À la belle étoile ! Par Yannick Nézet-Séguin en conversation avec RÉJEAN BEAUCAGE
/ 6 mars 2004
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Le chef de l'Orchestre Métropolitain du Grand
Montréal accumule les prix, les engagements, les disques et les projets
novateurs. À la veille d'un concert avec la chanteuse Diane Dufresne dans un
programme consacré à Kurt Weill, nous faisons le point avec lui sur ses
multiples activités.
La Scena Musicale : Votre carrière semble se
développer à la vitesse « grand V » depuis quelques années, au point qu'il
devient presque difficile de suivre son développement.
Yannick Nézet-Séguin : Jusqu'à maintenant, ma
carrière a toujours fonctionné d'une façon assez simple : dès que j'ai
l'impression d'atteindre une sorte de plateau, une situation confortable, il
arrive un événement qui me relance vers autre chose. Je crois que c'est bon
qu'il en soit ainsi. J'essaie de créer ce genre de dynamique, mais entre les
essais et la réalisation, je peux heureusement compter sur ma bonne étoile
!
Je commence évidemment à sentir, grâce à
l'expérience, que je suis de plus en plus en contrôle de mes moyens. Je me sens
moins dispersé qu'auparavant, bien que je continue à faire des tas de choses à
gauche et à droite. Je me sens prêt à relever les genres de défis qui
m'attendent dans une carrière ouverte sur l'international. Ce qui se passe
actuellement de ce côté-là arrive au bon moment, parce que plus tôt, ça aurait
été trop tôt.
LSM : Vous annonciez en effet au début de
l'année la signature d'un contrat de représentation avec une agence de
Londres.
YNS : J'étais représenté par une agence
new-yorkaise avant de signer avec Askonas Holt. J'avais déjà commencé à «
prendre racine » au Canada. Dans le milieu des orchestres canadiens, quand les
choses vont bien avec un chef, le mot se passe vite ! Alors, ayant eu la chance
d'avoir de bonnes relations avec les musiciens des orchestres où j'ai été
invité, les occasions se sont répétées. La signature avec l'agence anglaise
arrive encore une fois à point, c'est-à-dire à un moment où mon ambition est
d'élargir le réseau des endroits où l'on m'invite, avec, bien entendu, une
priorité pour l'Europe.
LSM : Y aura-t-il des répercussions dès la
prochaine saison ?
YNS : Sans pouvoir préciser davantage, je peux déjà
dire que je ferai mes débuts européens l'automne prochain et que je dirigerai
l'Orchestre symphonique de Toronto, pour la première fois, et celui de Calgary.
Il y aura aussi quelques incursions aux États-Unis.
LSM : Il est étonnant que l'on soit venu vous
chercher d'Angleterre, alors que vous veniez tout juste de faire paraître votre
premier enregistrement chez ATMA avec la monographie consacrée à Nino
Rota.
YNS : Je ne crois pas que le disque ait eu un
impact important dans le déroulement des choses. Je crois cependant que le
deuxième disque (Mahler 4, toujours chez ATMA) aura, celui-là, un effet
déterminant. Il paraît au moment opportun et une bonne quantité de disques a
déjà été envoyée un bureau de Londres pour la promotion. On peut dire que les
planètes sont bien alignées !
LSM : Les deux Prix Opus qu'a remportés le
premier enregistrement à la fin de janvier ne pouvaient pas mieux tomber.
YNS : En effet ! C'est très encourageant pour ce
que nous faisons. Nous n'avions évidemment pas prévu de gagner deux Prix Opus
juste une semaine avant la sortie du deuxième disque. Ça peut ressembler à un
sacré coup de marketing, mais c'est encore une fois un effet du hasard, qui fait
bien les choses !
LSM : La Chapelle de Montréal a dû interrompre
sa dernière saison pour cause de problèmes financiers. Qu'en est-il ?
