Le Chant de Kathinka de Karlheinz Stockhausen Par Marie-Hélène Breault
/ 18 octobre 2005
English Version... C'est
par l'entremise de Lise Daoust que j'ai découvert, il y a une dizaine d'années, Le
Chant de Kathinka et la musique pour flûte de Karlheinz Stockhausen. À
l'époque, j'étais une musicienne plutôt «verte» et je ne pouvais prétendre
détenir les moyens techniques et la maturité pour aborder 33 minutes de
Stockhausen. J'avais cependant été profondément marquée, et je m'étais
dit qu'un jour, j'allais jouer cette pièce. En août dernier, j'ai eu la chance
de travailler Le Chant de Kathinka avec la dédicataire de l'œuvre,
Kathinka Pasveer. Ce fut une expérience mémorable qui m'a permis, entre autres,
de mesurer à quel point cette œuvre est importante pour les flûtistes.
Une scène d'opéra pour flûte
Le Chant de Kathinka est tiré du cycle
d'opéras Lumière, les sept jours de la semaine. Composé entre 1977 et
2002, ce cycle compte 29 heures de musique. Ne serait-ce que pour cette raison,
il serait utopique de songer à le décrire en quelques mots. D'autre part, il
serait vain d'aborder Le Chant de Kathinka sans d'abord camper les
principaux éléments à la base de la composition de Lumière. Voici donc
quelques brèves explications :
Lumière est caractérisé par trois entités
spirituelles distinctes : Michel, Ève et Lucifer. Le terme «entité» réfère à
l'essence d'un être ; il existe une différence marquée entre ce concept et
celui de «personnage», tel que l'opéra traditionnel le propose. Les figures
apparaissant dans Lumière ne sont donc pas des personnages, mais plutôt
les incarnations d'entités spirituelles. Chaque entité pourrait éventuellement
devenir l'objet d'une analyse symbolique et mythologique complexe, mais pour
les fins du présent article, seules quelques-unes de leurs caractéristiques
principales seront mentionnées. Ainsi, Michel peut être décrit comme l'ange
travaillant pour l'évolution. Ève agit comme symbole de la beauté et de la
sagesse tandis que Lucifer lutte contre l'évolution et la hiérarchie cosmique.
Chaque entité est apparentée à une formule, qui peut
être considérée comme son «code génétique musical». Elle comporte, en effet, un
nombre particulier de sons et se distingue par la prédominance de certains
types d'intervalles. Ainsi, la formule de Michel comporte 13 sons et est
caractérisée par la prédominance de l'intervalle de quarte. Celle d'Ève
comprend 12 sons et l'intervalle de tierce y domine. Quant à la formule de
Lucifer, on y compte 11 sons et elle se distingue par un parcours en zigzag et
la présence du triton et de grands intervalles (septième majeure et sixte
mineure). La superposition synchrone des trois formules crée la super-formule,
à la base de la composition de chacune des scènes de Lumière. La
construction du cycle s'appuie aussi, comme l'indique son sous-titre, sur la
structure de la semaine. À chaque jour de la semaine correspond un segment de
super-formule et un univers symbolique particulier.
Le Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer est
la deuxième scène de Samedi de Lumière (1981-1983). Confier une scène
complète d'opéra à la flûte constitue dans l'histoire de la littérature propre
à cet instrument un événement sans précédent, lequel fut rendu possible, dans
le contexte de Lumière, grâce au concept d'entité qui n'implique pas
nécessairement, comme c'est le cas pour le traditionnel personnage d'opéra, la
présence d'un texte ni même d'une «histoire» constituée d'une suite
d'événements chronologiques. L'incarnation des entités spirituelles peut ainsi
prendre la forme de chanteurs, mais aussi d'instrumentistes non-chanteurs, de
mimes ou de danseurs. Dans les œuvres extraites de Lumière, les
instrumentistes non-chanteurs sont souvent appelés à effectuer d'importants
mouvements scéniques, combinant ainsi à leur talent musical, des dons pour la
danse, le mime et l'expression corporelle. Cet apport du geste soutient
l'incarnation évanescente des entités spirituelles mises en scène.
L'interprétation de la majorité des œuvres extraites de Lumière implique
la mémorisation de tous les éléments scéniques et musicaux.
