Version Flash ici.
«J’ai voulu composer de la musique
pour une religion imaginaire, dit Missy Mazzoli en parlant d’une œuvre
en chantier. Mon voisin, ici à Brooklyn, a construit sa maison à l’aide
de bouteilles, de verre et de béton – sa cathédrale à lui. Son
art avait quelque chose de spontané, joyeux, exubérant et obsessif.
Quel serait l’équivalent en musique? Cela m’a fait réfléchir
à la façon dont la religion domine la musique depuis plus de 2000
ans. J’adore la musique sacrée, mais je sentais une distance du fait
que je n’ai pas été élevée dans la religion. Étrangement, une
partie de moi voulait s’en rapprocher.» L’œuvre qui en a résulté
est inspirée de chorals de Bach, mais elle en fait «quelque chose
de particulier et d’inédit».
Mazzoli compose de la musique classique
indépendante: «indie classical», comme elle dit. On parle de musique
hybride depuis quelque temps déjà, et les artistes se réclamant de
cette mouvance sont entre autres endisqués chez New Amsterdam,
Cantaloupe, Bedroom Community ou Non Classical (maison fondée par le
petit-fils de Sergueï Prokofiev). Il est difficile de regrouper sous
une seule étiquette une telle variété d’artistes transfuges comme
Mazzoli. À l’instar de la pièce que lui a inspirée la maison-cathédrale
de son voisin, sa musique est essentiellement un amalgame d’ancien
et de nouveau. Ayant suivi le programme du conservatoire de musique,
à l’Université de Boston et à Yale, Mazzoli a également étudié
auprès de Louis Andriessen à Amsterdam. Ses œuvres ont été jouées
à Carnegie Hall, mais aussi dans des lieux normalement voués à la
pop. Elle a même fondé son propre groupe, appelé Victoire, sauf que
ses membres savent lire la musique et jouer du violon et de la clarinette,
et que personne ne chante.
Nico Muhly est également un compositeur
de musique classique indépendante établi à New York. Ce diplômé
de Juilliard, qui entretient des liens avec Philip Glass, a atteint
une certaine célébrité qu’est venue confirmer la création
de deux opéras en 2011. Entre les commandes d’œuvres classiques
(notamment pour l’organiste Chris Lane – lire l’article à son
sujet à la page 48), il compose de la musique de film et des chansons
pour des artistes pop, dont Björk, Grizzly Bear et Jónsi, de Sigur
Rós. Comme Mazzoli, Muhly rafraîchit les formes classiques avec ses
idées nouvelles. Son opéra Two Boys se déroule dans des forums
de discussion en ligne. Keep in Touch
fait s’entremêler une chaconne pour alto et une bande audio du musicien
pop Antony Hegarty. Dissolve, O My Heart pour violon solo s’inspire
également de la chaconne, plus précisément de celle en ré
mineur de Bach. Elle s’ouvre sur la même célébrissime triade.
Un concert de Warhol Dervish verra la
création canadienne de ces deux œuvres et d’autres encore, ainsi
que celle d’une œuvre que le Kronos Quartet a commandée au compositeur
d’Ottawa Richard Reed Parry (membre d’Arcade Fire et du Bell Orchestre).
Malgré son manque de formation musicale, Parry produit de la musique
instrumentale de plus en plus appréciée. À l’automne 2011, le Kitchener
Waterloo Symphony a fait paraître un disque qui présente des œuvres
de Muhly et de Parry. Mazzoli, Muhly et Parry, ainsi qu’une multitude
d’autres compositeurs de «musique classique indépendante», sont
jeunes (Mazzoli a 31 ans, Muhly en a 31, et Parry, 34). Ils connaissent
bien les médias sociaux et la culture populaire, et le mélange des
genres les intrigue.
Néanmoins, on ne peut guère considérer
la musique classique indépendante comme un genre musical en soi, car
sur le plan sonore, cette musique n’a pas de dénominateur commun.