YNS : La Chapelle de Montréal a toujours
fonctionné, comme bien d'autres ensembles, avec les moyens du bord. Dans ce cas
particulier, c'était vraiment bien peu de chose. On a pu fonctionner de cette
façon quelque temps, mais si nous avions continué, nous aurions atteint un point
de non-retour qui aurait acculé l'organisme à la faillite. Ça a été difficile de
décider de s'arrêter en milieu de saison, mais c'était ce qu'il fallait faire
pour pouvoir espérer continuer. Nous régularisons actuellement la situation et
pourrons présenter non pas une saison, mais plutôt des projets particuliers,
probablement en collaboration avec d'autres ensembles, à compter de 2005.
LSM : On pourrait pourtant s'attendre à ce que
la notoriété de son chef ait été d'un meilleur secours à l'ensemble...
YNS : La notoriété n'est pas toujours un gage
suffisant pour obtenir des fonds, qu'ils soient publics ou privés. En fait, on
pourrait croire que j'ai sabordé la Chapelle de Montréal pour mieux sauter sur
le tremplin international, mais il n'en est rien. On peut aussi penser qu'il
m'aurait éventuellement été difficile de mener, en plus, les destinés de cet
ensemble, mais il faut savoir qu'on ne parle que de quatre concerts par année...
Ce n'est pas la mer à boire. La musique ancienne constitue vraiment une part
importante de ce que j'aime et nous avions, à la Chapelle, le projet de passer
des instruments modernes aux instruments d'époque. En décembre 2003, j'ai eu le
plaisir de faire mes débuts à Toronto avec l'Oratorio de Noël, interprété
par le Bach Consort, et j'ai adoré ça. Cette musique-là me manque terriblement
lorsque je dois m'en passer trop longtemps. D'ailleurs, c'est une dimension que
ma nouvelle agence, Askonas Holt, ne négligera aucunement. Au début l'angle
d'approche sera sans doute de faire savoir que je dirige du Bruckner et du
Mahler, mais aussi du Bach et du Monteverdi. La Chapelle m'a aidé à développer
ce goût et il est clair que notre association n'est pas terminée. Évidemment, je
ne suis pas le premier à embrasser un répertoire aussi large, mais je pense que
cette caractéristique s'est généralisée depuis ma génération. Je ne me rendais
pas vraiment compte de l'éclectisme du répertoire que j'aborde, jusqu'à ce que
mes agents me le fassent remarquer. Il y a bien sûr un répertoire où je me sens
plus à l'aise, mais j'aime cultiver l'éclectisme, ça me nourrit. Je deviens
frustré si je suis trop longtemps sans faire de création... ou de baroque ! Ces
jours-ci, je dirige l'orchestre pour La Bohème à l'Opéra de Montréal. Je
suis très heureux de ce que nous sommes arrivés à en faire. Ça me demande
toujours beaucoup de discipline, mais je me rends compte que j'ai besoin de
moins en moins de temps pour assimiler les partitions. J'utilise le temps que je
gagne pour approfondir l'œuvre. À cause, entre autres choses, de la signature de
ce contrat avec une nouvelle agence l'été dernier, m'a laissé une impression de
vertige, mais j'ai regagné le contrôle depuis.
LSM : On peut en effet parler d'éclectisme après
un premier disque consacré à Nino Rota et deux concerts en préparation, dont
l'un comportera un concerto pour platiniste et orchestre, et l'autre, un
programme tout entier consacré à Kurt Weill. Il y a vraiment une volonté de «
faire autrement » à l'Orchestre Métropolitain.
YNS : Très certainement. Il y a une véritable
adéquation entre ce que je considère être la mission d'un chef d'orchestre
aujourd'hui, en regard de la responsabilité vis-à-vis du public et du marché de
la musique classique, et la mission de l'OMGM. Celle-ci est très claire et
consiste à faire découvrir la musique classique au plus large public possible.
Je trouve que c'est la mission idéale. Je pense que nous avons semé dans un
terrain fertile et que nous récoltons ces derniers temps un succès qui se
préparait depuis longtemps. Nous avons eu à travailler avec la sérieuse
contrainte d'être le deuxième orchestre montréalais, mais cela s'est avéré être
une chance, puisque nous avons dû trouver autre chose. Lors du dernier congrès
de Orchestras Canada, l'association des orchestres canadiens, alors que chacun
parlait de se doter d'une politique artistique, d'une vision du développement de
public, j'ai réalisé que nous avions en quelque sorte une longueur d'avance
parce que nous avons dû faire ces constatations dès le début. Ça prend diverses
formes, mais c'est la même chose en Europe, parce que les fonds publics, comme
le public lui-même, diminuent partout. Je ne suis pas pessimiste face à cet état
de fait, Je pense seulement que nous devons adopter une autre attitude que celle
qui consiste à considérer la musique classique comme un objet de musée.
