La filière asiatique : second volet Questions ethniques etdimensions politiques Par Marc Chénard
/ 6 mars 2004
En considérant la riche histoire de la musique
afro-américaine, on ne saurait passer sous silence l'enjeu racial. À la manière
d'une grande ombre jetée sur son histoire, le clivage entre Noirs et Blancs aux
États-Unis persiste toujours, suscitant autant de tensions et de débats que de
disputes parmi ses citoyens. Aussi indéniable soit-elle, cette réalité tend à
occulter celle de la grande mosaïque culturelle qui comprend beaucoup d'autres
ethnies, notamment un nombre considérable de gens appartenant à d'autres
minorités dites « visibles ».
À ce titre justement, les Américains de souche
asiatique forment une tranche significative des quelque 300 millions de citoyens
des États-Unis, leur présence sur ce territoire remontant bien avant le siècle
passé. Tous comme les Noirs, cette race a elle aussi été la cible de
discrimination, l'un des ces plus sombres épisodes s'étant déroulé durant la
Deuxième Guerre mondiale, alors que bon nombre de descendants japonais ont été
incarcérés sans aucune forme de procès dans des camps de prisonniers. Si
profonde a été la blessure que ses victimes ont gardé le silence après coup,
chose que leur progéniture a refusé d'accepter de faire.
C'est ainsi qu'une génération plus militante
d'asiatiques s'est fait entendre à compter des années 70. Résolus à lever le
voile sur les injustices commises, certains d'entre eux se sont organisés par le
militantisme social et, de manière connexe, par le développement de coopératives
artistiques. Foyer culturel particulièrement actif à cet égard, la ville de San
Francisco abrite une importante population de souche orientale, tant japonaise
que chinoise, indienne ou autre. C'est là, justement, qu'on retrouve une
certaine communauté de ces musiciens qui gravitent dans l'univers du
jazz.
Têtes d'affiche
Parmi les chefs de file de cette mouvance, le
pianiste Jon Jiang représente bien cette fusion d'éléments américains et
orientaux. Durant les années 80 et 90, il s'est fait connaître par quelques
disques publiés par l'étiquette italienne Soul Note (Self Defense! et
Tiananmen), réalisés à la tête d'un octette, le « Pan Asian Arkestra ». Plus
récemment, il a travaillé avec David Murray, le plus souvent en duo, mais
parfois en invitant ce dernier a participer à ses projets orchestraux. Bien
qu'ayant embrassé plus franchement des causes politiques par le passé, il semble
avoir pris quelque peu ses distances avec la tangente revendicatrice, que
Charles Mingus, une figure inspirante pour le pianiste, aurait bien apprécié. En
1987, il a mis sur pied avec le saxophoniste Francis Wong et le percussionniste
Anthony Brown la compagnie de disques « Asian Improv » en plus de s'engager dans
l'organisation du Asian American Festival, événement artistique
multiculturel dont la plus récente édition a été tenue dans quatre
villes.
Autre musicien de marque, le saxophoniste baryton
Fred Ho n'est pas du genre à mettre de l'eau dans son vin. Il ne se sent pas
seulement concerné par les revendications mettant en cause sa propre race, mais
bien toutes les causes, celles des démunis sociaux, ou des mouvements
féministes, gais et lesbiens, etc. Ses préoccupations débordent celles de sa
seule communauté qui, elle, le tient plutôt à distance, d'autant plus qu'il ne
vit pas en Californie, mais bien dans la région new-yorkaise. Dirigeant pour sa
part le « Afro Eurasian Orchestra », une formation dont le nombre de musiciens
tourne généralement autour des six, il se sert d'une palette d'instruments
ethniques et n'hésite pas à ajouter quelques ingrédients rythmiques de la pop
music, voire des textes explicites sur ses positions
idéologiques.
