Styles nationaux et concours internationaux Par Réjean Beaucage
/ 10 mai 2004
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Marc Durand est un professeur de piano très
recherché. En poste à l'Université de Montréal, il est régulièrement invité à la
Glenn Gould Professional School of the Royal Conservatory of Music, à Toronto,
de même que par d'autres grandes écoles de musique canadiennes et américaines.
Il a maintes fois participé à des jurys importants, parmi lesquels ceux du
Concours international de piano de Montréal (1996) et de Cleveland (1999). Il a
participé à la pré-sélection des candidats au Concours Musical International de
Montréal 2004.
La Scena musicale l'a rencontré pour discuter de
deux points principaux : les participants aux concours internationaux
peuvent-ils être désavantagés dès le départ par la formation qu'ils ont reçue
selon leur lieu de provenance ? Et, de même, les jurés auront-ils tendance à
favoriser d'emblée un style plutôt qu'un autre ? En d'autres mots, si l'on
reconnaît l'existence de styles « nationaux », ont-ils encore leur place dans un
concours international à l'heure de la mondialistation ?
Marc Durand : On doit dire qu'il y a
déjà eu des différences marquées entre les différents enseignements nationaux,
mais, comme tout le reste, ça a suivi une tendance à l'uniformisation. C'était
beaucoup plus clair au début du 20e siècle ; on allait à Paris pour étudier avec
Alfred Cortot (1877–1962), par exemple, et on en revenait avec un « style
français », ou alors on allait en Allemagne pour Artur Schnabel (1882–1951), et
l'on revenait avec le « style allemand » ; même chose du côté de la Russie
soviétique. Je simplifie, bien sûr. Ce sont des traditions qui ont laissé des
traces, des lignées. Par exemple, Leon Fleisher, qui a étudié avec Schnabel, qui
lui avait étudié avec Theodor Leschetizky (1830–1915), ce dernier avec Karl
Czerny (1791–1857) et Czerny, lui, avait étudié avec Beethoven, qui lui-même
avait étudié avec Haydn. Et moi, j'ai étudié avec Fleisher !
À cette époque-là, il était normal qu'un pianiste
soit un spécialiste d'un certain répertoire et ait un style immédiatement
identifiable. Cependant, cette façon d'être va en quelque sorte à l'encontre de
l'esprit des concours internationaux, qui demandent plutôt au pianiste d'être un
« homme à tout faire ». Il y a encore aujourd'hui des idées toutes faites du
genre : « il n'y a que les Russes qui savent jouer la musique russe » et
certains en profitent d'ailleurs pour masquer leurs propres limites, prétendant
être les héritiers d'un « style » que bien souvent il ne peuvent pas décrire...
Mais à bien y regarder, on voit vite qu'il n'y a pas une, mais plusieurs «
écoles françaises », plusieurs « écoles russes » (l'« école allemande » est
peut-être plus uniforme, parce que ses règles sont plus strictes).
LSM : Il y a pourtant des qualités que l'on
applique toujours aux styles nationaux. On dit que la musique française est
souvent « légère », « aérienne », tandis que la musique allemande est « lourde
», « sévère »...
MD : C'est que les compositeurs de ces
pays ont fait des musiques comme ça. Mais on peut entendre un pianiste russe
jouer du Debussy... comme un Russe. À ce moment-là, on a l'impression d'entendre
quelqu'un parler avec un accent russe.
LSM : Alors, dans une écoute aveugle, on
devrait pouvoir deviner la provenance géographique d'un pianiste, ou du moins du
style qu'il utilise ?
MD : Oui, par la façon de produire le
son. L'« école russe », par exemple, est essentiellement néo-romantique ; il n'y
a pas eu de période classique en Russie. On n'a pas de Beethoven Russe. On joue
beaucoup sur les excès là-bas, la dynamique passant de ppppppp à
fffffff... Ça nécessite des pianos résistants, des pianos modernes. C'est
une école qui est nouvelle par rapport à l'existence de
l'instrument.
LSM : Mais dans un concours international, le
participant qui garde des traces de son héritage national sera-t-il désavantagé
?
MD : Je pense qu'étant Canadiens, nous
avons l'avantage de ne pas avoir ce type d'héritage national et qu'au contraire
nous avons pu absorber les différents styles qui existent. Personnellement, mes
différents professeurs m'ont fait connaître les trois grands courants :
français, allemand et russe. Donc je pense que les jurés canadiens peuvent avoir
a priori une ouverture plus grande dans ce sens-là. Mais je pense aussi qu'un
bon pianiste, même avec un style marqué, reste un bon pianiste, et c'est ce que
les jurés recherchent. Il peut cependant arriver qu'un juré considère qu'un
certain style ne lui plaît pas, évidemment. Certains compositeurs ne supportent
pas d'être joués dans un autre style que le leur, du Beethoven ou du Bach « à la
russe », ça ne passe pas. Quelqu'un comme Fleisher ne l'accepterait
pas.
LSM : Que dire de la liste des participants à
l'édition de cette année ?
MD : Je ne l'ai pas encore vue.
(Regardant la liste) Il y a beaucoup d'Orientaux, mais peu d'Américains... un
seul ! C'est très étonnant. Et peu de Russes. (Note : les 24 candidats
proviennent des pays suivants : Belgique (1), Bulgarie (1), Canada (3), Chine
(4), Corée du Sud (2), États-Unis (1), France (2), Indonésie (1), Israël (1),
Japon (1), Lithuanie (1), Russie (4) et Ukraine (2). Quant aux 9 jurés, ils
provienent de Belgique (1), Canada (2), Chine (1), France (1), Israël (1),
Italie (1), Japon (1) et Russie (1).)
MD : Pour la pré-sélection, j'ai
trouvé le fonctionnement fantastique. Il y a deux jurys séparés de trois
personnes (deux pianistes et un chef d'orchestre). Nous avons tous écouté les
244 CD, les deux jurys les écoutant dans l'ordre inverse et, bien sûr, sans
aucune information sur les candidats.
LSM : Alors on peut croire que les 24
candidats sont d'un niveau assez semblable.
MD : Dans la mesure où l'on peut se
fier au CD... Souhaitons que ce soit bien eux que l'on a entendu ! Et certains
pianistes talentueux ont pu être desservis par une mauvaise prise de son...
Certains enregistrements étaient trop mauvais pour permettre une évaluation
digne de ce nom ! On ne peut juger que ce que l'on a... À partir d'ici, tout le
monde se produira dans les mêmes conditions et chacun aura l'occasion de
surprendre le jury.
À suivre !
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