Hommage à Joseph Rouleau Par Jacques Boucher et Odile Thibault
/ 2 novembre 2004
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Pour
souligner les 75 ans du grand chanteur Joseph Rouleau, Les Jeunesses Musicales
du Canada, dont il est le président, feront paraître sa biographie, signée
Jacques Boucher.
La vie et la carrière exceptionnelles de Joseph
Rouleau offrent un récit captivant. Professeur de chant à l'Université du Québec
à Montréal de 1980 à 1998, il recevait récemment le statut de professeur
émérite, une distinction qui s'ajoute à la longue liste de récompenses que lui
ont mérité son talent et sa détermination. Soulignons: Prix Calixa-Lavallée,
Officier de l'Ordre du Canada, médaille d'argent du Royal Opera House du Covent
Garden, médaille du 100e anniversaire du Metropolitan Opera, Prix
Denise-Pelletier, membre du Panthéon canadien de l'art lyrique, Grand Officier
de l'Ordre du Québec, Prix Opus du CQM et, tout récemment, le Prix du Gouverneur
général pour les Arts de la scène.
Voici un extrait de la biographie qui paraîtra
le 1er décembre prochain.
« Would you like to join Covent Garden ?
»
Début décembre 1956. Moment intense pour
le jeune Rouleau. David Webster, le directeur général du prestigieux
Royal Opera House Covent Garden de Londres, l'attend à New York pour lui
faire passer une audition. Une occasion pleine de promesses, propre à déterminer
le cours de sa vie entière. Un rendez-vous qui a pourtant failli être
manqué...
Joseph Rouleau passe alors quelques jours à la
Nouvelle-Orléans, en Louisiane, pour chanter deux soirs « Le Bailli » dans
Werther de Massenet, à l'invitation de The New Orleans Opera House
Association. Dès la fin de sa seconde représentation, le 1er
décembre, il prend l'avion pour New York, où David Webster compte lui faire
passer une audition le lendemain. Mais ce jour-là, au saut du lit, Joseph
Rouleau réalise qu'une laryngite aiguë lui a fait perdre la voix pendant la
nuit. Sur la recommandation de son agent Semon, de la National Artists
Corporation, il va consulter le docteur Reckford, le laryngologiste attitré
du Metropolitan Opera. Le médecin lui prescrit le silence absolu pendant
deux jours et lui demande de revenir ensuite à son cabinet.
David Webster, qui doit repasser à New York deux
jours plus tard, propose à Joseph Rouleau de l'entendre à son retour, le 4
décembre. Le jour dit, le docteur Reckford s'installe au piano, lui fait faire
quelques vocalises et rend son verdict : « M. Rouleau, vous direz à ce monsieur
de Londres que vous pouvez chanter trois airs d'opéra, mais pas plus. » Ce que
Joseph Rouleau, en toute innocence et franchise, dit à monsieur Webster à son
arrivée à Town Hall, où se passait l'audition.
Il chante ses trois airs : l'air de « Jacopo Fiesco
», « Il lacerato spirito », extrait du prologue dans Simon
Boccanegra de Verdi, l'air de « Sarastro », « In diesen Heil'gen Hallen
», extrait de Die Zauberflöte de Mozart, et l'air de « Philippe II »,
« Dormirò sol nel manto mio regal », extrait de Don Carlos de
Verdi. Puis, David Webster lui dit cette phrase magique qui sonne comme
un sésame : « My boy, would you like to join Covent Garden ? » Une phrase
qui restera à jamais gravée dans la mémoire du jeune chanteur, une phrase qui
prédit que sa carrière vient de prendre un tournant décisif. De quoi faire
perdre contenance à un tout jeune chanteur, qui répond naïvement, dans son
énervement : « Yes, Sir, with pleasure ! »
David Webster est allé négocier l'engagement de
Joseph Rouleau avec son agent. Et Joseph, lui, est allé s'acheter un chapeau sur
la 5e Avenue. Pourquoi un chapeau ? Lui-même ne saurait l'expliquer.
Il n'en avait jamais porté de sa vie ! Mais ce chapeau l'a suivi comme un
talisman durant ses premiers moments au Covent Garden, jusqu'à ce qu'il
le perde à l'automne 1959 lors d'une réception donnée à l'ambassade de
Tchécoslovaquie -- le chef d'orchestre, Jaroslav Krombholc, étant originaire de
ce pays -- pour souligner l'ouverture de la saison du Covent Garden.
Joseph Rouleau venait de chanter le rôle de « Pimène » dans Boris
Godounov de Moussorgski.
Pour un jeune artiste, Canadien de surcroît, le
Covent Garden est un endroit mythique, une maison d'opéra prestigieuse
jouissant d'une immense réputation en Europe et dans le monde entier. Pauline
Donalda, qui y avait elle-même beaucoup chanté, en parlait souvent au jeune
chanteur.
À son retour de New York, Joseph Rouleau annonce la
nouvelle à sa femme. Une nouvelle qui implique de grands bouleversements dans
leur vie, et de manière assez précipitée...