En effet, le but de l’opération, c’est justement la pluralité
de l’inspiration. «Il s’agit d’un mouvement social plus que d’un
mouvement musical», explique Mazzoli. Les choses deviennent encore
moins claires si l’on pense à la distinction entre la musique populaire
écrite par des compositeurs classiques et la musique instrumentale
composée par des artistes pop. Ou lorsqu’on songe à des compositeurs
de musique classique qui font partie de groupes de musique pop, mais
sans effectuer de recoupement entre les deux genres. Cette crise d’identité
(qui émeut les critiques plus que les musiciens!) ébranle la suprématie
du compositeur par rapport à l’interprète: les deux rôles se confondent
dans la pop mais non dans le classique. Toutefois, avec la confusion
des genres, les compositeurs sont les premiers à se repositionner.
On crée des catégories comme «musique classique indépendante» pour
cerner cette évolution. Mais les choses ont-elles vraiment changé
à tel point qu’on soit obligé de créer une nouvelle école? Le
mélange de l’ancien et du nouveau ne date pas d’hier, non plus
que les compositeurs qui tour à tour adoptent et rejettent les formes
d’expression populaires. Qu’on parle de musique classique indépendante
ou contemporaine, ce sont des tentatives aussi ambiguës l’une que
l’autre de délimiter un genre musical.
Inécoutable, la musique moderne?
On dit souvent que la musique instrumentale du XXe siècle
est inécoutable. Les œuvres de Stravinski sont dissonantes et le sérialisme
l’est encore plus, au point de faire fuir le public. Quant aux musiciens,
ils ont l’impression d’être en disharmonie, surtout par rapport
aux milieux universitaires. Dans le blogue de NPR, Mazzoli a déclaré
que ces milieux forment une société fermée qui, par son mépris pour
la musique influencée par la pop, bride la diversité ethnique et musicale,
entre autres effets néfastes. Les bailleurs de fonds se détournent
des compositeurs, et d’ailleurs, il y a de moins en moins de subventions
à attendre des institutions. Même si cette évolution n’est pas
aussi rapide et flagrante au Canada qu’à New York, la situation devient
similaire de part et d’autre de la frontière.
Le manque de bailleurs de fonds et la
froideur des communautés artistiques établies semblent avoir produit
un cercle vicieux. Pour s’en sortir, les musiciens qui ne peuvent
plus guère compter sur des subventions, des fondations ou des donateurs
observent la façon dont les artistes pop cultivent leur public. Ils
se lancent dans des projets collectifs (au risque de se faire accuser
d’être des «vendus»). Voici comment Mazzoli décrit l’un des
moyens peu orthodoxes de gagner sa vie qu’elle utilise: «J’ai animé
de nombreux événements de collecte de fonds. J’ai appris que les
gens veulent surtout avoir un accès authentique à l’art et à l’artiste.
Par exemple, je joue une section d’une œuvre un mois avant sa création
afin d’avoir l’occasion d’en parler. Ainsi, les gens qui veulent
contribuer au projet ont l’impression d’avoir un accès privilégié.
Cela permet d’éliminer très vite de nombreuses barrières». Les
musiciens font preuve d’imagination quand il s’agit de réduire
leurs dépenses: au lieu d’embaucher à l’externe, ils demandent
à des amis de contribuer aux projets en échangeant leurs talents ou
pour un cachet très modique.
La perte d’intérêt de la part des
universitaires encourage les musiciens à regarder au-delà de leurs
mentors et confrères de l'école pour former une nouvelle communauté.
Ils sortent du cercle de la musique classique et même de la musique
tout court, à la recherche d’idées et d’intérêts communs sans
tenir compte du domaine professionnel de tout un chacun. Muhly décrit
ainsi cette communauté autonome: «Je fais de la musique avec ceux
que j’aime et le fait est que j’aime beaucoup de gens différents.
