Oliver Jones - Passé et présent Par Paul Serralheiro
/ 5 juin 2004
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Oliver Jones, l'un des plus illustres pianistes de
jazz canadiens, est souvent mentionné dans un même souffle avec Oscar Peterson,
un voisin et ami de la Petite Bourgogne, le quartier de Montréal où tous deux
ont grandi. Sur le plan musical, tous deux sont reconnus pour leur technique
éblouissante, fruit de l'enseignement de la sœur aînée de Peterson, la
légendaire Daisy Peterson Sweeney. Toutefois, le 10 juillet, les deux musiciens
se rencontreront sur scène pour la première fois, lors du spectacle de clôture
de la 25e édition du Festival international de jazz de Montréal. Pour
Oliver Jones, comme pour ses fans, cet événement sera d'autant plus mémorable
que ce sera l'une desrares apparitions en public du pianiste depuis qu'il a pris
sa retraite le 1er janvier 2000.
Les publics du monde entier connaissent les
somptueuses modulations du pianiste, ses attaques percutantes, ses mélodies
flamboyantes, son énergie contagieuse. Peu d'admirateurs connaissent cependant
les débuts musicaux d'Oliver Jones, loin des feux de la célébrité. Dans un long
entretien qu'il nous a accordé juste avant le dévoilement de la programmation du
Festival de jazz, il est revenu sur ses premières années et nous a parlé des
personnalités marquantes rencontrées au cours de sa vie d'artiste.
LSM : Cet événement est très spécial
pour vous, puisque vous sortez de votre retraite.
Oliver Jones : En fait, je fais cela
parce que c'est le 25e anniversaire du festival. Vous savez, je n'ai
manqué que le premier festival. J'ai fait le spectacle d'ouverture environ sept
fois, et environ autant de spectacles de clôture, et j'ai aussi participé au
festival dans toutes sortes d'autres contextes. J'ai partagé la scène avec Sarah
Vaughan, Buddy Rich, Tony Bennett, à peu près tout le monde, quoi. J'ai joué en
solo, en duo et en trio, j'ai joué avec un big band et un orchestre symphonique.
Le festival a été une formidable vitrine pour moi et, dès le début, André Ménard
et Alain Simard (les patrons du festival) ont cru en mes capacités et m'ont
donné cette occasion unique de me produire.
LSM : Ça n'a pas dû être banal de
partager la scène avec les musiciens que vous
mentionnez.
OJ : Bien sûr, ces expériences étaient
formidables, mais aussi la visibilité, ce qui est toujours le plus difficile à
obtenir pour les musiciens locaux. J'ai probablement passé les 35 premières
années de ma vie à jouer de la musique commerciale, mais j'ai toujours écouté
ces musiciens avec lesquels j'aurais un jour la chance de travailler, ce qui est
pour moi une grande source de fierté. En réalité, je ne pensais jamais que
j'aurais un jour cette possibilité et, pour finir, je me trouverai sur scène
avec mon idole et mon mentor! Depuis des années, les gens veulent que je fasse
quelque chose avec Oscar et nous avons toujours dit que nous le ferions un jour.
La seule condition, comme je l'ai dit à Oscar l'an dernier à Toronto, c'était «
si nous jouons ensemble, tu n'utiliseras que tes deux pouces », parce que jouer
avec lui, c'est comme se cramponner à un tigre.
LSM : On vous compare souvent à Oscar
Peterson et vous dites qu'il a été votre mentor. Est-ce que, consciemment, vous
l'avez pris pour modèle ?
OJ : Nous avons grandi ensemble dans
le même quartier, nous avons tous deux commencé en jouant du boogie-woogie et
nos styles ont évolué plus ou moins dans le même sens, même si Oscar jouait
toujours n'importe quoi mieux que n'importe qui. Il a très certainement été ma
plus grande source d'inspiration et je suis très heureux de voir qu'un voisin,
qui vivait à quelques pas de chez nous, a réussi avec autant de
succès.
