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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 4

Muhly, Mazzoli et le métissage musical

Par Crystal Chan / 1 décembre 2011

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«J’ai voulu composer de la musique pour une religion imaginaire, dit Missy Mazzoli en parlant d’une œuvre en chantier. Mon voisin, ici à Brooklyn, a construit sa maison à l’aide de bouteilles, de verre et de béton – sa cathédrale à lui. Son art avait quelque chose de spontané, joyeux, exubérant et obsessif. Quel serait l’équivalent en musique? Cela m’a fait réfléchir à la façon dont la religion domine la musique depuis plus de 2000 ans. J’adore la musique sacrée, mais je sentais une distance du fait que je n’ai pas été élevée dans la religion. Étrangement, une partie de moi voulait s’en rapprocher.» L’œuvre qui en a résulté est inspirée de chorals de Bach, mais elle en fait «quelque chose de particulier et d’inédit».

Mazzoli compose de la musique classique indépendante: «indie classical», comme elle dit. On parle de musique hybride depuis quelque temps déjà, et les artistes se réclamant de cette mouvance sont entre autres endisqués chez New Amsterdam, Cantaloupe, Bedroom Community ou Non Classical (maison fondée par le petit-fils de Sergueï Prokofiev). Il est difficile de regrouper sous une seule étiquette une telle variété d’artistes transfuges comme Mazzoli. À l’instar de la pièce que lui a inspirée la maison-cathédrale de son voisin, sa musique est essentiellement un amalgame d’ancien et de nouveau. Ayant suivi le programme du conservatoire de musique, à l’Université de Boston et à Yale, Mazzoli a également étudié auprès de Louis Andriessen à Amsterdam. Ses œuvres ont été jouées à Carnegie Hall, mais aussi dans des lieux normalement voués à la pop. Elle a même fondé son propre groupe, appelé Victoire, sauf que ses membres savent lire la musique et jouer du violon et de la clarinette, et que personne ne chante.

Nico Muhly est également un compositeur de musique classique indépendante établi à New York. Ce diplômé de Juilliard, qui entretient des liens avec Philip Glass, a atteint une certaine célébrité qu’est venue confirmer la création de deux opéras en 2011. Entre les commandes d’œuvres classiques (notamment pour l’organiste Chris Lane – lire l’article à son sujet à la page 48), il compose de la musique de film et des chansons pour des artistes pop, dont Björk, Grizzly Bear et Jónsi, de Sigur Rós. Comme Mazzoli, Muhly rafraîchit les formes classiques avec ses idées nouvelles. Son opéra Two Boys se déroule dans des forums de discussion en ligne. Keep in Touch fait s’entremêler une chaconne pour alto et une bande audio du musicien pop Antony Hegarty. Dissolve, O My Heart pour violon solo s’inspire également de la chaconne, plus précisément de celle en mineur de Bach. Elle s’ouvre sur la même célébrissime triade.

Un concert de Warhol Dervish verra la création canadienne de ces deux œuvres et d’autres encore, ainsi que celle d’une œuvre que le Kronos Quartet a commandée au compositeur d’Ottawa Richard Reed Parry (membre d’Arcade Fire et du Bell Orchestre). Malgré son manque de formation musicale, Parry produit de la musique instrumentale de plus en plus appréciée. À l’automne 2011, le Kitchener Waterloo Symphony a fait paraître un disque qui présente des œuvres de Muhly et de Parry. Mazzoli, Muhly et Parry, ainsi qu’une multitude d’autres compositeurs de «musique classique indépendante», sont jeunes (Mazzoli a 31 ans, Muhly en a 31, et Parry, 34). Ils connaissent bien les médias sociaux et la culture populaire, et le mélange des genres les intrigue.

