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Critiques de La Scena Musicale Online. [Index]
Le Parsifal que Pierre Boulez va diriger lors des festivals de Bayreuth en 2004 et 2005, a valeur dévénement historique. Le musicologue Jean-Jacques Nattiez qui a préparé pour cette occasion le programme Boulez à Bayreuth, établit un état des lieux de linterprétation wagnérienne et livre ses impressions sur les dernières orientations de Boulez.
Stéphane Villemin: Quelle sera selon vous la portée du Parsifal de Boulez en 2004-5?
S.V.: La mise en scène des opéras de Wagner évolue cahin-caha, de nos jours, avec dun côté lapproche essoufflée dun Wolfgang Wagner ou de lautre, le recours aux subterfuges technologiques chez un Harry Kupfer. Les metteurs en scène talentueux craignent-ils de se mesurer à Chéreau ou au mythe dune tradition jugée insupportable? J.J.N.: Il est vrai que, lorsque je vois aujourdhui une mise en scène wagnérienne, je ne peux mempêcher de regretter ce que Chéreau avait fait dans le Ring et dimaginer ce quil aurait pu faire dans dautres uvres. Beaucoup de metteurs en scène le savent et Bob Wilson sest confronté à lexpérience dune Tétralogie à Zurich, plutôt mal accueillie dailleurs. Dautres exemples tendent à démontrer que la réputation du metteur en scène nest pas une garantie de succès lorsque lon aborde Wagner. A mon avis, les metteurs en scène actuels pèchent par narcissisme en projetant leur univers personnel sur un monde qui a sa construction propre. Du fait de leurs débordements égocentriques, jai souvent limpression de voir un autre opéra que Parsifal. Respecter le texte nexclut pourtant pas loriginalité de la pensée. Tout réside dans lart de léquilibre entre respect du texte et inventivité, ce qui ne va pas sans poser bien des problèmes lorsque lon sattaque aux opéras de Wagner. Par exemple, il ne fait aucun doute que la Tétralogie est une oeuvre antisémite et que Parsifal fait lapologie de la race pure. Qui se risquerait pourtant à mettre en scèneces dimensions? En général, cette question est éludée. En revanche, Chéreau na pas hésité à montrer que Mime est un Juif victime de Siegfried, permettant ainsi à la dimension antisémite de luvre dêtre présente, mais en la retournant contre Wagner lui-même. Ceci nest quun aspect du problème de la mise en scène wagnérienne aujourdhui: les opéras de Wagner regorgent dune trop grande quantité de signes, et il faut que le metteur en scène fasse des choix. Je me souviens de ce que me disait Chéreau: Cest cela et ce nest pas autre chose que jai mis en scène, car tout mettre en scène est impossible. Il sagit donc de construire un édifice théâtral dans lequel certaines dimensions doivent être évoquées sans nécessairement être montrées. Cest là que résidait le génie de la version Chéreau-Boulez. Avec dautres moyens, peut-être plus allégoriques, Wieland Wagner sétait également approché de cet équilibre entre le respect du texte et linventivité. A partir de la didascalie du livret Sie sinkt wie verklärt (Elle saffaisse comme transfigurée), Wieland avait choisi et il a été le premier à oser ce coup détat - de la faire mourir debout. Dinoubliables éclairages (javais 16 ans lorsque jai assisté à la première en 1962) évoquaient vraiment la transfiguration. On peut dailleurs légitimement se demander, comme la suggéré Carolyn Abbate, une brillante spécialiste de Wagner à Princeton, si Isolde meurt vraiment. Tout ce quelle fait à la fin de la scène précédente, cest de saffaisser sur le cadavre de Tristan et, avant le fameux air final, elle est ranimée par Isolde. Du reste, le titre Liebestod (mort damour) traditionnellement attribué à lair final de lopéra, nest pas de Wagner. Lorsquil a envisagé de diriger Prélude et mort dIsolde à Leipzig en 1862, Wagner a qualifié la conclusion de «Transfiguration» et cest le prélude quil a dénommé «Mort damour», ce qui change complètement les choses, car il pourrait sagir alors de la mort de Tristan! Si je vous raconte cela, cest pour souligner que la fidélité au compositeur ne se situe pas toujours où on le croit et que certaines trahisons témoignent de plus de fidélité quon ne le pense! Les chefs-doeuvre sont toujours ratés