LSM : En effet, lors de votre prochaine tournée
montréalaise de concerts, les gens qui pour entendre un DJ dans la création de
Nicole Lyzée entendront aussi du Wagner, du Tchaïkovski, du Franck et du
Ravel.
YNS : Voilà, et je crois sincèrement qu'une bonne
proportion d'entre eux reviendront nous entendre, ou se rapprocheront d'une
quelconque façon de la musique classique. Dans cet esprit, on peut penser qu'il
nous serait possible de faire un concert symphonique avec Diane Dufresne et son
répertoire habituel. Ça ne manquerait certainement pas d'intérêt. Mais l'inviter
à venir chanter du Kurt Weill, c'est autre chose. Dans ce cas précis, trouver
une chanteuse parfaitement adaptée à ce répertoire très particulier, qui passe
du cabaret à la symphonie, est un grand coup. Je ne crois pas que les gens
écouteront la Deuxième Symphonie comme un mauvais moment à passer en
attendant Diane Dufresne. Je crois qu'ils l'apprécieront, comme ceux qui sont
venus entendre La Strada l'année dernière ont aussi découvert avec
plaisir les concertos de Nino Rota. Ce sont en fait des projets-frères et c'est
pourquoi le programme Weill sera lui aussi enregistré pour un prochain
disque.
LSM : C'est un autre domaine dans lequel l'OMGM
semble nager à contre-courant, puisque les orchestres font de moins en moins de
disques, tandis que vous semblez être sur une belle lancée.
YNS : Oui, et pour ça, il faut remercier ATMA. Je
n'étais par pressé, personnellement, d'enregistrer, parce que j'aime beaucoup
les disques et que je connais l'importance de la trace qu'ils laissent. Il s'y
rattache une pérennité pour laquelle il faut être prêt. C'est Johanne Goyette,
d'ATMA, qui nous a proposé l'enregistrement. Elle nous a soumis une liste de
concertos qui comportait les titres de Rota. Je voulais cependant que
l'orchestre ait une place un peu plus prépondérante que ce que réserve la forme
du concerto et c'est là que s'est greffé La Strada. Johanne avait déjà
l'idée d'une association prévoyant trois disques en quatre ans, mais le rythme
semble s'accélérer parce que la réaction est excellente. Je me suis également
rendu compte que j'adore les séances d'enregistrement et tout ce qui entoure la
confection d'un disque. En ce qui concerne le fait d'être à contre-courant, je
crois que c'est, de façon générale, le cas de l'industrie du disque classique au
Québec, qui semble avoir le vent dans les voiles. Si on considère les production
d'Analekta, de early-music.com ou d'Empreintes Digitales, on sent vraiment une
effervescence. Le ralentissement qui affecte les majors semble être
bénéfique aux petites étiquettes locales et indépendantes, qui traitent chaque
projet avec beaucoup de soin.
LSM : Il y a également eu un disque de musique
de chambre, Conversations, avec le tromboniste Alain Trudel.
YNS : C'est lui qui m'a contacté pour cet
enregistrement, bien que nous n'ayons jamais joué ensemble. J'ai dû relire son
courriel deux ou trois fois tant j'étais surpris qu'il m'aborde en tant que
pianiste ! J'avais recommencé tranquillement à refaire quelques projets de
musique de chambre, parce que c'est important pour moi de ne pas négliger cet
aspect, de retourner quelquefois à la pratique pour faire la musique soi-même,
directement et sans intermédiaire. Je crois que c'est sain pour un chef de
redevenir exécutant à l'occasion. J'ai d'autres projets d'enregistrement dans ce
sens-là.
Diane Dufresne
LSM : Quelle est la genèse de la collaboration
de Diane Dufresne avec l'OMGM ?