Néanmoins, on ne peut guère considérer la musique classique indépendante comme un genre musical en soi, car sur le plan sonore, cette musique n’a pas de dénominateur commun. En effet, le but de l’opération, c’est justement la pluralité de l’inspiration. «Il s’agit d’un mouvement social plus que d’un mouvement musical», explique Mazzoli. Les choses deviennent encore moins claires si l’on pense à la distinction entre la musique populaire écrite par des compositeurs classiques et la musique instrumentale composée par des artistes pop. Ou lorsqu’on songe à des compositeurs de musique classique qui font partie de groupes de musique pop, mais sans effectuer de recoupement entre les deux genres. Cette crise d’identité (qui émeut les critiques plus que les musiciens!) ébranle la suprématie du compositeur par rapport à l’interprète: les deux rôles se confondent dans la pop mais non dans le classique. Toutefois, avec la confusion des genres, les compositeurs sont les premiers à se repositionner. On crée des catégories comme «musique classique indépendante» pour cerner cette évolution. Mais les choses ont-elles vraiment changé à tel point qu’on soit obligé de créer une nouvelle école? Le mélange de l’ancien et du nouveau ne date pas d’hier, non plus que les compositeurs qui tour à tour adoptent et rejettent les formes d’expression populaires. Qu’on parle de musique classique indépendante ou contemporaine, ce sont des tentatives aussi ambiguës l’une que l’autre de délimiter un genre musical.

Inécoutable, la musique moderne?
On dit souvent que la musique instrumentale du XXe siècle est inécoutable. Les œuvres de Stravinski sont dissonantes et le sérialisme l’est encore plus, au point de faire fuir le public. Quant aux musiciens, ils ont l’impression d’être en disharmonie, surtout par rapport aux milieux universitaires. Dans le blogue de NPR, Mazzoli a déclaré que ces milieux forment une société fermée qui, par son mépris pour la musique influencée par la pop, bride la diversité ethnique et musicale, entre autres effets néfastes. Les bailleurs de fonds se détournent des compositeurs, et d’ailleurs, il y a de moins en moins de subventions à attendre des institutions. Même si cette évolution n’est pas aussi rapide et flagrante au Canada qu’à New York, la situation devient similaire de part et d’autre de la frontière.

Le manque de bailleurs de fonds et la froideur des communautés artistiques établies semblent avoir produit un cercle vicieux. Pour s’en sortir, les musiciens qui ne peuvent plus guère compter sur des subventions, des fondations ou des donateurs observent la façon dont les artistes pop cultivent leur public. Ils se lancent dans des projets collectifs (au risque de se faire accuser d’être des «vendus»). Voici comment Mazzoli décrit l’un des moyens peu orthodoxes de gagner sa vie qu’elle utilise: «J’ai animé de nombreux événements de collecte de fonds. J’ai appris que les gens veulent surtout avoir un accès authentique à l’art et à l’artiste. Par exemple, je joue une section d’une œuvre un mois avant sa création afin d’avoir l’occasion d’en parler. Ainsi, les gens qui veulent contribuer au projet ont l’impression d’avoir un accès privilégié. Cela permet d’éliminer très vite de nombreuses barrières». Les musiciens font preuve d’imagination quand il s’agit de réduire leurs dépenses: au lieu d’embaucher à l’externe, ils demandent à des amis de contribuer aux projets en échangeant leurs talents ou pour un cachet très modique.

La perte d’intérêt de la part des universitaires encourage les musiciens à regarder au-delà de leurs mentors et confrères de l'école pour former une nouvelle communauté. Ils sortent du cercle de la musique classique et même de la mu­sique tout court, à la re­cherche d’idées et d’intérêts communs sans tenir compte du domaine professionnel de tout un chacun. Muhly décrit ainsi cette communauté autonome: «Je fais de la musique avec ceux que j’aime et le fait est que j’aime beaucoup de gens différents. J’aimerais collaborer avec un architecte! Je ne me vois pas pour autant en rupture, ou comme un transfuge.» À mesure que les compositeurs travaillent avec des collègues plus nombreux et diversifiés, ils ont accès à un plus grand public, y compris d’autres artistes qui pourraient vouloir collaborer avec eux. En fin de compte, puisque les compositeurs créent plus pour se faire plaisir et pour plaire à leurs nouvelles communautés, ils se sentent moins obligés d’adopter les styles normalement exigés pour obtenir des bourses.