* * *
Le contrat de Joseph Rouleau au Covent
Garden commence le 11 février 1957, soit juste deux mois après l'audition.
Avant de partir, il honore quelques engagements, comme le rôle de « Uberto »
dans La Serva padrona de Pergolesi, enregistrée au studio de télévision
de Radio-Canada à Ville Saint-Laurent, sous la direction de Michel Perrault,
avec comme réalisateur Noël Gauvin. Il chante également « Cesare Angelotti »
dans Tosca de Puccini, avec l'Opera Guild of Montreal au Her
Majesty's Theatre, sous la direction d'Emil Cooper ; il participe à deux
émissions télévisées de Radio-Canada, « L'Heure du concert » et « Place aux
femmes » avec l'animatrice Michelle Tisseyre, puis donne deux concerts pour les
Jeunesses Musicales du Canada, à Val d'Or et à Amos. Il doit aussi se résoudre à
résilier son contrat pour chanter Carmen de Bizet au printemps de 1957 à
l'opéra de la Nouvelle-Orléans avec le maestro Renato Cellini.
Par ailleurs, il lui faut également travailler très
fort les rôles qui l'attendent au Covent Garden. Ce qu'il fait, jusqu'à
en tomber malade. Le stress y est certainement pour quelque chose. Bien qu'il
ait déjà chanté en français et italien La Bohème de Puccini, il doit
cette fois apprendre le rôle en anglais, ce qu'il a peu fait jusque-là. Il a
aussi sur sa table de travail Die Zauberflöte de Mozart, qu'il travaille
avec Jacqueline Richard.
Mais avant de quitter le Québec, il lui faut encore
régler son dossier du Conservatoire. Le 1er février 1957, il envoie
sa lettre de démission en tant qu'élève du Conservatoire, un morceau
d'anthologie où, malgré le ton officiel et respectueux, transparaît la
satisfaction de l'élève qui prend son indépendance.
Le départ pour Londres s'est fait avec très peu de
bagages, une valise et des partitions d'opéra. La petite Diane n'a pas tout à
fait quatre ans, et Joseph Rouleau pas encore trente ans. C'est le grand
tournant.
* * *
À son arrivée à Londres avec sa femme Barbara et sa
fille Diane, Joseph Rouleau habite une chambre d'hôte réservée par le Covent
Garden à South Kensington. Ensuite, vers la fin mars, la famille s'installe
au 64, Queen's Gate, Bayswater, près de Hyde Park. À l'époque, Diane ne va pas
encore à l'école et Barbara reste à la maison. Il y a peu de place pour les
loisirs. Les premiers six mois sont vraiment axés sur le travail, et Joseph n'a
pas le temps d'avoir le mal du pays.
Un mois à peine après son arrivée, déjà, il part en
tournée avec le Covent Garden. Car la compagnie nationale, financée par
l'État, a comme politique de faire une tournée annuelle dans plusieurs villes de
Grande-Bretagne. Il sera par la suite de quatre autres tournées anglaises du
Covent Garden, soit 1958, 1959, 1961 et 1964.
Au programme de la tournée, cette année-là, six
représentations de La Bohème de Puccini, où Joseph Rouleau tient le rôle
de « Colline », et une représentation de Die Zauberflöte de Mozart, où il
est « Sarastro ».
C'est à Cardiff, au Pays de Galles, le 9 mars 1957,
que le jeune chanteur fait ses débuts avec la troupe du Covent Garden
dans La Bohème de Puccini, dans une production du tout début du
xxe siècle. À cette occasion, il se retrouve aux côtés d'un autre
Québécois, Richard Verreau, qui, lui, chante « Rodolphe ».
Nous sommes trois jeunes chanteurs
canadiens à être arrivés en Angleterre à peu près en même temps : Jon Vickers,
Richard Verreau et moi-même. La veille de ma première représentation, le 8 mars
1957, Jon Vickers faisait ses débuts dans Un Ballo in Maschera de Verdi.
Le 9 mars, les critiques disaient de lui : « A star is born ! ». Quant à Richard
Verreau, il a lui aussi été bien accueilli par la critique, unanime sur sa voix
et son interprétation. C'est dans le rôle du « Duc de Mantoue », dans
Rigoletto de Verdi le 14 mai 1957, qu'il a fait ses débuts sur la scène
du Royal Opera House Covent Garden, sous la direction d'Edward
Downes.
J'avais été engagé pour remplacer, dans
La Bohème de Puccini, la basse sud-africaine Frederick Dalberg, un homme
d'une grande maturité et au vaste répertoire, qui quittera le Covent
Garden en 1958. Je m'étais fait dire que je serais un membre très utile à la
compagnie.
Ces deux productions étant jouées depuis longtemps,
la géographie des rôles et les mouvements scéniques sont déjà bien réglés. Il
suffit de les mémoriser.
Il reste par contre à travailler l'interprétation.
Pour les productions déjà rôdées, le temps de répétition est réduit. Mais au
Covent Garden, les chanteurs ne sont jamais jetés dans la gueule du loup.
