Opéra de Montréal Par MISHA ASTER
/ 6 mars 2004
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Erwartung / Château de
Barbe-Bleue
« De la neige, des écureuils, 90 chaînes à la
télévision, des centaines de sortes de céréales... »
Gregory Vajda conserve de bons
souvenirs de son premier séjour à Montréal. En 1985, alors qu'il avait 12 ans,
il avait fait le voyage avec son père de sa Budapest natale au Canada pour
entendre sa mère, la soprano Veronika Kincses, chanter Mimi dans la production
de La Bohème de l'Opéra de Montréal. Presque 20 ans plus tard, Gregory
Vajda se prépare à ses propres débuts à l'Opéra de Montréal, alors qu'il
dirigera, à partir du 13 mars, la double production du Château de
Barbe-Bleue de Bartók et d'Erwartung de Schönberg dans une mise en
scène de Robert Lepage. Pour le maestro Vajda, c'est un début spécial, non
seulement en raison de ses souvenirs de jeunesse, mais aussi parce qu'il fera
connaître à Montréal une musique profondément liée à sa propre notion de
l'héritage de l'Europe centrale.
Lorsqu'il parle de ses racines, le maestro Vajda
évoque la grande tradition musicale hongroise dans laquelle il s'inscrit, de
Bartók, Kodály et Dohnányi jusqu'à Kurtág, Eotvos et Ligeti. Comme beaucoup de
ses illustres prédécesseurs, Vajda est à la fois un interprète et un
compositeur, ce qui lui vaut une place particulière parmi les chefs
contemporains. C'est d'abord en dirigeant l'exécution de sa propre musique que
Vajda s'est rompu au métier de chef d'orchestre. Durant ses études à Budapest,
il a été influencé par le compositeur-chef Peter Eotvos, auprès duquel il a
appris « une technique de direction, la manière de répéter une pièce et celle de
traiter les chanteurs et les musiciens. Je lis et j'apprends les partitions
rapidement et j'aborde toute œuvre comme une première mondiale. »
Une prononciation singulière
Monsieur Vajda affirme que le trait le plus
caractéristique de la musique hongroise est sa prononciation unique. « Les
chanteurs doivent faire face à la difficulté, bien sûr, mais la langue hongroise
influe aussi énormément sur l'écriture instrumentale. » Le hongrois, lointain
cousin du finnois, est une langue très rythmique qui accentue fortement les
premières syllabes des mots et le début des phrases. « La diction hongroise agit
sur la pensée des compositeurs pour ce qui est de la mélodie et du rythme,
ajoute Wajda, et dans la musique de Bartók, on trouve en plus l'influence de la
culture populaire. » Dans l'opéra de Bartók, Le Château de Barbe-Bleue,
les influences de la musique populaire sont partout présentes.
Le Château de Barbe-Bleue, seul opéra
de Bartók, est l'une des pierres angulaires du reste de son œuvre. « On peut
entendre beaucoup de Richard Strauss dans cet opéra, dit Vajda, et sentir la
présence de la tradition romantique et des caractéristiques de la musique
hongroise. » Par son orchestration et l'utilisation de la métaphore musicale,
Le Château de Barbe-Bleue révèle bien cette parenté romantique. « On
entend une clarinette haute à la première porte (la chambre de torture), les
cuivres à la cinquième porte (paysage et nuages rouges), la harpe au lac de
larmes (sixième porte). Lorsque le duc parle de ses trois premières femmes, la
musique continue de monter en tonalité de façon suggestive. C'est l'un des plus
beaux moments de l'opéra. »
Ces détails musicaux et dramatiques postromantiques
sont l'une des similitudes les plus sensibles entre Le Château de
Barbe-Bleue et le « monodrame » d'Arnold Schönberg. Erwartung (1909)
a été écrit deux ans avant Le Château de Barbe-Bleue (1911). Rien
n'indique que Bartók connaissait l'œuvre de Schönberg, mais « il semble que
quelque chose dans l'air à cette époque faisait ressortir ces qualités
d'expressionnisme, de symbolisme, de métaphore – la recherche d'un langage de
psychologie en musique », affirme Vajda. En fait, pendant de nombreuses années,
Schönberg lui-même a régulièrement eu des séances avec le « père de la
psychanalyse », le Dr Sigmund Freud, et il était profondément engagé
dans l'avant-garde artistique, littéraire et scientifique qui repoussait les
frontières de la conscience humaine au tournant du xxe siècle. Pour
le maestro Vajda, cependant, c'est l'art de Schönberg qui est si remarquable. «
La raison pour laquelle j'aime tellement la musique de cette partie de la vie de
Schönberg ne tient pas vraiment aux systèmes ou à la théorie, mais plutôt à la
musique. Erwartung est une œuvre courte (environ 35 minutes), mais peut
paraître beaucoup plus longue parce qu'elle est profonde et dense. » Sur le plan
de la composition, les préoccupations de Schönberg étaient très semblables à
celles de Bartók. « À mon avis, dit Vajda, ces opéras sont les deux facettes
d'un même problème, regardé du point de vue de l'homme dans l'un
(Château), du point de vue de la femme dans l'autre (Erwartung).