Tout ce phénomène de distanciation et d’hybridation encourage une certaine débrouillardise. «Cette autonomie est le fruit de la nécessité, reconnait Maz­zoli. On nous dit que la musique classique est morte, qu’il n’y a plus possibilité d’enregistrer ou de jouer votre musique, que le financement est à sec. C’est ce que nous entendons depuis toujours. Alors, nous nous tournons les uns vers les autres, et vers d’autres modes de financement et de productions de concerts. Je suis ravie d’appartenir à un groupe de jeunes musiciens qui s’intéressent à cette façon de faire et qui se réunissent pour faire quelque chose de nouveau, d’intéressant et d’amusant.»

Un terrain de jeu postmoderne
Bien entendu, il y a belle lurette que les élites rejettent les transfuges ou les échanges interdisciplinaires. Mais ce qui est nouveau, c’est l’ampleur du métissage qui se produit. «Nous disposons d’un terrain de jeu bien plus grand», explique l’altiste Pemi Paull, cofondateur de Warhol Dervish et collaborateur à La Scena Musicale. Celui-ci estime qu’on se rend compte maintenant de la variété qui existe dans le monde. «Quand j’étais petit, Ravi Shankar était tout ce qu’on connaissait de la musique indienne. Maintenant, on peut écouter, à volonté, 10000 musiciens indiens.»

Comme dans d’autres domaines, le temps qui s’écoule entre chaque norme se réduit petit à petit. Pendant longtemps, les concerts étaient le seul moyen d’entendre de la musique. Puis vinrent le disque, la cassette, le CD, les téléchargements et la diffusion en continu. On dit souvent que le passage au numérique est considérable, parce que les auditeurs ne sont plus encouragés à écouter un album en entier. D’après une étude effectuée en 2011 par Nielsen-MIDEM, les téléchargements ont déjà perdu de leur popularité, puisque le nombre d’usagers qui écoutent des vidéos en continu dépasse le nombre de ceux qui téléchargent de la musique. Puisqu’elle est quasiment instantanée, la diffusion en continu nourrit la curiosité musicale bien plus que le téléchargement. Les auditeurs peuvent ainsi aller d’un des «10 000 musiciens indiens» à un autre et écouter une chaconne de Bach interprétée de mille manières différentes.

Tout cela veut dire que les compositeurs de musique classique indépendante, majoritairement des jeunes dans la vingtaine ou trentaine, comptent parmi les premiers dont la carrière se déroule à une époque où la musique enregistrée est accessible comme jamais auparavant. Le site YouTube, principale source de visionnement de vidéos de musique en continu, n’existe que depuis novembre 2005. Ces constatations n’appartiennent pas au champ de la musique classique? Peu importe. En fait, la culture est bien le reflet d’une société. Ces compositeurs, comme tous les artistes, créent des œuvres qui sont le reflet de leur manière de vivre et de penser.

D’une chanson de la plus haute antiquité à celle composée il y a quelques minutes, de mélodies jouées à Lhasa aux airs chantés à Chicoutimi, les musiciens ont hâte de s’imprégner de toute cette musique qui s’offre à eux. Comme le fait remarquer Paull, jusqu’à récemment, «le caractère unique de sa musique était le critère du talent d’un musicien; mais à présent, il est préférable de connaître une variété de musiques différentes.» En revanche, les compositeurs ont maintenant moins de mal à trouver des musiciens capables et disposés à s’aventurer dans différents styles.

