…l’entrevue complète avec Ginette Laurin Par Laurier Rajotte
/ 9 mars 2005
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TRAVAILLER
AVEC LES COMPOSITEURS
Vous
travaillez avec la musique de Peter Scherer pour votre toute dernière création
Passare. Ce brillant compositeur a collaboré avec des artistes tels que
Laurie Anderson, le World Saxophone Quartet, le Ballett Frankfurt et a aussi
réalisé les trames sonores de diverses pièces de théâtre et de nombreux films.
Tout au long de votre carrière de chorégraphe, vous avez travaillé sur des
musiques de compositeurs établis tels que David Cunningham, Steve Reich et
Arvo Pärt en plus de collaborer avec de solides interprètes dont Walter
Boudreau et la Société de musique contemporaine du Québec. Quelle place occupe
la musique dans votre démarche artistique ?
La
musique est très importante, mais elle n’est pas à la base du concept de mes
créations. À part quelques pièces
où la musique était créée au début, je crée habituellement la trame
chorégraphique d’abord, et la trame sonore s’ajoute ensuite. La musique aide à
recréer l’ambiance ou à donner un support rythmique, en somme, à colorer
l’œuvre chorégraphique.
Lorsque
vous ne travaillez pas à partir de compositions existantes, avez-vous des idées
musicales en créant vos chorégraphies ? Si oui, les suggérez-vous au
compositeur ?
Les
idées musicales vont selon les besoins de la danse. Parfois, c’est évident
qu’on a besoin d’un support rythmique, comme lorsque qu’il s’agit d’une
chorégraphie avec une forte pulsation et qu’on a besoin de renforcer cette
pulsation. Dans ce cas, je vais demander au compositeur de créer quelque chose
de plus dynamique, de plus rythmique. J’ai souvent des images très précises en
ce qui concerne l’environnement sonore à créer. Parfois, le compositeur et moi
choisissons ensemble l’instrumentation. Donc, oui, il y a une relation entre le
compositeur et moi.
Vous
ne laissez pas travailler un compositeur en lui disant «fais ce que tu veux !»
Vous semblez être assez présente dans la dimension musicale de vos spectacles.
Comment s’est passé le travail pour la musique de Passare ?
En
effet, je suis assez présente dans la dimension musicale. Dans le cas de
Passare, c’est Peter Scherer qui a composé toute la musique. La façon
dont nous travaillions était que je lui envoyais des bribes de section de danse
sur vidéo et lui, à partir de ça, il créait des musiques. Par la suite, je lui
demandais plus de ceci, moins de cela…
…et
le résultat est celui que nous connaissons aujourd’hui, c’est à dire une
superbe musique aux atmosphères chaudes et enivrantes mais qui garde une bonne
dose de mystère, de fantastique et de raffinement. Les procédés
électroacoustiques ne viennent pas surcharger le message et laissent notre
oreille voyager dans un univers sonore bien organisé.
PARLER
MUSIQUE
En
lisant des entrevues que vous avez données, on constate que vous employez
souvent des mots tels « énergie, émotion, rythme, vibration, écho» en
parlant de la danse. Comme si on pouvait intervertir danse et musique dans
votre discours. Est-ce que vous vous considérez comme une musicienne ?
Non,
je ne me considère pas du tout comme une musicienne. Je suis quelqu’un qui
apprécie beaucoup la musique, quelqu’un qui écoute beaucoup de musique. Je peux
diriger le compositeur selon les besoins de la chorégraphie assez bien, J’ai
quelques notions de musique. J’ai étudié le piano quand j’étais jeune. Je pense
que tout danseur et chorégraphe a un rapport assez précis avec la musique. La
musique de façon rythmique c’est une manière de diviser le temps, de compter le
temps. En danse, on a aussi cet aspect de diviser et de compter le temps parce
que le corps bouge, le cœur bat, il bouge avec cette rythmique. Nécessairement,
on doit travailler sur le temps.