Samedi, deuxième opéra du cycle et jour de
Saturne, est symboliquement associé à la mort, au feu et à la pensée. Il traite
de Lucifer. Stockhausen décrit Le Chant de Kathinka comme «un requiem
pour tout homme en quête de la Lumière éternelle» (livret de Samedi de
Lumière, p.119). C'est en fait un chant qui vise à protéger l'âme
défunte des tentations et à la mener à la clarté de conscience, à travers des
exercices musicaux devant être écoutés régulièrement et attentivement pendant
les 49 jours suivant la mort physique. À ces exercices sont adjointes des
pensées sur lesquelles l'âme se concentre au fil du processus. Cette démarche
libératrice comporte six grandes étapes correspondant aux six grandes sections
de l'œuvre :
SALUT
2 X 11 EXERCICES et 2 PAUSES en 24 STADES
LA LIBÉRATION DES SENS : goût (4e sens), vue (1er
sens), toucher (5e sens), odorat (3e sens ), pensée (6e sens), ouïe (2e sens)
SORTIE
LES 11 SONS DE TROMBONE
LE CRI
Dans
la version originale1, les six sens mortels sont figurés par six
percussionnistes donnant la résonance avec diverses plaques sonores et
«instruments magiques» fabriqués spécialement par les interprètes pour l'œuvre.
Ils sont représentés dans une version ultérieure par six pistes de musique
électronique2. Il est aussi possible d'interpréter l'œuvre comme un solo pour
flûte, et une version pour flûte et piano est actuellement en cours de
réalisation. Ces différentes versions apportent chacune un éclairage
particulier au jeu de la flûte.
La flûte et le chat
Le Chant de Kathinka est exécuté par un
chat-flûtiste noir, incarnation animale de Samedi, jour de la mort. En
plus de rompre le cliché consistant à confiner la flûte dans des rôles de
volatiles, l'association de la flûte au chat noir acquiert dans Le Chant de
Kathinka une dimension symbolique très forte, en grande partie reliée à
la sonorité du prénom Kathinka. Stockhausen imagina la division de ce
prénom en trois sections distinctes ayant chacune une signification propre :
La syllabe KAT a la même sonorité que le mot
anglais CAT (chat);
À la syllabe THINK est associé le terme anglais TO
THINK (penser);
La lettre A, alpha, agit comme symbole de
l'origine.
Ainsi, littéralement, ce chat-flûtiste pense l'origine.
Ce jeu de mots ouvre la porte à plusieurs associations d'ordre symbolique. En
suggérant d'une certaine façon l'estompement de la distance entre incarnation
et interprétation, il incite l'interprète à se centrer sur l'essence et
l'origine au-delà des artifices et des contingences de la matérialité. Cette
vision symbolique du prénom Kathinka constitue un bon indicateur du
degré d'implication et d'identification à l'œuvre exigé pour l'interprétation
de la musique de Stockhausen. À propos des visées des interprètes de sa
musique, Stockhausen affirmait d'ailleurs dans son discours de clôture au
Stockhausen-Kurse Kürten 2005 : «Forget yourself when you perform».
Des éléments scénographiques significatifs
Le principe d'art total étant prédominant dans Lumière,
les œuvres qui en sont extraites sont caractérisées par diverses corrélations
entre des paramètres musicaux, des éléments scénographiques et le monde des
signes et des symboles. Dans Le Chant de Kathinka, les mouvements
scéniques s'organisent principalement autour de deux mandalas (littéralement
«cercles sacrés» en sanscrit) sur lesquels sont inscrits les 2 X 11 exercices et
2 pauses en 24 stades et d'une étoffe sur laquelle est imprimé un
hexagone violet. Ces formes géométriques (le cercle et l'hexagone) agissent
comme symboles de la perfection. Le cercle implique également l'idée de «cycle
du temps» (ce qui est magnifié dans le cas des mandalas par leur division en 12
stades rappelant la division en 12 heures de l'horloge). Quant à l'hexagone,
ses six arêtes évoquent les six sens mortels. En ce qui concerne la gestuelle,
le parcours du chat-flûtiste autour des mandalas est caractérisé par des
attitudes rituelles et des postures proches de la prière grâce auxquelles il
condense l'attention des auditeurs vers les exercices inscrits sur les
mandalas. Des mouvements rotatifs dérivés de la spirale, symbole d'évolution,
surviennent également lors de La Libération des Sens.
Techniques spéciales : au-delà de l'effet
En ce qui concerne les techniques spéciales propres à
la flûte contemporaine, Le Chant de Kathinka est caractérisé d'une part
par le développement et le raffinement de techniques déjà existantes et,
d'autre part, par l'élargissement des possibilités de l'instrument par la
création de nouvelles techniques. Voici les principaux éléments concernés par
ces innovations :
La voix
L'indication «Kathinka sings with flute and
voice» (préface de la partition) souligne la prédominance de l'élément vocal.
La voix est utilisée à la fois isolément, pour la prononciation de mots magiques
(illustration 1) et pour Le Cri final, et simultanément à la production
du son de la flûte, dans un peu plus de la moitié des exercices musicaux. Dans
les exercices 9 (illustration 2), 10, 11, 12 et 14, la voix et le son de flûte
sont à tel point égaux en importance que la flûte y devient littéralement un
instrument polyphonique.