Ils ont le temps de bien répéter avant de se présenter devant le public. Les
chanteurs étaient dirigés par Jimmy Gibson. Chef de chant et chef d'orchestre
permanent, il ne dirige pas souvent ; il s'occupe plutôt de l'administration
artistique.
Que ce soit pour la préparation musicale ou pour
la préparation scénique, il y avait une équipe pour nous aider. Jamais un jeune
artiste n'était envoyé dans la fosse aux lions sans préparation.
Avant de chanter un rôle, je répétais matin,
midi et soir, avec un répétiteur et le metteur en scène, jusqu'à ce que ce
dernier soit satisfait. Ainsi se construisaient véritablement les fondements
d'une carrière.
Je me souviens des séances de travail avec
Jeffrey Tate, chef de chant au Coven Garden. J'ai travaillé de nombreux rôles
avec lui. Il venait de Londres en train, chez moi, à Chislehurst, et nous
passions la journée dans mon studio à mettre au point des rôles d'opéras ou des
pages d'oratorios. Je pense, entre autres, à Don Quichotte de Massenet,
ou aux quatre rôles dans Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach. Le soir,
après le repas, nous jouions au bridge. Puis en fin de soirée, j'allais le
reconduire au train.
Notre amitié est durable. Lorsqu'il venait au
Québec diriger l'Orchestre symphonique de Montréal, immanquablement, je passais
la fin de semaine avec lui à ma résidence du lac Émeraude.
Cet homme, linguiste, est certes un fin
musicien, un grand artiste et un chef remarquable.
* * *
Puis le 23 avril 1957, fameux grand jour de ses
débuts sur la scène londonienne du Royal Opera House Covent Garden,
Joseph Rouleau reprend le rôle de « Colline » dans La Bohème de Puccini,
sous la direction cette fois de Rafael Kubelík, qui occupe à l'époque -- ce,
pendant trois ans -- le poste prestigieux de directeur artistique du célèbre
théâtre londonien. L'enjeu est d'importance puisque c'est à lui que revient la
décision finale quant à l'engagement des chanteurs.
Je n'hésite pas à qualifier le maestro Kubelik
de très grand musicien à la sensibilité généreuse. Il était de plus un grand
chef d'orchestre, muni de moyens expressifs hors du commun.
En dehors du podium, il était aussi un
réel visionnaire. C'est sous son règne, et en complicité totale avec sir David
Webster, que le Covent Garden est devenu dans ces années-là l'une des
meilleures maison au monde. Le répertoire, la qualité de l'affiche --
interprètes, metteurs en scène, costumiers ou décorateurs -- tous les éléments
étaient réunis pour séduire le public, le toucher et susciter des éloges tout
autant de la critique que des directeurs de théâtre, qui, du monde entier,
venaient voir nos productions.
Avec nous, les chanteurs, le maestro Rafael
Kubelík était très gentil. J'ai entretenu avec cet homme qui parlait cinq
langues une très harmonieuse relation artistique.
Il n'est pas exagéré d'affirmer qu'il fut, avec
sir Webster, le « père » de ma carrière internationale.
Le soir du 23 avril 1957, le trac n'a pas paralysé
le jeune chanteur. Il est entré en scène confiant. Et tout s'est bien passé.
*
(tiré du chapitre 9)
caption photo 1 : Joseph Rouleau coiffé de son
chapeau-
talisman, devant les portes du Covent
Garden, vers 1957-1958.
caption photo 2 : Une session de
répétition de La Bohème de Puccini : le chef d'orchestre Emanuel Young au piano,
Richard Verreau en « Rodolphe » et Joseph Rouleau en « Colline ». Tournée du
Covent Garden au printemps de 1957.
À Milan...
Présenté par Robert Savoie, Joseph Rouleau frappe à
la porte du studio du professeur Narducci. Il a en tête deux objectifs bien
ébauchés : étudier avec toute l'énergie possible et surtout, faire du chant sa
carrière. Narducci accueille avec enthousiasme le jeune Rouleau et évalue bien
vite l'ampleur de son talent. Il le précipite dans l'étude des grands rôles du
répertoire.
« Maestro Narducci avec qui j'ai étudié de novembre
1952 à février 1953 m'a incité à l'apprentissage du plus grand nombre de
partitions. Je sais, aujourd'hui, que cela était une erreur.
«Dans ce court espace de temps, j'ai dû
travailler une bonne douzaine de textes musicaux. Par exemple, il m'a demandé
d'apprendre, en italien, l'opéra La Bohème de Puccini que j'avais
auparavant chanté en français. Cela à raison de trois cours par semaine. Le
lundi, je devais lui apporter le premier acte, le mercredi, le second et le
reste à l'avenant ! Toutes mes journées étaient consacrées à cette formation.
L'exigence du simple apprentissage des textes musicaux nous empêchait
d'approfondir, sinon de développer une approche technique. Pour être franc, je
dirais que je n'avais pas alors la solidité vocale ou l'envergure technique pour
assimiler tant de musique. » (tiré du chapitre
7)
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