Musiques et cultures - Entrevue avec Jean-Jacques Nattiez Par Bruno Deschênes
/ 21 février 2006
English Version... En
2003, les éditions françaises Actes Sud lançaient Musiques, une nouvelle
encyclopédie de la musique en cinq volumes qui se veut éclectique, mais surtout
moderne, d'où son sous-titre accrocheur : Une encyclopédie pour le XXIe siècle.
Il s'agit de l'édition française de la version italienne originale : Enciclopedia
delle musica, publiée à Turin par Giulio Einaudi entre 2001 et 2005.
Jean-Jacques Nattiez, professeur titulaire à la faculté de musique de
l'Université de Montréal, a dirigé tant la version originale italienne que la
version française dont le troisième volume vient à peine de paraître, et dont
nous attendons les volumes IV et V en 2006 et 2007. L'entrevue que Jean-Jacques
Nattiez m'a accordée m'a permis de découvrir ce en quoi cette encyclopédie est
vraiment contemporaine.
La Scena Musicale : Comment situez-vous votre
encyclopédie par rapport aux encyclopédies plus conventionnelles?
Jean-Jacques Nattiez : Je crois que cette
encyclopédie a un côté provocateur. Par exemple, le premier volume commence par
les musiques du XXe siècle. Trop souvent dans les grandes encyclopédies
classiques, le XXe siècle en constituait la portion congrue, traitée dans les
soixante ou cent dernières pages. Mes collaborateurs et moi désirions faire
état des changements d'approches du phénomène musical dont on peut prendre la
mesure au début du XXIe siècle. Pour nous, les bouleversements intervenus dans
la musique au XXe siècle, qu'il s'agisse des musiques savantes ou des musiques
populaires, justifiaient de marquer clairement ce changement et ce, dès le
premier volume. Pour les cinq volumes, nous avons jugé à propos de procéder par
thème pour se distinguer d'autres encyclopédies, tout en misant sur la
diversité des approches pour chacun de ces thèmes.
Dans ce troisième volume qui vient de paraître, avec
la section initiale sur musique et histoire, le comité éditorial voulait casser
ce cliché selon lequel les musiques dites traditionnelles n'ont pas d'histoire.
Avec les articles sur les théories musicales, nous avons voulu briser ce mythe
qui veut que les aborigènes ne « pensent pas » leur musique. Jusqu'à une date
relativement récente, les anthropologues et ethnomusicologues avaient une
conception de ces sociétés comme étant immuables, comme en témoigne le
malencontreux concept de « sociétés froides » proposé, à tort je crois, par
Claude Lévi-Strauss. En fait, les sociétés autochtones ont une idée très
précise de leur histoire et ont développé des théories musicales dans le vrai
sens du terme. Les concepts que ces cultures imaginent pour désigner le réel
musical sont souvent des métaphores, mais ils ne sont pas plus métaphoriques
que la qualification de masculin et de féminin désignant les thèmes dans la
forme sonate au XIXe siècle en Europe.
LSM : Est-ce que vous traitez des influences
réciproques entre sociétés et cultures ?
JJN : Dans la section « Traditions musicales
et sociétés », nous abordons essentiellement les liens entre l'organisation des
sociétés et la musique de quelques cultures : les aspects économiques, les
rapports avec l'organisation urbaine, avec le travail, le statut professionnel
du musicien, le rôle des castes, le cycle de l'année et de la vie en Afrique.
Notre projet, c'est de donner des exemples aussi diversifiés que possible des
modes de relation entre musiques et organisations sociales.
LSM : Une section qui m'a surpris est celle qui traite
de musique et identité. Comme vous le savez, les discussions sur l'identité
sont à la mode depuis quelques années.
JJN
: Oui, effectivement, mais nous n'avons pas abordé ce thème parce qu'il
est à la mode. L'identité est une question qui découle de la mondialisation. Le
traitement de la question identitaire permet de ne pas en rester à une image
figée de ce que sont les musiques traditionnelles. Dans les congrès
d'ethnomusicologie ,on ne parle plus que de ça. Cela ne veut pas dire, sous le
prétexte que ça envahit tout le champ, qu'il ne soit pas légitime d'en parler.
Dans l'évolution de toute discipline scientifique, lorsqu'un paradigme nouveau
apparaît, il prend toute la place pour ensuite se résorber. Mes collaborateurs
et moi nous sentions très à l'aise de l'inclure dans la mesure où son
traitement reste équilibré par rapport aux autres thèmes du volume.
LSM : Que nous réservent les volumes IV et V ?
JJN : Je dois préciser avant tout que nous
avons utilisé une stratégie bien déterminée pour l'ensemble des cinq volumes.