D’ailleurs, le manque d’ouverture au monde au-delà de la musique est devenu un handicap. Muhly, qui est diplômé en littérature anglaise de l’Université Columbia, ne mentionne même pas la musique lorsqu’on lui demande ce qui l’inspire. «À mon avis, la meilleure chose à faire, c’est de lire avec voracité, dit-il. Les livres, les magazines, n’importe quoi, mais rien sur la musique. Les recueils de recettes m’emballent, les romans historiques aussi, même les manuels techniques: comment fabriquer un couteau par exemple. Se laisser happer par Internet, ça peut être amusant aussi. On devient un visiteur dans un univers totalement étranger, et c’est cela l’essence même de l’écoute musicale.»

Et Mazzoli d’ajouter: «L’image du compositeur génial qui s’isole pour composer est totalement dépassée.» De nos jours, les compositeurs voient leur travail comme un effort d’assimilation autant que de création de culture.

«La musique que vous seul pouvez composer»
C’est toutefois ce même goût pour la variété qui a suscité l’ire du critique et lauréat du prix Pulitzer Justin Davidson, dans un article du numéro de mars 2011 du New York Magazine. Il estime que Muhly et Mazzoli font partie d’une «génération de compositeurs omnivores qui font les poubelles dans les styles du passé et des pays exotiques», concluant «qu’avec tout un éventail intimidant de choix, leur musique est truffée d’allusions et d’ambitions exagérées, et pourtant, elle donne l'impression de suffoquer d’un excès de liberté.» Est-ce là l’avenir prédit par Alex Ross, qui affirmait que «la reproduction supplantera la production» et que «la nouvelle musique consistera en des réarrangements de l’ancienne»?

Lorsque le Wall Street Journal a demandé à Muhly de commenter l’attaque de Davidson, il a répondu: «C’est le vieil argument rabâché du bon vieux temps. Comme ces gens qui se scandalisent parce qu’on trouve des piments asiatiques au supermarché et que tout un chacun peut maintenant cuisiner son curry. La fin du monde! Les jeunes artistes ont toujours eu accès à une foule de choses, et la question demeure de savoir s’ils ont les compétences nécessaires pour s’en servir.»

Il est vrai que dans d’autres courants musicaux, tels que le rock ou le jazz – ou la musique classique avant le XXe siècle – il n’est pas mal vu de recréer des formes établies. Mazzoli estime que l’accumulation d’influences de tous genres peut, paradoxalement, ouvrir la porte à l’originalité. «Vous devez écrire la musique que vous seul pouvez composer». Cela renvoie à «la somme de vos influences et expériences, qui vous est propre. J’essaie de composer une musique caractéristique de mon époque et l’espace que j’occupe dans le monde. Je n’essaie pas de recréer ce qui s’est fait dans les années 1950, 1960 ou 1990. Ma musique vient d’endroits différents et celle que je préfère – classique, pop ou autre – comporte toujours un élément familier entrecoupé de merveilleuses surprises.»

Il pourrait être étonnant de voir quelle sera la catégorie occupée par la musique classique indépendante d’ici cinquante ans. Y verra-t-on une stratégie pour commercialiser la musique classique instrumentale? Sera-t-elle traitée dans un livre d’histoire de la musique juste après le minimalisme? Sonnera-t-elle le glas de la musique classique pour le grand public, comme l’on fait Dylan ou Davis avec le folk et le jazz quand ils ont électrisé leurs instruments? Ou tombera-t-elle aux oubliettes? Un peu de patience. La taxinomie peut attendre.

Quoi qu’il en soit, si Mazzoli espère une chose, c’est «que les gens continuent d’écouter de la musique».

Elle a peut-être raison. Laissons la musique parler d’elle-même.


Warhol Dervish interprète Muhly, Mazzoli et Parry à la Sala Rossa, suivi de The Youjsh (autre ensemble hybride). Le 18 décembre à 21h.
Pour plus d’info sur Warhol Dervish et le concert, voir www.violalotus.tumblr.com

Cet article est le premier d’une série explorant la nouvelle musique dans des contextes sociaux. Au prochain numéro – L’ascension des nouveaux ensembles: les dessous de l’entreprenariat musical.

Traduction: Anne Stevens


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