Il
est vrai que maintenant, avec toutes les nouvelles technologies, il est facile
de jouer avec différents sons et de les agencer. Aujourd’hui, tout le monde
peut faire du cinéma, tout le monde peut créer de la musique, mais je ne le
fais pas. Or, dans Luna, notre dernier spectacle avant Passare, j’ai travaillé en salle de montage avec les deux concepteurs sonores. Nous avons
fait un mélange de musique baroque, techno et répétitive à partir de musiques
existantes et j’ai beaucoup travaillé au son. La plupart du temps, je sais très
bien ce que je veux.
CRÉATION
PASSION
Souvent,
les gens qui assistent à la naissance d’un projet artistique se demandent d’où
cela a bien pu partir. Pourquoi ? Comment ? Est-ce que l’idée naît d’une
impression, d’une image, d’un mouvement ? Une grande question : d’où
naissent vos créations ?
Ça
varie. Je pense que quand tu es créateur, il faut avoir les antennes toujours
grand ouvertes pour capter tout ce qui se passe. En fin de compte, je n’ai pas
l’impression que je cherche quelque chose, j’ai plutôt l’impression que les
choses viennent à moi. Il y a toujours des idées qui m’appellent et à partir
desquelles je veux créer. C’est vrai que dans mon cas, il s’agit souvent
d’images. Ce n’est pas des mouvements, ni des musiques, mais des images. Pas
une succession d’images comme en cinéma, non, une image tout simplement. Ça
peut être des collaborateurs qui m’amènent quelque part ou ça peut être un
événement dans ma vie qui fait que je veux parler de telle et telle situation.
J’ai déjà travaillé à partir de tableaux de Chagall ou à partir du
Don Quichotte de Cervantes... Luna,
quant à elle, est partie de l’œuvre d’un photographe qui s’appelle Carl
Blossfeldt.
Et
pour Passare ?
Passare
est une pièce sur le temps, sur la mémoire. Le projet est parti d’un
court-métrage que j’ai réalisé à partir de deux non-danseurs, un de 8 ans et
l’autre de 81 ans. Je les ai fait danser sur la même chorégraphie. Ça été
l’amorce de cette recherche sur le temps…
Créer
se fait dans la passion ?
Pour
moi, créer une pièce c’est faire une recherche, c’est me questionner, et ce
sont toujours des questions qui me préoccupent. Oui, il y a beaucoup de passion
là-dedans. C’est un besoin urgent de dire quelque chose, d’enrober le
spectateur dans une atmosphère. Mes pièces sont rarement brutales. J’ai envie
de faire du bien et de donner du plaisir à travers ces œuvres-là, même si les
gens peuvent se questionner, même si ce ne sont pas toujours des œuvres
faciles. Pour moi, c’est important qu’il y ait du plaisir à travers ce
questionnement et ces réflexions.
MUSIQUE
LIVE ET BANDE SONORE
La
première de La vie qui bat a eu lieu
en mars 1999, une chorégraphie que vous avez faite sur l’oeuvre
Drumming du célèbre compositeur Steve Reich. Walter Boudreau dirigeait
la Société de musique contemporaine du Québec. Parlez-nous de ce travail.
Drumming
fut un cas particulier parce que la pulsation s’impose d’elle-même. On n’a pas
le choix de suivre les moods qui
varient. Je suis partie d’une phrase que Steeve Reich a dite lorsqu’il a créé
cette pièce. Il expliquait que cette musique-là, c'est comme quand tu regardes
le ciel et les étoiles, et qu’après 3 heures, tu t’aperçois que la géométrie
des étoiles a changé un petit peu, parce que la terre tourne. Mais tu t’en
aperçois seulement longtemps après. Cette musique est un travail sur la
continuité, sur la répétition et sur les petites variations très subtiles. J’ai
travaillé de la même façon pour la danse.
Il
y eut des défis, à danser sur Drumming
?
Oui.
Pour nous, danseurs, tout était en 2 temps alors que pour les musiciens,
c’était en 6. Ainsi tout était en 2 contre 3 du début à la fin. Intuitivement,
j’ai eu envie de le créer comme ça, mais ce fut tout un défi pour les danseurs.
