répertoire, les interprètes, etc. Et puis, je n'aime pas écouter de
l'opéra, j'aime en faire. Alors je n'ai pas d'idole, pas de modèle
ou de personne que j'aime particulièrement. Je ne saurais pas dire
qui est bon ou parmi les grands chanteurs du passé. Quand je les
entends, ma réaction, c'est de dire: ah!, moi je ferais ça comme
ça... Je rencontre parfois des voix qui me touchent, comme récemment
celle du ténor Anthony Rolfe Johnson. Mais encore là, j'ai entendu
peut-être 4 pièces... c'est bien peu pour se faire une opinion. J'y
pense: j'ai appris les pianissimi avec Montserrat Caballé. Je l'ai
entendue, je me suis dit: ah! elle fait ça comme ça... puis je l'ai.
Je sens ce que les chanteurs font. Alors quand j'entends une voix
tendue, je deviens la gorge serrée, c'est un supplice...
L.S.V.: Y a-t-il des gens avec qui vous avez
particulièrement aimé travailler?
L.F.: Ma professeure, Marlena Malas,
entend parfaitement tout ce qui cloche avec une voix. On peut lui
arriver avec un problème, et elle sait comment le régler. Bien
souvent, je suis arrivée chez elle en lui disant: tel passage de cet
air, je ne sais pas comment le chanter. Elle me dit: fait ceci et
cela. Je le fais, et ça marche. J'ai pleine confiance en ce qu'elle
me dit.
L.S.V.: Y a-t-il des rôles que vous n'avez
toujours pas abordés, mais que vous rêvez d'interpréter, peut-être
un peu plus tard, quand la voix aura vieilli un
peu?
L.F.: Il reste peu de rôles qui ne sont pas à
ma portée, à l'heure actuelle. Ce que je ne fais pas sur scène,
c'est probablement seulement parce qu'on ne m'a pas engagée pour le
faire! J'aimerais un jour faire Mélisande dans Pelléas et Mélisande
et Blanche de la Force dans Dialogues des Carmélites. Ce sont des
rôles que présentement j'aimerais faire. Mais à part de ça... Le
rôle que je rêvais de faire, c'est Violetta dans La Traviata, et ça
été l'un des premiers que j'ai chantés. Contrairement à beaucoup de
gens, je n'ambitionne pas de chanter Wagner. J'aime bien en écouter,
quelquefois, partition en main, mais ça ne m'intéresse pas de le
chanter. C'est lourd, j'ai l'impression que ça ne va nulle part.
C'est aussi loin de mon tempérament.
L.S.V.: Vous
considérez-vous comme une puriste? Par exemple, que pensez-vous des
mises en scène modernes?
L.F.: Je n'ai
rien contre en tant que tel, bien que je trouve qu'il y ait bien
souvent un manque d'originalité. Mimi qui meure d'une overdose, ça
été fait. Doit-on le refaire continuellement? J'en ai fait, des
productions modernes: Don Giovanni dans les années 1970, Carmen...
n'importe quand! Mais si on tient tant à la modernité, pourquoi ne
pas composer d'oeuvres nouvelles? Il y a en a des opéras plus
contemporains, par exemple Nixon in China. Composons de nouvelles
oeuvres. Je n'ai rien contre l'innovation dans la mise en scène,
tant que l'intégrité des personnages est respectée.
Là où j'agis en puriste, c'est dans le
respect de la musique. Tout est écrit dans la partition, et il faut
la respecter. Tenir une note plus longtemps pour faire un effet,
parce qu'elle est belle? Non. Évidemment ça dépend des styles. Mais
comme je ne connais pas les traditions, je lis la partition, et
j'interprète en respectant ce que le compositeur a écrit.
L.S.V.: Les jeunes qui ambitionnent de faire
carrière à l'opéra se font souvent dire combien c'est le métier le
plus difficile, combien il n'y a plus d'argent pour monter des
productions. Est-ce bien vrai?
L.F.: C'est vrai qu'il y a trop de
chanteurs, aujourd'hui. Avant, faire carrière à la scène, c'était
péché, c'était mal vu. Alors peu de gens avaient suffisamment la
piqûre pour se lancer là-dedans. Maintenant, non seulement ça n'est
plus le cas, mais il y a l'attrait des médias: tout le monde veut
être une vedette. Les gens ne vont pas nécessairement en musique
pour l'amour du chant, mais parce qu'ils veulent être des vedettes.
Il y a trop de gens qui étudient... Le chant n'est pas une
discipline où le dicton «si on veut, on peut» est valide. Ça prend
beaucoup de choses pour y réussir, avant même de commencer à
étudier: ça prend une voix agréable, de bonne dimension pour remplir
une salle de 2 500 places; un talent musical, une intelligence de la
musique; une bonne santé et la forme physique, pour bien résister
aux virus et à la fatigue du voyage; un talent pour les langues et
la diction; et un minimum d'entrepreneurship pour débuter la
carrière, avant d'avoir un agent. Ça n'est peut-être pas le métier
LE PLUS difficile qui soit, mais c'est effectivement très
difficile. English Version... |
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