Janina Fialkowska - Le retour Par Tamara Bernstein
/ 10 mai 2004
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On aurait pu se dire, simplement, « la vie continue
», lorsque la pianiste Janina Fialkowska s'est avancée sur la scène de la salle
George Weston à Toronto il y a quelques mois pour interpréter le Quatrième
concerto pour piano de Beethoven.
Que la vie continue, c'est cependant fabuleux pour
cette grande artiste. La musicalité fluide, l'émotion généreuse et la
spontanéité de son jeu ont valu à la pianiste née à Montréal l'affection des
auditoires partout dans le monde. Et après les dernières notes du finale du
concerto -- Fialkowska ayant souligné le côté slave de la danse --, elle a
accueilli l'ovation chaleureuse du public avec sa modestie habituelle, comme si
elle était étonnée de se trouver au centre de l'attention.
La pianiste Janina Fialkowska est l'une des rares
femmes à être associée au grand répertoire virtuose de Chopin, Liszt ou
Szymanowsky. Malgré cela, elle n'a pas toujours obtenu la reconnaissance qu'elle
mérite. Il était par exemple scandaleux que son enregistrement poétique des
Études complètes de Chopin (Opening Day Records, 1997), un trésor de
subtilité et d'imagination, ne soit même pas en lice pour un prix Juno. La
poésie de Fialkowska dans ses interprétations de Liszt arrive même à convaincre
ceux qui ne peuvent endurer le compositeur qu'il y a plus que du machisme et du
théâtre dans ses œuvres les plus brillantes.
En fait, le monde a failli perdre cet art
insigne... sans parler de l'artiste elle-même. Il y a un peu plus de deux ans,
Janina Fialkowska apprenait qu'une grosse tumeur rare, extrêmement agressive et
maligne entourait un muscle dans son bras gauche. Normalement, les médecins
auraient opéré sur-le-champ. Toutefois, en vue de maximiser ses chances de
pouvoir jouer de nouveau, la pianiste subit une radiothérapie pour réduire la
tumeur. (Le traitement réussit, mais en brûlant -- littéralement -- un trou dans
son bras.) En mai 2002, une chirurgienne du Sloan-Kettering Cancer Center de New
York tranchait dans le bras de l'artiste pour exciser la tumeur longue de 12
cm.
Heureusement, le cancer ne s'était pas propagé et
la chirurgienne, Carol Morris, fit en sorte que la mobilité des doigts de la
pianiste ne soit pas atteinte. Elle dut par contre enlever une partie du muscle
et sectionner un nerf majeur du bras gauche. Fialkowska n'était plus capable de
lever son bras gauche ou de l'éloigner latéralement de son corps. En fait, elle
jeta son carnet d'engagements à la poubelle.
« Les médecins ne m'ont pas ménagée au sujet de la
gravité de la tumeur, nous a dit la pianiste en entretien téléphonique. Mais à
ce moment, je pensais beaucoup plus à reprendre le piano qu'à vivre. »
Toutefois, ce ne fut qu'en novembre dernier, lorsqu'il devint clair que la
pianiste ferait un retour à deux mains, que le Dr Morris avoua à sa patiente
qu'elle n'avait jamais cru que Janina Fialkowska jouerait de nouveau à deux
mains comme pianiste professionnelle.
La pianiste, ignorant ce pronostic, avait
obstinément exercé sa main gauche chaque jour, posant sa main sur le clavier et
reprenant des séances « incroyablement ennuyeuses » et douloureuses d'une
demi-heure; il y eut également les séances interminables de physiothérapie.
Entre-temps, elle apprit quelques concertos pour la main gauche, les transférant
à la main droite de manière à sauver au moins une douzaine d'engagements. « Je
crois que ma plus grande force durant cette épreuve, ce fut de ne pas trop
penser, avoue-t-elle. Je fonçais en avant, point. »
En janvier 2003, un autre médecin de
Sloan-Kettering, Edward Athanasian, enleva une extrémité d'un muscle dans le dos
de la pianiste et la rattacha au muscle du bras endommagé. C'était une
intervention rare qu'il n'avait jamais pratiquée auparavant, apprit Fialkowska
plus tard. Le muscle transféré, dit-elle, est appelé « suppléant » et les seules
personnes qui l'utilisent sont les gymnastes qui s'exécutent aux anneaux. «
Alors oui, mes chances aux Olympiques sont finies, je suis découragée »,
lance-t-elle en riant.