Nous travaillons à ce projet depuis longtemps.
J'avais suggéré en comité un programme néoclassique intégrant quelques pièces de
Kurt Weill. Yves Lefebvre, le directeur général, avait alors demandé : «
Pourquoi pas un programme complet pour Kurt Weill ? » J'ai trouvé l'idée
intéressante, mais je réalisais que nous aurions à trouver la chanteuse
capable de rendre ce répertoire très particulier. On a le choix entre une
chanteuse classique, comme Teresa Stratas ou Anne Sophie von Otter, ou une
chanteuse plus typée comme l'épouse de Weill, Lotte Lenya, ou Ute Lemper. Tous
les types de voix peuvent être envisagés, mais ce qui compte par-dessus tout,
c'est la personnalité. Weill, c'est une tendresse écorchée vive, avec quelque
chose d'un peu sale, une poésie rugueuse et qui a du chien ... Et puis, le nom
de Diane Dufresne a surgi assez rapidement au comité. C'est en septembre 2002
que j'ai pu lui en parler. Nous ne nous connaissions pas personnellement, outre
le fait que j'aie écouté ses chansons auparavant et que je connaisse sa grande
réputation. Bien que le choix ait été très clair pour nous, l'une de ses
premières questions a été « pourquoi moi ? ». C'est évidemment pour sa voix,
mais aussi pour sa personnalité. C'est également parce que l'univers de Kurt
Weill lui colle à la peau. J'ai pu apprécier depuis sa démarche artistique et je
sais qu'elle ne fait rien à la légère, qu'elle a besoin de s'identifier
totalement à un projet avant de s'y joindre. Le projet, justement, se bonifie
par sa présence, parce qu'elle ne se contentera pas de se planter devant un
lutrin pour chanter. Il y aura des éléments de mise en scène, de mise en
contexte. Le programme compte les chansons les plus connues de Kurt Weill,
toutes chantées en français, certaines comme à leur origine, d'autres en
traduction. Il y aura Alabama Song, September Song, J'attends
un navire, Le tango des matelots, etc. Je serai au piano pour deux
pièces plus intimes avec elle, soit Nana's Lied et Je ne t'aime
pas, mais les pièces orchestrées par le compositeur le sont pour un ensemble
du type Big Band. Nous avons donc fait appel à Simon Leclerc, qui un
véritable génie de l'arrangement, pour que l'orchestre soit utilisé à sa juste
mesure. Évidemment, pour l'instant, nous ne prévoyons qu'une représentation de
ce programme, mais on verra ce que nous réserve l'avenir. On est heureux de
constater la vitesse à laquelle s'envolent les billets pour ce concert, même si
ça nous a placés dans la situation de devoir changer de salle et de date... Il
s'agit pour nous d'une autre façon d'élargir le public de l'orchestre. Nous
sommes très ouverts à ce genre de collaboration tant que cela se passe au plus
haut niveau de qualité, ce qui est indubitablement le cas cette fois-ci.
Le programme compte aussi la suite de L'Opéra de
quat'sous, dans l'orchestration originale sans violons, mais avec une
batterie, un piano, des saxophones, etc. Et puis, il y a aussi la Deuxième
Symphonie, une œuvre que je rêve de faire depuis longtemps, d'un style
néoclassique à la Stravinski, mais dont le matériau thématique ne pourrait pas
être de quelqu'un d'autre que Kurt Weill, dont on reconnaît aisément la
manière.
LSM : Et le disque ?
Les dates d'enregistrements ne sont pas encore
fixées. Ce sera sans doute peu de temps après le concert et je crois qu'on
devrait pouvoir écouter le disque à l'automne. Il comprendra la symphonie et les
mélodies chantées par Diane Dufresne. Pour le disque suivant, nous songeons à
continuer avec Mahler, parce que nous avons eu beaucoup de plaisir à faire la
Quatrième Symphonie et que la réception semble assez bonne jusqu'à
maintenant.
LSM : Ça, c'est le moins qu'on puisse dire.
Diane Dufresne chante Kurt Weill
Lundi 15 mars 2004, 19 h 30, Salle
Wilfrid-Pelletier, Place des Arts
Information : 514 842.2112
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