S.V.: Bayreuth se refuse toujours à monter les opéras de jeunesse. Est-ce une raison suffisante pour que les autres maisons dopéra salignent sur ce préjugé? J.J.N.: Avec Wolfgang Wagner, la tradition de ne jouer que les opéras désignés par le compositeur est maintenue, hormis lentorse du Vaisseau Fantôme qui se justifie par son degré de maturité musicale et qui a été instaurée à Bayreuth en 1901. Il est pourtant intéressant de comprendre comment Richard Wagner est devenu Wagner. Tannhaüser est encore un «grand opéra» au sens de Meyerbeer, tout comme Rienzi. Et on remonte bien Les Huguenots de nos jours. Comme le dit Boulez, Les oeuvres de jeunesse sont le ferment de ce qui viendra par la suite. Le Repas des Apôtres, cette «scène biblique» composée en 1843, cest Parsifal avec trente ans davance. Pourquoi ne pas la jouer à Bayreuth, dans des concerts, avec Siegfried Idyll ou la Faust-Ouvertürede 1839-40, par exemple? On note dailleurs que Boulez a réalisé de ces uvres, le Repas et Faust, un de leurs rares enregistrements.Quant à Die Feen, Das Liebesverbot et Rienzi (que Wieland Wagner na pas dédaigné de mettre en scène, mais en dehors de Bayreuth), ce sont des uvres qui se tiennent. En 1933, le Staatsoper de Berlin avait donné une intégrale des opéras de Wagner, y compris les trois opéras de jeunesse achevés. Il est dommage, de ce seul point de vue, que Daniel Barenboim nait pas inscrit ces trois oeuvres dans lintégrale des opéras de Wagner quil a dirigée dans ce même Staatsoper en mars-avril 2002. Jy étais, et il était assez étonnant de prendre conscience, en si peu de jours, du cheminement hors du commun de Wagner. Si on avait eu accès aussi à ces trois opéras de jeunesse, le panorama aurait été complet. S.V.: Que recherche le wagnérophile qui est en vous, la tradition daujourdhui qui se veut originale ou le retour aux sources originelles? J.J.N.: Tout dabord, sans vouloir y chercher quoi que ce soit, écouter un opéra de Wagner fait toujours naître en moi la même émotion affective et esthétique. La finesse de lécriture, les prodiges harmoniques, la poésie de la nature, comme dans la «Nuit de la St Jean» des Maîtres Chanteurs, me transportent toujours au fil des années. Pour ce qui est de la compréhension de son uvre, Thomas Mann disait: Wagner und kein Ende (pas de fin avec Wagner). A chaque audition, je sais que je vais découvrir de nouvelles dimensions. Par exemple, au Staatsoper, jai été frappé par le parallèle entre Siegfried et Mime dun côté, et Sachs et Beckmesser de lautre. La caractérisation musicale des personnages révèle une grande parenté. Face à la tradition figée, je défends lidée dun approfondissement continuel de ces oeuvres qui savèrent dune richesse mais aussi dune complexité inestimables. S.V.: Êtes-vous un nostalgique qui regrette les chanteurs de jadis? J.J.N.: Je suis nostalgique et le problème vient du disque. Je nai jamais entendu de premier acte de la Walkyrie aussi parfait que dans lenregistrement de lorchestre philharmonique de Vienne avec Lotte Lehmann, Lauritz Melchior et Emanuel List sous la direction de Bruno Walter. Pourtant la perfection nexiste pas et les chefs-doeuvre sont toujours ratés comme laffirme Thomas Bernhard. Il en va de la Recherche du temps perdu comme des opéras de Wagner. Je garde de fabuleux souvenirs de la version de Böhm en 1962 avec Nielsen et Windgassen, même si le heldentenor nétait plus à son niveau de 1953. Lhomogénéité de la distribution dirigée par Barenboïm au Staatsoper était saisissante, mais Waltraud Meier nest pas Flagstad, même si elle chante remarquablement bien. Parmi les chanteurs de la jeune génération, de grandes et belles voix sont heureusement apparues. Je pense bien sûr à Ben Heppner. Mais pour combien de temps? S.V.: Antoine Goléa aimait répéter avec ironie: Wagner na jamais écrit pour des voix wagnériennes. Pensez-vous quune Norma puisse chanter Brünnhilde? J.J.N.: A ce sujet, on oublie trop souvent que Wagner admirait la Norma de Bellini où la mort sur le bûcher présente beaucoup danalogies avec celle de Brünnhilde. A mon sens, ce sont les chanteurs daujourdhui qui simposent cette spécialisation. Doit-on rappeler que Callas a chanté la Walkyrie ainsi que la mort