LSM : Vous avez fort bien réussi
vous-même. Si on retrace votre carrière, il semble se dégager trois phases
distinctes, la première passée à Montréal, la deuxième comme directeur et
pianiste d'un orchestre de variétés à Porto Rico et, finalement, une carrière en
jazz. Était-ce planifié?
OJ : Pas du tout. Ce qui est arrivé,
c'est que, quand j'avais 16 ou 17 ans, j'aicommencé à jouer régulièrement dans
les clubs et les hôtels. À partir de là, je me suis dit que je pourrais devenir
professionnel. À l'époque, il était possible de jouer du jazz, mais
essentiellement, on accompagnait des chanteurs et des danseurs. Nous avions du
succès et l'argent rentrait, mais c'était surtout un excellent apprentissage et
j'ai beaucoup aimé cette période de « formation », pourrais-je dire. L'une des
premières occasions que j'ai eues de vraiment jouer du jazz, c'était en bas au
Rockhead's Paradise en 1963. Puis un ami mutuel m'a présenté à un chanteur de
calypso, Kenny Hamilton, et je suis finalement devenu son directeur musical pour
19 ans. J'ai fait des tournées avec lui, surtout dans les Caraïbes, mais aussi
partout aux États-Unis. Cela aussi a été une bonne école, j'ai pu travailler
avec beaucoup de chanteurs et même composer un peu. Je rencontrais beaucoup de
musiciens et je jouais du jazz lorsque j'étais à New York, à Las Vegas ou à
Chicago. On donnait d'abord notre spectacle, pour l'essentiel les grands succès
du jour, et c'était bien, puis quand nous avions fini, nous allions dans les
clubs de jazz, nous écoutions les autres musiciens et je rêvais d'être un jour à
leur place.
LSM : Parlons maintenant de votre
carrière en jazz. Comment votre collaboration avec Justin Time a-t-elle commencé
?
OJ : Je suis revenu à Montréal en
1980. À l'époque, je me remettais d'une opération qui avait sauvé mon œil droit
et Charlie Biddle m'a rendu visite à l'hôpital. Il m'a dit que mon ami Stan
Patrick (un merveilleux pianiste, qui est disparu maintenant) retournait à
l'enseignement et il m'a demandé de le remplacer. Je ne pouvais pas faire
grand-chose en raison de mon état, mais Charlie m'a dit : « Allez, viens. » J'ai
ajouté que je n'avais pas joué de jazz depuis un bout de temps, mais il a
insisté, disant que j'avais « toujours été un bon pianiste de jazz ». Après
notre première année en duo, le Biddle's a ouvert ses portes et nous sommes
devenus la formation maison. En 1982, le club était devenu très populaire et,
pour moi, ce fut une révélation quand j'ai vu que des gens venaient nous
entendre jouer du jazz. Je me trouvais chanceux de pouvoir enfin m'asseoir et
jouer ce que je voulais. Jim West (le fondateur et producteur de Justin Time
Records) était alors l'un des bons clients et il semblait impressionné. Il a
parlé de lancer une étiquette de jazz alors qu'il avait l'air tout jeune, je lui
aurais donné 16 ou 17 ans. Mais quand il est revenu la deuxième fois, j'ai
compris qu'il était sérieux. Alors nous avons commencé à discuter et avant que
je le sache, il me parlait d'un album solo. Je lui ai dit que je ne me sentais
pas assez solide, que de toute façon je n'avais jamais aimé jouer en solo et que
je préférais faire un disque en trio avec Charlie et notre batteur Bernie
Primeau. C'est ce qui est arrivé et il m'a demandé de m'engager pour au moins
deux autres albums. Pour moi, ma relation avec Jim a été aussi profitable que
celle avec le Festival de jazz. Justin Time a grandi et Jim est maintenant l'un
des producteurs les plus recherchés dans le métier, sa réputation chez les
musiciens est considérable.
