Je me souviens de Maureen Forrester Par Joseph So
/ 21 février 2006
English Version...
Maureen
Forrester, l'une des plus grandes contraltos au monde, a célébré son 75e
anniversaire de naissance en juillet dernier. Je n'oublie pas ce jour
d'anniversaire, puisque vers la même période, il y a cinq ans, je lui rendais
hommage à l'occasion de la réception du premier prix remis par Opera Canada. Je
conserve un souvenir bien vivant de l'interview dans une résidence pour
artistes retraités au centre-ville de Toronto, un matin d'été ensoleillé. À 70
ans, elle disait avoir encore beaucoup à donner. Ce qui dans ma mémoire ressort
le plus distinctement de notre conversation, c'est lorsqu'elle lança avec un
sourire entendu : « Je dis aux gens que la minute où ils me mettront dans une
boîte, j'ouvrirai probablement le couvercle pour dire : "Hé! Attendez un peu,
voici une autre chanson!" »
Les cinq années qui ont suivi furent éprouvantes pour
Maureen Forrester. Bien que le public l'ignorât à l'époque, dans l'industrie on
savait qu'elle était malade depuis un certain temps. Je crois que cette
rencontre fut sa dernière véritable interview. Les médias se sont toujours
montrés protecteurs envers elle et soucieux de préserver sa vie privée. Encore
aujourd'hui, la plupart d'entre nous préférons la voir telle qu'elle était :
une grande artiste d'abord, mais aussi une personne chaleureuse et souriante,
douée d'un sens aigu de la répartie. Cela peut surprendre qu'elle soit victime
de cette terrible maladie qu'est la démence. Je ne l'ai pas revue en public
depuis la cérémonie où le premier ministre du Québec Jean Charest lui conférait
le titre d'Officier de l'Ordre national du Québec, en avril 2004. Même si elle
ne prononça pas mot, on peut dire que c'était la grande Maureen qui était là:
vêtue dans ses plus beaux atours, elle était resplendissante.
Dans les 18 mois d'intervalle, j'avais appris que sa
santé avait sérieusement décliné. À l'instar d'autres personnes souffrant de
démence, sa maladie lui a volé ce qu'il y avait de plus précieux en elle.
Récemment, une amie, la pianiste Ruth Morawetz, et moi sommes allés lui rendre
visite dans un centre de soins de santé longue durée où elle réside. Sur la
porte de sa chambre se trouve la couverture du programme de son premier récital
au New York Town Hall en 1956, avec une magnifique photographie de la jeune
chanteuse. C'était un après-midi ensoleillé et chaud, nous avons donc décidé de
pousser son fauteuil roulant jusqu'au ravissant jardin dans la cour. Il n'est
jamais aisé de déterminer le niveau de conscience d'un patient atteint de
démence, mais j'ai senti un besoin pressant et inexplicable de la « rejoindre
». Tandis que nous nous faisions face et que nous nous regardions dans les
yeux, j'ai pris sa main. Je lui ai dit à quel point j'aimais son chant et ce
que sa voix avait représenté pour moi comme pour beaucoup d'autres pendant
toutes ces années. Nous restions assis en silence au milieu des fleurs et une
douce brise soufflait. « Vous êtes si bon », dit-elle soudainement avant de
retomber dans le silence pour le restant de ma visite. Ces mots m'ont
abasourdi. C'était un moment à la fois triste et touchant.
Cela peut paraître banal à dire, mais si la chair se
meurt, l'art demeure. Pour ceux d'entre nous qui ont apprécié le talent de
Maureen Forrester sur scène, nous avons la chance de le trouver intact dans les
enregistrements, les films et dans ses mémoires intitulées Out of character.
Grâce à une carrière qui s'est poursuivie sur un demi-siècle, son héritage
discographique, comprenant des enregistrements des premières années, est
considérable. Ainsi, ses débuts professionnels eurent lieu à Montréal, en 1951,
dans The Music Makers d'Elgar, et à l'opéra en tenant le rôle
d'une couturière dans Louise de Charpentier en 1953. D'autres grands
moments musicaux se sont succédé. Elle a notamment chanté dans la 9e Symphonie
de Beethoven, sous la direction d'Otto Klemperer, et dans Le Messie à
Toronto, avant de faire ses débuts sur la scène parisienne en 1955 et à New
York en 1956. En février 1957, lors du concert d'adieu de Bruno Walter, ce
dernier l'invita à chanter comme soliste dans la Symphonie no 2 de
Malher. Ceci fut un moment charnière dans sa carrière. Et si Forrester a chanté
pour de nombreux autres grands chefs incluant Barbirolli, Beecham, Berstein,
Karajan, Krips, Reiner et Stokowski, c'est la collaboration avec Walter qui a
été déterminante. Sous sa tutelle, Forrester devint l'une des interprètes de
Mahler les plus célébrées de notre époque. Son « Abschied » du Das Lied von der
Erde est suprêmement émouvant. Quel dommage que, pour des raisons
contractuelles, Forrester (une artiste RCA à l'époque) n'ait pu l'enregistrer
avec Walter pour la Columbia. Heureusement, un enregistrement public de la
toute dernière prestation du Das Lied par Walter avec Forrester et
Richard Lewis, mis sur bande au Canergie Hall en 1960, est disponible sur CD
(Music & Arts 4206).