J’aimerais collaborer avec un architecte! Je ne me vois pas pour autant
en rupture, ou comme un transfuge.» À mesure que les compositeurs
travaillent avec des collègues plus nombreux et diversifiés, ils ont
accès à un plus grand public, y compris d’autres artistes qui pourraient
vouloir collaborer avec eux. En fin de compte, puisque les compositeurs
créent plus pour se faire plaisir et pour plaire à leurs nouvelles
communautés, ils se sentent moins obligés d’adopter les styles normalement
exigés pour obtenir des bourses.
Tout ce phénomène de distanciation
et d’hybridation encourage une certaine débrouillardise. «Cette
autonomie est le fruit de la nécessité, reconnait Mazzoli. On nous
dit que la musique classique est morte, qu’il n’y a plus possibilité
d’enregistrer ou de jouer votre musique, que le financement est à
sec. C’est ce que nous entendons depuis toujours. Alors, nous nous
tournons les uns vers les autres, et vers d’autres modes de financement
et de productions de concerts. Je suis ravie d’appartenir à un groupe
de jeunes musiciens qui s’intéressent à cette façon de faire et
qui se réunissent pour faire quelque chose de nouveau, d’intéressant
et d’amusant.»
Un terrain de jeu postmoderne
Bien entendu, il y a belle lurette que les élites rejettent les
transfuges ou les échanges interdisciplinaires. Mais ce qui est nouveau,
c’est l’ampleur du métissage qui se produit. «Nous disposons d’un
terrain de jeu bien plus grand», explique l’altiste Pemi Paull, cofondateur
de Warhol Dervish et collaborateur à La Scena Musicale. Celui-ci
estime qu’on se rend compte maintenant de la variété qui existe
dans le monde. «Quand j’étais petit, Ravi Shankar était tout ce
qu’on connaissait de la musique indienne. Maintenant, on peut écouter,
à volonté, 10000 musiciens indiens.»
Comme dans d’autres domaines, le temps
qui s’écoule entre chaque norme se réduit petit à petit. Pendant
longtemps, les concerts étaient le seul moyen d’entendre de la musique.
Puis vinrent le disque, la cassette, le CD, les téléchargements et
la diffusion en continu. On dit souvent que le passage au numérique
est considérable, parce que les auditeurs ne sont plus encouragés
à écouter un album en entier. D’après une étude effectuée en
2011 par Nielsen-MIDEM, les téléchargements ont déjà perdu de leur
popularité, puisque le nombre d’usagers qui écoutent des vidéos
en continu dépasse le nombre de ceux qui téléchargent de la musique.
Puisqu’elle est quasiment instantanée, la diffusion en continu nourrit
la curiosité musicale bien plus que le téléchargement. Les auditeurs
peuvent ainsi aller d’un des «10 000 musiciens indiens» à un autre
et écouter une chaconne de Bach interprétée de mille manières différentes.
Tout cela veut dire que les compositeurs
de musique classique indépendante, majoritairement des jeunes dans
la vingtaine ou trentaine, comptent parmi les premiers dont la carrière
se déroule à une époque où la musique enregistrée est accessible
comme jamais auparavant. Le site YouTube, principale source de visionnement
de vidéos de musique en continu, n’existe que depuis novembre 2005.
Ces constatations n’appartiennent pas au champ de la musique classique?
Peu importe. En fait, la culture est bien le reflet d’une société.
Ces compositeurs, comme tous les artistes, créent des œuvres qui sont
le reflet de leur manière de vivre et de penser.
D’une chanson de la plus haute antiquité
à celle composée il y a quelques minutes, de mélodies jouées à
Lhasa aux airs chantés à Chicoutimi, les musiciens ont hâte de s’imprégner
de toute cette musique qui s’offre à eux. Comme le fait remarquer
Paull, jusqu’à récemment, «le caractère unique de sa musique était
le critère du talent d’un musicien; mais à présent, il est préférable
de connaître une variété de musiques différentes.» En revanche,
les compositeurs ont maintenant moins de mal à trouver des musiciens
capables et disposés à s’aventurer dans différents styles.