Moins de quatre mois après la chirurgie
reconstructive, Fialkowska posa sa main sur le clavier et commença à jouer le
répertoire du xviiie siècle. « À partir de là, les choses ont évolué très vite.
» À la fin de mai, elle jouait de nouveau son Chopin adoré. Le Dr Athanasian lui
dit alors qu'elle en avait pour presque un an encore à développer le muscle
rapporté.
Le retour de Janina Fialkowska sur scène a fait
l'histoire médicale. Néanmoins, ce n'est pas tout à fait « la vie continue »,
puisque sa vie a changé profondément. « Je dois tout voir de façon complètement
différente. Toute l'expérience de la musique est différente, dit-elle. Ma
maladie m'a obligée à ralentir pour un temps. »
Des douleurs, surtout dans le haut du dos et dans
sa jambe gauche, empêchent Fialkowska de répéter plus de deux ou trois heures
par jour au piano. « Il faut donc que je travaille très fort durant ces trois
heures, dit-elle, que je planifie tout à l'avance. » Bien sûr, ajoute-t-elle,
Chopin a toujours dit à ses élèves de ne jamais répéter plus de trois heures par
jour. Cela signifie néanmoins qu'elle ne pourra exécuter des programmes monstres
comme les Études transcendantales complètes de Liszt qu'elle devait
présenter en tournée européenne lorsque le cancer s'est déclaré.
L'on peut cependant affirmer que, médicalement et
musicalement, la vie même de Fialkowska est devenue une étude transcendantale et
qu'elle l'exécute avec son brio habituel. Elle a dû réapprendre la main gauche
de son répertoire et établir une mémoire musculaire dans le muscle du dos qui se
retrouve soudain aux commandes de son bras gauche. « Avant, quand j'étais en
mode virtuose, je laissais simplement les choses aller, dit-elle. J'ai déjà
retrouvé une partie de cela, mais les quelques premières heures de travail sur
un vieux morceau sont décourageantes, j'ai l'impression que mon bras gauche ne
fait rien. Je dois lui donner des ordres. Puis peu à peu, ça redevient
automatique. Je pense au fond que tout cela est bénéfique. J'ai maintenant une
très bonne main gauche parce que je lui accorde beaucoup d'attention. Je vois
ces événements comme une occasion extraordinaire de retomber en amour avec tout
mon ancien répertoire. Il y avait si longtemps que j'avais consacré autant de
temps à apprendre de nouvelles œuvres. Maintenant, je sens que je connais mon
répertoire comme le fond de ma poche. »
Comme le mouvement latéral de son bras gauche
demeure limité, Fialkowska a dû oublier une partie du répertoire romantique,
bien que les sacrifices aient été étonnamment peu nombreux. Elle exécutera par
exemple les deux concertos de Chopin avec l'Orchestre de chambre McGill plus
tard ce mois-ci, puis en juillet au Festival de musique de chambre
d'Ottawa.
Les deux concertos de Brahms, par contre, sont
écartés pour le moment, tout comme le Troisième de Prokofiev, l'un de ses
préférés. Le Concerto en mi bémol de Liszt demeure encore un point
d'interrogation. Mais quand une porte se ferme, une autre s'ouvre. La pianiste
s'est tournée pour la première fois vers Schubert, ce que nous étions nombreux à
souhaiter, à l'instar de son mentor, le regretté Arthur Rubinstein. « Schubert
est un compositeur très singulier, dit Fialkowska. Je ne me sentais pas prête
émotionnellement à l'aborder, je me disais que je devais approfondir autant que
possible les autres compositeurs avant de m'attaquer à ses œuvres [pour piano
solo]. »
Peu avant sa première opération, cependant,
Fialkowska, comprenant qu'elle ne pourrait peut-être plus jamais jouer, apprit
les Impromptus op. 142 de Schubert, en partie pour faire un cadeau à son
mari, Harry Oesterle, dont Schubert est le compositeur préféré. Dix-huit mois
plus tard, lorsqu'elle recommença à jouer à deux mains, reprenant peu à peu
possession de son bras, elle revint avec beaucoup de sérieux aux
Impromptus.