Marquée par la diversité, cette variante asiatique
du jazz touche plusieurs ethnies à la fois et il n'est pas rare de retrouver
chinois, japonais, coréens ou phillipins dans une même formation, avec aussi
quelquesfois des Blancs ou des Noirs. Bien qu'inscrits sous cette bannière, ne
serait-ce que par convenance, tous les représentants de ce créneau sentent que
le mot jazz est beaucoup trop restrictif. La joueuse de koto Miya Masoaka
(dont il a été question le mois dernier dans le survol du jazz japonais) nie
pour sa part son appartenance au jazz, même si elle a réalisé un disque consacré
à la musique de Monk.
« Avant » et « après » Mao
Mis à part ces deux grandes cultures orientales, il
faudrait bien parler d'un pays comme l'Inde, dont la musique a influencé
plusieurs jazzmen états-uniens, Coltrane en tête, mais le manque d'espace ici ne
nous le permet pas. En ce qui concerne la Chine, les relations entre elle et le
jazz ne sont pas aussi nombreuses que celles qu'entretient la note bleue avec le
Japon, mais elles ne sont pas inexistante non plus. Comme on peut le deviner, la
révolution communiste de 1949 a banni cette musique, même si elle n'était pas si
nouvelle au pays. En fait, la filière remonte au début des années 20 lorsqu'un
orchestre dirigé par un certain Jimmy Lequime, un saxophoniste canadien, se
produisait dans un café de Shanghai, ville qui abritait la plus grande
communauté internationale. En 1926, des artistes noirs américains comme Albert
Nicholas, Valaida Snow (une trompettiste) et Jack Carter ont fait les belles
soirées dans des hôtels et cafés de cette métropole. Parmi ceux-ci, le pianiste
Teddy Weatherford, qui a vécu en Chine jusque dans les années 30 et n'est jamais
retourné chez lui... Qui plus est, certains vieux musiciens chinois continuaient
de jouer dans un vieux style swing, et ce, plus de 50 ans après l'arrivée de ces
premiers hérauts (Information transmise par le journaliste torontois Mark Miller
qui rédige en ce moment une histoire de la dissémination du jazz dans le monde.
L'ouvrage paraîtra vers la fin de cette année).
Par delà ces aléas historiques, il faut également
préciser que la pratique de l'improvisation collective si chère au jazz est tout
à fait inconnue dans la tradition chinoise, comme l'a souligné Jon Jiang dans un
article de fond paru dans le magazine Jazz Times l'automne dernier («
East Meets Left: Politics, Culture, and Asian American Jazz » par Bill Shoemaker
dans Jazz Times, sept. 2003). En revanche, cela n'exclut en rien l'ouverture de
ce peuple pour cette musique. Durant les années 90, un festival de jazz a vu le
jour à Beijing, fondé par un ex-attaché culturel du consulat des Pays-Bas. Plus
récemment, des groupes étrangers ont réussi à se produire dans le pays et on
pense ici au grand orchestre euro-américain du pianiste helvète George Gruntz et
aussi, retour intéressant de l'histoire, notre pianiste François
Bourassa.
Par delà ces faits, force est de constater que le
jazz ne se nourrit pas juste de toutes sortes de musiques mais bien des valeurs
et traditions de peuples qui se métissent de plus en plus. Cette filière
asiatique en est donc un exemple constitué de plusieurs différents volets, dont
seuls quelques-uns ont été traités dans ce survol. Outre l'Inde, il y aussi le
Vietnam, les Philippines et la Corée qui mériteraient d'être explorés, sans
compter les autres parties de cet énorme continent asiatique, avec le Proche et
le Moyen-Orient par dessus le marché. Avec l'essor sans précédent des économies
de cet autre monde, la Chine en tête de peloton, des nouveaux changements sont à
prévoir dans toutes les sphères, arts et culture compris. Ainsi, dans
l'introduction de son disque de 1971, The Afro Eurasian Eclipse, Duke Ellington
lui-même prédisait, à la lumière de Marshall MacLuhan, que le monde allait «
s'orientaliser » de plus en plus, au point que nul ne pourra plus reconnaître sa
propre identité... asiatiques inclus.»
Pour de plus amples renseignements sur les
artistes reliés à cette filière asiatique, vous pouvez consulter consulter les
sites Web suivants :
photo 1 caption: Masaoka
Koto
photo 2 caption: Fred
Ho
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