Ce n’était pas toujours évident de trouver où était la pulsation, voire où
était le temps fort. Donc cela a créé 2 rythmiques parallèles, mais c’était
intéressant de voir comment on pouvait trouver des repères l’un et l’autre.
Parfois, Walter nous regardait pour s’assurer qu’on avait la bonne pulsation et
il avait son chronomètre et ses notes… Parce que normalement, quand
Drumming est joué en concert, c’est le chef qui décide du nombre de
répétitions, mais il ne pouvait pas le faire avec nous, alors tout était
réglé : telle mesure on la répète 33 fois, telle autre 22… Ç’aurait pu
être autrement, mais la chorégraphie n’était pas improvisée.
Vous
avez fait le choix de ne pas danser La vie
qui bat sans la musique live de
la SMCQ. Si vous aviez des ressources illimitées, feriez-vous toujours ce choix
de privilégier la musique live plutôt
que la bande sonore ?
Je
me le permettrais plus souvent, mais pas toujours. Il est vrai que la musique
live apporte une grande richesse à l’événement.
Entre
la musique live et la bande sonore,
avez-vous une préférence ?
Ça
dépend des cas. Par exemple, j’ai monté une pièce de Steve Reich (Music for 6 Pianos) en Argentine et j’ai demandé à avoir les 6 pianos à queue sur scène. Ce
ne fut pas possible étant donnée la difficulté de trouver 6 pianos à queue et 6
pianistes en même temps pour une dizaine de représentations. Mais c’est une
pièce qui aurait eu avantage à avoir la musique
live sur scène. Tandis que pour d’autres pièces, la musique est plus
électronique comme dans Passare. Il y
a la musique live, mais il y a aussi
la musique électronique…
Et à quels moment préférez-vous la bande sonore ?
Lorsque
je travaille avec la musique électronique. J’aime beaucoup cette musique.
Mais la musique électronique peut très bien se
faire live ?!
Oui,
c’est vrai, mais dans une bande avec un très bon système de son, il y a des
avantages pour les danseurs. J’ai vécu l’expérience de la musique électronique
live à Londres et le problème reste toujours la question de la
pulsation : parfois, si les musiciens jouent plus lentement, les danseurs
doivent sauter très très haut. C’est très difficile de s’accorder. Rares sont
les musiciens qui ont cette habitude-là, à l’exception des musiciens pour le
ballet, des orchestres et des chefs pour le ballet. Ça prend beaucoup de temps
de répétition ensemble pour accorder danse-musique et c’est très rare qu’une
compagnie a les moyens pour faire ca.
FINALE
Quel
est votre rêve artistique le plus fou ?
Pouvoir
créer plus « à projet », pouvoir créer plusieurs projets. Avoir une
compagnie, c’est assez lourd ; il y a la gestion, toute la structure et on est
responsable d’une équipe de danseurs qu’on doit faire travailler. J’aimerais
pouvoir réaliser tous les projets que j’ai envie de réaliser dans un temps
assez restreint. En tant que créateur, j’ai beaucoup de temps, parce qu’une
même pièce peut tourner pendant 2 ans. Je travaille à la création 5 ou 6 mois
et ensuite, ma pièce part sur la route. Or, je n’ai pas les moyens d’embarquer
tout de suite dans une autre création avec une autre équipe, car il faut que
j’attende que l’équipe revienne. J’aimerais beaucoup pouvoir être toujours en
processus de création. J’aimerais pouvoir inviter plus d’artistes.
Quels
sont vos conseils à un jeunes artiste ?
Suivre
sa voie. Suivre son instinct créateur et pousser au maximum dans sa voie. Ne
pas se fier aux modèles déjà existants parce qu’il y a plein d’autres modèles
possibles, il y a une infinité de modèles possibles. C’est bien d’avoir des
modèles plus hauts que soi, mais il faut aussi avoir confiance en soi et se
donner les possibilités de pouvoir en créer d’autres, des nouveaux, qui
n’étaient pas connus et qui sont les nôtres.
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