LSM : Votre répertoire tourne surtout
autour des grands classiques. Qu'est-ce qui vous attire dans ces airs,
comparativement au bop ou au jazz plus moderne?
OJ : J'ai bien le be-bop, mais c'est
très répétitif. À part la mélodie, je n'y trouve pas grand-chose avec quoi
travailler. Lorsque le bop est arrivé, j'ai été ébloui, j'ai même essayé de tout
faire en bop, mais le fait est que j'aime les ballades par-dessus tout, les
splendides mélodies de Gershwin ou Cole Porter, le jazz somptueux de Duke
Ellington. Je peux toujours plonger dans cette musique.
LSM : On demande toujours aux
musiciens quel genre de musique ils écoutent. Et vous
?
OJ : J'écoute habituellement de la
musique classique. Attention, j'ai des centaines de disques de jazz à la maison,
mais j'écoute encore de la musique classique 80 % du temps. Bach, évidemment, et
les valses de Chopin. La musique classique a été très importante dans ma
formation, elle m'a donné une bonne partie de ma technique. Quand je me prépare
pour un concert de jazz, je me retrouve à jouer des choses surtout classiques
pour me mettre en forme.
LSM : Des 16 disques que vous avez
faits, duquel êtes-vous le plus fier ?
OJ : En réalité, depuis de nombreuses
années je voulais faire un disque avec un big band et j'ai eu la chance
d'enregistrer From Lush to Lively avec le Rob McConnell Big Band. Ç'a été
très inspirant et c'est celui que j'ai vraiment aimé, plus que tout autre
disque. C'est mon préféré parce que ce n'était pas le format habituel pour moi.
Les conditions aussi étaient idéales et les arrangements de Rick Wilkins, un
grand compositeur et un autre grand Canadien méconnu, étaient magnifiques. Nous
avons tellement de grands musiciens ici qui ne sont jamais reconnus... L'une de
mes occupations depuis que je suis retraité est ma collaboration avec les Arts
du Maurier pour aider les musiciens canadiens.
LSM : En parlant de retraite,
est-ce que vous vous occupez d'autre chose en ce moment
?
OJ : J'ai donné quelques
récitals-bénéfice pour un organisme appelé Giant Steps qui vient en aide aux
enfants autistes. Je me suis également engagé dans certains centres
communautaires qui existaient quand j'étais enfant et auxquels je peux
maintenant rendre service. Par exemple, je peux donner un récital au profit de
l'église de mon enfance.
LSM : Y a-t-il quelque chose que vous
n'avez pas encore fait, mais que vous aimeriez faire
?
OJ : Je crois que j'ai fait à peu près
tout ce dont j'avais rêvé, y compris la composition de musiques de films, ce que
j'ai également beaucoup aimé.
LSM : Étant donné votre goût
pour la musique classique, envisagez-vous de faire quelque chose dans ce domaine
?
OJ : J'aurais aimé faire davantage, à
un certain moment je donnais même des concerts avec des orchestres. Je me suis
souvent demandé ce qui serait arrivé si j'avais continué. Mon professeur a
toujours pensé que j'aurais pu devenir un pianiste classique. Je pense que j'ai
raté ma chance, parce que dans les années 1940 ou 50, comme jeune musicien
noir... j'en ai connu deux ou trois autres qui avaient le même potentiel, mais à
l'époque il n'y avait pas d'ouverture, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.
Mais je n'ai pas à me plaindre. J'ai eu une vie formidable, je crois, une belle
carrière. Maintenant, j'essaie seulement d'appuyer le festival et d'en profiter,
surtout en ce 25e. J'aurai bientôt 70 ans, alors je ne crois pas que
je serai présent au 50e. Même là, je serais sûrement dans la salle,
pas sur la scène. [Traduction : Alain Cavenne]
Oliver Jones est également directeur artistique
du volet jazz du Festival de musique de chambre de Montréal (du 4 au 26 juin,
www.festivalmontreal.org) et est conseiller de George Durst, de la Maison du
jazz (2060, rue Aylmer, Montréal).
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