À son point de maturité, la voix de Forrester apparaît
comme une force de la nature dont elle a toujours su user avec beaucoup
d'intelligence et de musicalité. Grâce à une tessiture qui lui permet
d'atteindre le registre mezzo-soprano et de descendre jusqu'au contralto, elle
projette un son intense qui provient des profondeurs et qui enveloppe
l'auditeur d'un timbre à la fois doux, opulent et sombre. En plus d'être une
merveilleuse malhérienne, Forrester a admirablement servi la musique des grands
maîtres couvrant trois siècles, de Bach et Handel à Beethoven, Brahms,
Schubert, Schumann, Strauss, Wagner, Rachmaninov, et d'autres compositeurs du
XXe siècle. Malgré sa renommée internationale – au faîte de sa carrière elle
donnait 120 concerts par année sur les cinq continents – , elle est demeurée
profondément canadienne, donnant en moyenne 30 concerts par année dans son pays
d'origine. À plusieurs reprises, elle a effectué des tournées en Chine et au
Japon à titre de représentante du Canada. De nombreux compositeurs canadiens
tels que Srul Irving Glick, Oskar Morawetz et R. Murray Schafer ont écrit pour
elle.
Artiste de concert avant tout, c'est vers la fin de sa
carrière qu'elle a offert la plupart de ses prestations à l'opéra. Néanmoins,
elle se fit remarquer dans les rôles de Brangaene (dont une version existe sur
vidéo avec Jon Vickers et Roberta Knie de Montréal), Dame Quicky, Erda, Ulrica,
Madame Flora, la vieille Comtesse dans La Dame de Pique, Herodias,
Klytemnestra, la Vieille prieure dans Dialogues des Carmélites de
Poulenc. Sa performance de Madame de Croissy à l'agonie dans une production de
la Compagnie d'opéra canadienne est inoubliable. Démontrant un véritable talent
pour tirer les larmes de son public, elle se montrait toujours très gaie une
fois le rideau tombé. Ainsi son entrée dans une pièce était annoncée par sa
voix sonore et son grand rire contagieux, avant que n'apparaisse enfin son
visage souriant. « Je n'ai jamais eu de conflit avec les chefs d'orchestre. Ils
m'apprécient pour ma ponctualité, pour ma bonne humeur et parce que je connais
mon rôle. »
Il faut croire que nul autre chanteur classique au
Canada ne fut aussi honoré que Maureen Forrester. Récipiendaire de 30 doctorats
honorifiques, elle fut nommée compagnon de l'Ordre du Canada (1967),
chancelière de l'Université Wilfrid-Laurier (1986-1990) et présidente du
Conseil des arts du Canada (1983-1988). À partir des années 1990, elle réduisit
ses activités sur le plan international tout en donnant quelques concerts. Au
milieu des années 1990, le compositeur et pianiste David Warrack a écrit Interpretation
of a Life, un recueil de chansons douces-amères inspirées de la vie et
de la carrière de la chanteuse. Ils ont offert ensemble ces chansons au public
lors d'une tournée pan-canadienne en plus de les enregistrer sur CD. La maladie
avançant, les performances de Maureen Forrester devinrent occasionnelles. Sa
dernière performance publique, me semble-t-il, a été un concert-bénéfice de
pleine durée pour la Sinfonietta de Toronto en juin 2001. Soutenue par ses amis
et sa famille, elle a continué à apparaître à titre d'invitée lors de divers
événements publics et galas.
La recherche nous apprend que la mémoire à long
terme est la dernière à disparaître. Pour sa part, Maureen répond toujours au
son de la musique. Je me souviens d'un concert privé donné par la soprano
Mirela Tafaj où Maureen était présente, il y a environ trois ans. Non seulement
Maureen s'est animée au son de la musique, mais après le concert, elle échangea
avec la jeune chanteuse sur les points les plus sensibles de l'art vocal. Elle
racontait ses trucs du métier, à vrai dire. Plus tard, elle s'est assise au
piano pour participer à une ronde de chansons familières. Une fois encore, elle
était dans son élément. Voilà comment je voudrais me souvenir de Maureen
Forrester. [Traduction: Sylvain Bosman]
Nouvelles récentes
L'Université Wilfrid-Laurier annonçait au début de
janvier 2006 avoir fait l'acquisition des archives personnelles de Maureen
Forrester pour un montant de 50 000$. La collection comprend des partitions
écrites et dédiées à la chanteuse par des compositeurs d'ici et d'ailleurs, des
copies de travail annotées de ses propres parties, 4 000 feuilles de musique,
des lettres, des photos et des souvenirs de concert (programmes, affiches,
critiques). L'Université espère trouver un mécène qui permettra l'entretien de
la collection. Le profit de la vente sera affecté aux soins de santé que reçoit
la chanteuse. L'Université entretenait de longue date une association avec
Maureen Forrester, qui y fut chancelière de 1986 à 1990. En 1994, on a donné
son nom à une salle de concert de l'Université. Postes Canada mettra en
circulation en septembre prochain un timbre à l'effigie de la chanteuse.
English Version... |
|