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LSM Online Reviews / Critiques


Critiques de La Scena Musicale Online. [Index]


Egoyan et la Danse des sept viols

Par Stéphane Villemin / le 4 février 2002

Mardi 23 janvier 2002, Hummingbird Centre, Toronto

Salomé de Richard Strauss
Salomé: Helen Field
Hérode: Robert Tear
Jokanaan: Tom Fox
Hérodiade: Karan Armstrong
Narraboth: Roger Honeywell
Page d’Hérodiade: Kristina Szabo
Cinq Juifs: David Pomeroy, Robert Martin-Reid, John Kriter, Peter Collins, Alain Coulombe
Deux Nazaréens: Thomas Goerz, Niculae Raiciu
Deux soldats: Gregory Dahl, Olivier Laquere
Orchestre de la Compagnie de l’Opéra du Canada, David Atherton
Mise en scène: Atom Egoyan

Salomé

Les mises en scène d’opéra peuvent être de trois ordres: les hiératiques figées dans la tradition, les allégoriques avec leurs éclairages symboliques ponctuels et les visionnaires qui relisent l’ensemble sous un nouveau jour. Les premières peuvent lasser surtout lorsqu’il s’agit d’un opéra du grand répertoire; les secondes étonnent sur l’instant mais manquent d’impact au long terme; les troisièmes dérangent et choquent en s’éloignant parfois de l’esprit du compositeur.

Si d’aucuns parmi mes confrères eurent vite fait de ranger Atom Egoyan au sein du dernier ordre, celà n’a rien de surprenant. Sans concession, son interprétation de Salomé présente l’originalité d’une lecture psychanalytique, explorant froidement les arcanes de ce drame familial sous une lumière de scialytiques. Profitant de l’intermède traditionnellement dévolu à la Danse des Sept Voiles, il nous livre les résultats de son analyse, illustrés par une alternance d’images filmées et de danse en ombres chinoises suggestives: le comportement morbide et délictueux de Salomé manifeste son besoin d’exorciser les viols dont elle fut l’objet pendant sa jeunesse, sous les coups d’Hérode et de son entourage.

Va pour l’argument, discutable sans aucun doute. Limitée à ce problème de fond, cette mise en scène n’aurait que peu d’intérêt, n’étaient la forme et la manière avec lesquelles Egoyan manipule le public, sachant fort bien "jusqu’où il faut aller trop loin". Ni ludion, ni trublion, l’histrionisme hollywoodien n’étant pas son genre, il distille le cynisme avec la maîtrise du premier Godard. Direct, révélant un total mépris pour la feinte et le badin, Egoyan livre, caméra au poing, un travail de reporter qui vise notre corde sensible là où cela fait le plus mal. Saint Jean-Baptiste est certes le seul à perdre sa tête physiquement, mais la décollation s’avère collective par le jeu de la métaphore. Comment nos âmes sensibles et embourgeoisées par les médias des "Leymarché-Financier", dirait Solers, pourraient-elles résister à ce spectacle au réalisme cru, sans réagir par le dégoût, la rage ou la révolte. La blancheur clinique des docteurs en théologie, devenus médecins puis trafiquants de drogue à l’occasion, s’avère finalement rassurante comparée aux vertiges du voyeurisme engendrés par l’exhibition de cette jeune Anadyomène sortant de sa piscine (Salomé), une fellation mettant en oeuvre le page d’Hérodiade aux pieds de Narraboth, le viol collectif d’une fillette, sans parler de la tête du prophète disposée pudiquement dans un saladier en plastique, emprunté sans doute à une dinette de pique-nique.

Au fur et à mesure, cette dramaturgie dévoile un équilibre savamment élaboré qui concourt à celui de l’ensemble. Forte de sa puissance et de son pouvoir suggestif à travers l’orchestre et les voix, la musique de Strauss supporte sans peine cet expressionnisme de l’extrême.

Les servantes callipyges affairées à servir le vin et les fruits au roi décadent tout comme les quelques pointes d’humour au ressac cinglant, permettent de contempler de plus haut encore, les gouffres subséquents qui atermoient pour mieux jouer avec l’angoisse. La situation est désespérée mais elle n’est pas sérieuse, aimerait-on s’en convaincre.

Finalement, ce n’est pas la tête de Saint Jean-Baptiste mais le crâne de Yorick qui nous revient en pleine figure. En devenant voyeur, le public avec ses regards non retournés par ces êtres qu’il épie, se trouve pris au piège, source du profond malaise. En se payant visuellement la tête des autres, il rejoint Salomé sur le chapitre de la décollation. Ce message à l’actualité retentissante évoque une question de société dont le grand ciel bleu du progès paraît barré par le pavois de ses scories.

L’orchestre dirigé par Atherton n’était pas à son meilleur ce soir-là, parfois inégal dans la précision des attaques et manquant d’un son commun dans le pupitre des violons. La distribution de bon niveau aurait pu se livrer à plus de libertés vocales. Le professionnalisme de la justesse semblait retenir l’émotion et gommer la névrose. Salomé fut la plus touchée par cette fausse perfection cérébrale en donnant l’impression de passer un concours pour la Juilliard School, plutôt que de sortir d’un tableau de Jérôme Bosch.

Cet opéra de Strauss révèle une fois de plus sa modernité, relue par un metteur en scène, insecte entomologiste. Mais Dieu ne relit-il pas la Bible pour tenter de mieux comprendre ce monde fou qu’il a créé?

Stéphane Villemin


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