dIsolde, et Domingo les rôles-titres de Parsifal, Tannhäuser et Lohengrin? Un chanteur capable de soutenir la longueur des Huguenots devrait pouvoir sadapter aux exigences de lopéra wagnérien. On peut imaginer que les sopranos qui abordent aujourdhui les rôles-titres de la Vestale de Spontini ou de la Médée de Cherubini pourraient se confronter à Wagner. S.V.: Wagner a écrit: Les chanteurs ne doivent pas céder à la tentation de ralentir dans les passages démotion. Cela donne à réfléchir lorsque lon connaît la dérive des tempos au fil des ans. J.J.N.: Il ny a pas dindication métronomiques dans les partitions, mais nous connaissons assez clairement les intentions de Wagner grâce aux remarques quil adressait à Levi et qui ont été consignées. La difficulté des tempos wagnériens, cest quil faut décider de la vitesse de chaque passage en fonction de ce qui précède et de ce qui suit, parfois par rapport à une très large durée. Walter, Kleiber et Furtwängler sont de très grands chefs wagnériens parce quils savent faire cela, mais il semble quune «tradition» de lenteur ait été établie, après la mort de Wagner, par une lignée de chefs allant de Felix Mottl jusquà Knappertsbusch. Cest un des mérites de Boulez que davoir dépoussiéré Parsifal, et si lon attend beaucoup de la production de 2004-2005, cest parce quil est désormais capable dintégrer toute la dimension affective et émotive de luvre quil avait laissée de côté dans les années soixante. La rédemption ne veut plus rien dire pour le public daujourdhui. S.V.: Boulez, dans la Tétralogie, fut conspué en 1976, puis acclamé en 1980. Dans le même genre, les Allemands ont admis que Cortot était linterprète idéal de Schumann. Inversement, Gieseking aura été lun des meilleurs interprètes de la musique française. Y-a-t-il un enseignement à tirer de ces relations franco-allemandes dans la musique classique? J.J.N.: Cela peut se comparer à lapproche de lethnomusicologue face à une musique traditionnelle. Pour bien comprendre une société, il faut adopter un regard éloigné, disait à peu près Lévi-Strauss. Les deux Persans de Montesquieu appréhendent mieux les spécificités françaises que ne le font les gens du cru. Pour revenir à Bayreuth, Boulez a tout dabord scandalisé les musiciens en leur demandant de jouer ce qui était dans la partition plutôt que de réinventer la musique sous le prétexte dune fausse tradition. La dernière recommandation que Wagner donna aux musiciens et aux chanteurs lors de la première de la Tétralogie à Bayreuth en 1876, ce fut: Netteté! Les grosses notes ressortent delles-mêmes; limportant, ce sont les petites notes et le texte. Boulez pourrait avoir signé cela, et sur cet aspect fondamental, il me semble plus fidèle à Wagner que bien des chefs dorchestre de la tradition allemande. S.V.: Vous insistez dans vos analyses sur la présence de la dualité dans lopéra wagnérien, notamment en parlant dandrogynie ou en montrant que sa pensée et son uvre sorganisent autour doppositions binaires. Pourtant le symbolisme présent dans la musique, le livret et la mise en scène semblent souvent transgresser cette dimension binaire. J.J.N.: La pensée romantique est fondamentalement dualiste. Le thème du double est une dimension fondamentale des opéras de Wagner, déjà remarquée par Baudelaire. Ces oppositions duelles me semblent très caractéristiques des Romantische Opern. Écoutez louverture de Tannhäuser! S.V.: Avec lomniprésence de la mort, qui nous libère des errances et des vices de la vie terrestre, pensez-vous que lopéra wagnérien soit foncièrement pessimiste? J.J.N.: Une chose est sûre, cest que Wagner sinscrit en opposition à la frivolité et la légèreté de lopéra français de son époque. Lidée de rédemption est constante et fondamentale chez Wagner. Or, comment la mettre en scène? Wieland, je lai dit, a réussi dans Tristan, mais Chéreau avait gommé cette dimension dans le final du Crépuscule des Dieux et Harry Kupfer, au Staatsoper, na pas su mettre en scène les morts de Tannhäuser et dElisabeth de façon convaincante. Je crois que le problème, en fait, cest que la rédemption ne veut plus rien dire pour le public daujourdhui.
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