On a commencé avec le XXe siècle pour montrer la cassure qu'il a apportée. Le
deuxième volume traite des savoirs musicaux, pour illustrer l'éclatement des
connaissances musicologiques qui est, en grande partie, la conséquence de
l'éclatement du phénomène musical : n'oublions pas que c'est au XXe siècle que
l'on découvre les musiques traditionnelles et extra-européennes et, à partir de
1960, la musicologie rencontre à grande échelle les sciences humaines -
l'anthropologie, la sociologie, la psychologie, la linguistique - qui vont
complètement faire exploser le savoir musical. Le troisième volume concerne les
musiques et les cultures. Le quatrième s'appellera Histoires des musiques
européennes, notez le pluriel, pour souligner la pluralité des
approches qui ont pénétré la musicologie historique. Et le cinquième tentera de
faire une synthèse des quatre volumes précédents, que nous espérons provocante
et problématique, et qui s'appellera L'unité de la musique. Le phénomène
musical doit être regardé comme un phénomène planétaire et nous tenterons de
voir si, au-delà de la diversité des manifestations de la musique dans
l'histoire et dans les cultures, il n'existe pas tout de même quelque chose
comme LA musique.
Jean-Jacques Nattiez m'indique que cette encyclopédie
a été conçue pour des mélomanes cultivés. Nous nous retrouvons ici devant une
entreprise qui dépasse largement les bornes d'une encyclopédie classique, en
rupture avec la tradition, qui bouscule les acquis. Malgré cela, je ne crois
pas qu'elle doive être l'apanage exclusif d'un lectorat averti. L'éclectisme,
mais surtout l'ouverture d'esprit dont elle témoigne, fait que tout un chacun
peut y trouver son compte, mélomanes, musiciens mais aussi tous les curieux à
la recherche d'horizons nouveaux en musique. Je crois que ce troisième volume
nous donne l'heure juste sur les musiques les plus diverses dont on ne connaît
souvent rien, contrairement à de nombreux médias qui entretiennent une vision
ambiguë, erronée et je dirais même outrancièrement « exotisée » de ces musiques
(voir à cet effet mon article du numéro de septembre 2005). À découvrir
absolument !
Musique du Kirghizistan
INÉDIT, W260122, 2005, 72 min 27 s
***** $$$$
Le Kirghizistan est un des nombreux coins de l'Asie
centrale dont on a soudainement entendu parler suite à l'effondrement de
l'Union soviétique. Malgré cela, on connaît encore très peu la musique de ce
petit pays situé entre le Kazakhstan au nord, l'Ouzbékistan à l'ouest, le
Tadjikistan au sud et la Chine à l'est. L'ethnomusicologue français Jean
During, qui a fait ces enregistrements, indique que les formes musicales
kirghiz sont plus proches des chants de l'Europe du Nord que de celles des pays
voisins ou encore de l'Inde et de la Perse. On y entend même de la polyphonie,
phénomène rarissime dans ces régions. Du fait de ces lointaines influences,
cette musique fait partie de l'aire musicale eurasienne. Une autre belle
découverte de l'excellent label Inédit et qui nous fait réaliser à quel point
l'imagination musicale est incommensurable.
Kiran Ahluwalia
Triloka, TRI-CD-82055, 56 min 33 s
***** $$$$
La canadienne Kiran Ahluwalia fait beaucoup parler
d'elle depuis quelque temps. Né au Punjab dans le nord de l'Inde, elle se
retrouve au Canada à l'âge de 9 ans. C'est ici qu'elle commencera l'étude des
chants et danses traditionnels du Pundjab. Fascinée par ceux-ci, elle décide
d'aller les étudier dans son pays natal. Aujourd'hui, elle est spécialisée dans
le ghazal, un type de chant d'origine perse, ainsi que dans le folklore
du Pundjab. Le ghazal est un chant d'amour poétique. Avec ce récent CD,
elle nous fait entendre ces chants de ghazal, mais dans une tout autre
perspective. Elle a elle-même écrit plusieurs de ces chants à partir de textes
de trois poètes indiens vivant actuellement à Toronto. Ce sont des chants d'une
tradition millénaire, mais une tradition en mouvance, renouvelée et adaptée à
l'esprit actuel. Une belle découverte ! Elle est jointe par la violoniste
Natalie MacMaster de l'île du Cap-Breton.
Le magasin de musique Twigg, sur la rue St-Hubert au
sud de Ste-Catherine à Montréal, est le premier magasin montréalais à avoir une
section entièrement consacrée aux instruments à vent de musique du monde.
http://www.twigg-musique.com
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