Les phonèmes
Stockhausen ayant étudié la phonétique dans les années
cinquante auprès de Werner Meyer-Eppler, son œuvre est marquée par ses
connaissances en ce domaine. Dans Le Chant de Kathinka, les phonèmes
servent de base à des modulations de timbre. Celles-ci sont obtenues par les
changements d'ouverture de la cavité buccale associés à la prononciation de ces
différents phonèmes. Par exemple, le phonème «U» (prononciation française :
«OU») implique la fermeture de la cavité buccale, tandis que le phonème «A»
implique son ouverture. Dans le cas des «rires» de la Sortie (illustration
3), l'utilisation des phonèmes comporte même une forte dimension symbolique
puisque c'est le phonème «HU», décrit dans Vortrag über Hu3 comme le
«son le plus sacré qui soit» et «seul vrai nom de Dieu» qui est modulé.
Les sons éoliens
Chez Stockhausen, la terminologie concernant les sons
éoliens comporte de subtiles variantes. Au terme Rauschen, généralement
utilisé pour désigner les sons éoliens, se greffent de nombreux autres termes
techniques précisant un caractère et/ou une couleur déterminés. Kathinka
Pasveer insiste d'ailleurs sur l'importance de cultiver, pour reprendre son
expression, une large palette de couleurs de ces sons. À ce niveau, une des
particularités de l'œuvre est l'élargissement du concept de «couleur» aux
attaques des sons éoliens, par l'emploi de consonnes données (en l'occurrence Pi-u
et Ki-Hi au lieu des traditionnels Tu-Ku ou Da-Ga )
(illustration 4).
Les sons de trombone
Dans Lumière, le trombone est l'un des
principaux instruments associés à Lucifer. Couramment appelés buzz tones,
les sons de trombone (illustration 5) s'obtiennent en jouant dans l'embouchure
de la flûte comme dans celle d'un cuivre. S'il est assez facile d'extraire ce
type de sons en trompétant à même le corps de la flûte, les sons de
trombone du Chant de Kathinka doivent être joués directement dans
l'embouchure. Cette exigence augmente le niveau de difficulté, mais aussi,
lorsque la maîtrise est atteinte, le degré de précision en ce qui concerne
l'intonation.
Au-delà du raffinement et de la découverte de
nouvelles possibilités, ce qui distingue Stockhausen dans son utilisation de
ces techniques spéciales, c'est qu'il ne les emploie jamais pour obtenir de
simples effets isolés. En ce qui concerne Le Chant de Kathinka, les
techniques spéciales correspondent au développement de variations de timbre et
couleurs déterminées que l'on retrouve, de manière condensée, dans la
super-formule initiale. Il arrive aussi que des éléments d'une origine autre
que la super-formule soient employés, et lorsque c'est le cas, ceux-ci
s'intègrent toujours de manière significative.
Un nouveau corpus
Le Chant de Kathinka est le premier fruit
d'une collaboration entre compositeur et interprète dont on peut assurément
dire qu'elle est la plus importante de l'histoire de la littérature pour flûte.
Bien que Stockhausen ait composé quelques œuvres pour l'instrument avant de
connaître Kathinka Pasveer, c'est surtout suite à sa rencontre avec la flûtiste
qu'il a favorisé l'instrument dans le contexte des opéras de Lumière.
Ainsi, une quinzaine de solos pour flûte de même que de nombreuses œuvres de
musique de chambre impliquant l'instrument sont déjà disponibles.
Aux interprètes qui souhaiteraient aborder les oeuvres
de Stockhausen, je conseille une retraite au Stockhausen-Kurse donné
annuellement pendant la période estivale à Kürten, petit bourg allemand où le
compositeur a élu domicile au milieu des années soixante. Ils pourront y
bénéficier des précieux enseignements de Kathinka Pasveer et se familiariser
avec divers aspects de l'œuvre de Stockhausen par le biais de séminaires de
composition, de cours d'analyse et de concerts. Ils y trouveront un lieu de
ressourcement et l'occasion de reconsidérer leur conception de
l'interprétation.
1 CD 34, SAMSTAG aus LICHT, Stockhausen
Complete Edition on CD
2 CD 28, Works for flute, Stockhausen Complete
Edition on CD
3 Vortrag über Hu (Lecture on Hu) sert
d'introduction à l'oeuvre Inori (1973).
En concert
Marie-Hélène Breault interprétera Le Chant de Kathinka
le 9 octobre, 20h, lors d'un récital donné à la Chapelle historique du
Bon-Pasteur dans le cadre de la série de concerts « Évolutions 2005 : de
solistes à chambristes », présentée par Innovations en concert du 8 au 11
octobre 2005 (100, rue Sherbrooke Est, Montréal - concerts gratuits sur
présentation d'un laissez-passer).
L'œuvre sera également reprise durant le New England
Flute Fair qui se tient les 20 et 30 octobre au Royal Plaza Hotel (Marlborough,
Massachusset).
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