D’ailleurs, le manque d’ouverture
au monde au-delà de la musique est devenu un handicap. Muhly, qui est
diplômé en littérature anglaise de l’Université Columbia, ne mentionne
même pas la musique lorsqu’on lui demande ce qui l’inspire. «À
mon avis, la meilleure chose à faire, c’est de lire avec voracité,
dit-il. Les livres, les magazines, n’importe quoi, mais rien sur la
musique. Les recueils de recettes m’emballent, les romans historiques
aussi, même les manuels techniques: comment fabriquer un couteau par
exemple. Se laisser happer par Internet, ça peut être amusant aussi.
On devient un visiteur dans un univers totalement étranger, et c’est
cela l’essence même de l’écoute musicale.»
Et Mazzoli d’ajouter: «L’image du
compositeur génial qui s’isole pour composer est totalement dépassée.»
De nos jours, les compositeurs voient leur travail comme un effort d’assimilation
autant que de création de culture.
«La musique que vous seul pouvez
composer»
C’est toutefois ce même goût pour la variété qui a suscité
l’ire du critique et lauréat du prix Pulitzer Justin Davidson, dans
un article du numéro de mars 2011 du New York Magazine. Il estime que
Muhly et Mazzoli font partie d’une «génération de compositeurs
omnivores qui font les poubelles dans les styles du passé et des pays
exotiques», concluant «qu’avec tout un éventail intimidant
de choix, leur musique est truffée d’allusions et d’ambitions exagérées,
et pourtant, elle donne l'impression de suffoquer d’un excès de liberté.»
Est-ce là l’avenir prédit par Alex Ross, qui affirmait que «la
reproduction supplantera la production» et que «la nouvelle musique
consistera en des réarrangements de l’ancienne»?
Lorsque le Wall Street Journal
a demandé à Muhly de commenter l’attaque de Davidson, il a répondu:
«C’est le vieil argument rabâché du bon vieux temps. Comme ces
gens qui se scandalisent parce qu’on trouve des piments asiatiques
au supermarché et que tout un chacun peut maintenant cuisiner son curry.
La fin du monde! Les jeunes artistes ont toujours eu accès à une foule
de choses, et la question demeure de savoir s’ils ont les compétences
nécessaires pour s’en servir.»
Il est vrai que dans d’autres courants
musicaux, tels que le rock ou le jazz – ou la musique classique avant
le XXe siècle – il n’est pas mal vu de recréer des
formes établies. Mazzoli estime que l’accumulation d’influences
de tous genres peut, paradoxalement, ouvrir la porte à l’originalité.
«Vous devez écrire la musique que vous seul pouvez composer». Cela
renvoie à «la somme de vos influences et expériences, qui vous est
propre. J’essaie de composer une musique caractéristique de mon époque
et l’espace que j’occupe dans le monde. Je n’essaie pas de recréer
ce qui s’est fait dans les années 1950, 1960 ou 1990. Ma musique
vient d’endroits différents et celle que je préfère – classique,
pop ou autre – comporte toujours un élément familier entrecoupé
de merveilleuses surprises.»
Il pourrait être étonnant de voir quelle
sera la catégorie occupée par la musique classique indépendante d’ici
cinquante ans. Y verra-t-on une stratégie pour commercialiser la musique
classique instrumentale? Sera-t-elle traitée dans un livre d’histoire
de la musique juste après le minimalisme? Sonnera-t-elle le glas de
la musique classique pour le grand public, comme l’on fait Dylan ou
Davis avec le folk et le jazz quand ils ont électrisé leurs instruments?
Ou tombera-t-elle aux oubliettes? Un peu de patience. La taxinomie peut
attendre.
Quoi qu’il en soit, si Mazzoli espère
une chose, c’est «que les gens continuent d’écouter de la musique».
Elle a peut-être raison. Laissons la
musique parler d’elle-même.