Elle s'estime maintenant prête pour ce compositeur
: « Schubert, c'est un état d'esprit, et je l'ai maintenant. Sa musique est un
voyage, mais un voyage qui ne va pas nécessairement quelque part, ou du moins
qui ne cherche pas à atteindre des objectifs particulièrement dramatiques. Or,
je sens que j'ai moi-même fait un voyage semblable. Aujourd'hui, je suis à
l'aise avec Schubert. » Les Impromptus de l'op. 142 figurent à son
programme de récital cette année; viendront ensuite la grande Sonate en sol
majeur D. 894 et la dernière et sublime Sonate en si bémol majeur D.
960.
Ses heures de travail étant limitées, et ayant
regardé la mort en face, Fialkowska a également décidé de ne jouer dorénavant
que les œuvres qu'elle aime et qu'elle croit pouvoir bien jouer. « Plus jeune,
avoue-t-elle, j'étais moins difficile. La chose la plus importante pour moi,
c'est que je ne veux pas jouer quelque chose que je ne peux plus jouer aussi
bien ou mieux qu'autrefois. Cela serait pire que de ne plus jouer du tout.
»
Et pour que ses rêves n'aveuglent pas son jugement,
Janina Fialkowska s'enregistre maintenant constamment au travail. « Je suis
encore ravie [de pouvoir jouer de nouveau], mais l'euphorie est tombée. J'ai
retrouvé ma bonne vieille sévérité et certainement, je ne me donne plus
d'excuses. Je crois aussi que le monde en est revenu, l'histoire est
archi-connue. Même que certains publics -- par exemple à Wichita, au Kansas, où
j'ai joué dernièrement -- ignorent tout de ce qui m'est arrivé. Je donne
simplement un concert, comme n'importe qui. »
Il sera intéressant de voir, dans les mois et
années à venir, ce que le voyage pénible de Fialkowska aura apporté à son art,
qui n'était pas négligeable au départ. « Ces deux années m'ont certainement
permis de voir la vie sous un autre angle, confie-t-elle. Elles m'ont permis de
me retrouver, de souffler. J'ai aussi amélioré mon allemand, assez pour tenir
une conversation moins éprouvante, et j'ai pu pour un temps avoir une vie
familiale avec mon mari ! »
Fialkowska, qui a reçu l'Ordre du Canada en 2002, a
également écrit un livre qui entremêle ses souvenirs de Rubinstein et de sa vie
comme concertiste et le récit de sa récente lutte contre le cancer. Le manuscrit
est maintenant entre les mains d'un agent littéraire. « Vraiment, j'ai eu ce que
les Allemands appellent Glück im Unglück, de la chance dans mes malheurs,
dit-elle. Je sais que je vis une sorte de miracle. Combien de personnes ont
cette chance extraordinaire, de perdre ce qu'elles aiment et d'ensuite pouvoir
revenir à la vie ? »
Janina Fialkowska interprétera les deux concertos
pour piano de Chopin -- la partie orchestrale étant arrangée pour un orchestre à
cordes -- avec l'Orchestre de chambre McGill le 31 mai à la salle Pollack, à 19
h 30. Billets : 514 487-5190 ou par courriel : tickets@ocm-mco.org. La saison
prochaine, Janina Fialkowska interprétera le Concerto pour piano nº 4 de
Sergueï Prokofiev dans le cadre du Festival de musique russe qui ouvre la saison
2004-2005 de l'OSM (26 septembre, 14h30, Salle Wilfrid-Pelletier de la PdA. La
Société Pro Musica l'accueillera aussi le 31 janvier 2005 pour un récital
solo.
[Traduction :
Alain Cavenne]
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