Ils racontent tous deux l'hitoire de personnes incapables d'être ensemble, mais
tout aussi incapables de vivre l'une sans l'autre. On perçoit très clairement
ces tensions pessimistes et tragiques dans la musique. »
Une gigantesque improvisation
Vajda décrit la direction de la partition de
Schönberg comme un gigantesque exercice d'improvisation. Erwartung est
composé dans une forme très ouverte, correspondant au monologue intérieur du
protagoniste. « Bien sûr, la musique est écrite de façon très précise. Sur le
plan pratique, tout doit être très strictement mis au point avec la chanteuse et
l'orchestre durant les répétitions mais, en concert, il faut se laisser porter
pour atteindre à un style très flexible, spontané. »
La chanteuse d'Erwartung (nommée simplement
« la Femme ») contribue également à l'impression d'impulsivité de l'œuvre grâce
aux modulations apparemment libres de sa voix, de la parole murmurée au grand
chant d'opéra. Une bonne part de l'œuvre fait appel à un style créé spécialement
par Schönberg, le Sprechgesang, une sorte de parole haussée écrite dans
la partition à l'aide de X et de flèches sur la portée, rappelant à de
nombreux égards l'ancienne convention du récitatif à l'opéra.
Schönberg, comme Bartók, était très conscient de
ses prédécesseurs musicaux alors qu'il composait Erwartung. Outre
l'influence classique du récitatif, l'ombre de Richard Wagner se fait encore
sentir dans la construction harmonique, alors que Gustav Mahler « inspire toute
la couleur sonore orchestrale » de l'œuvre. Parmi les aspects remarquables, il y
a ces moments où les bois lèvent le pavillon de leurs instruments dans les airs,
produisant un effet « strident », et l'utilisation d'une harpe préparée à l'aide
de petits bouts de papier, ce qui produit un son particulièrement
obsédant.
La version de Robert Lepage
L'univers expressionniste de couleurs et d'effets
atmosphériques est évoqué non seulement par la musique, mais aussi par les
images de la production, acclamée par la critique, de Robert Lepage du
Château de Barbe-Bleue – Erwartung, le programme double de l'Opéra
de Montréal qui prend l'affiche ce mois-ci. Depuis sa première à Toronto en
1992, la production de monsieur Lepage a été reprise huit fois à l'étranger.
François Racine, chargé de recréer la mise en scène de Lepage dans chaque
production depuis 1992, explique : « Le succès de cette production vient de la
façon brillante dont elle allie le sentiment expressionniste de l'effondrement
affectif à de puissantes images visuelles. Michael Levine [le décorateur] a
conçu un grand cadre qui rappelle un tableau de Klimt autour du décor. » L'idée
était d'évoquer Klimt, Freud, Vienne et la période de
l'expressionnisme.
Expression visuelle et musicale
À l'intérieur de ce monde théâtral imaginatif créé
par Lepage, Levine et le concepteur des éclairages, Rob Thompson, les tensions
dramatiques et psychologiques évoquées par la musique trouvent également leur
expression visuelle. « L'espace du Château, dit Racine, est très fermé et
sombre, ce qui crée une impression physique de claustrophobie, les portes ne
permettant que d'entrevoir ce qui se trouve à l'extérieur. Erwartung, au
contraire, est un espace très ouvert, très éclairé et ne comprenant qu'un seul
mur, mais l'œuvre traduit néanmoins un sentiment de claustrophobie mentale. Les
hallucinations de la femme l'envahissent. Ce thème de l'enfermement, physique
dans le premier opéra, intérieur dans le deuxième, est cardinal dans cette
production. »
Lorsque Racine a entendu la musique pour la
première fois, l'opéra de Bartók l'a frappé comme une « énorme vague de musique
», tandis que le Schönberg exprime pour lui une passion très touchante. « Les
deux œuvres, admet-il, sont exigeantes, tant sur le plan musical que thématique,
mais une fois que vous commencez à superposer sur scène des images à la musique,
elle devient extrêmement puissante. Le volet visuel est si bien soutenu par la
musique qu'on en oublie que la musique est bizarre, on se laisse simplement
emporter par l'effet d'ensemble ».
La version de Lepage remporte depuis plus de 10 ans
un succès tant critique que populaire partout dans le monde. Le public
montréalais aura enfin la chance de voir ce spectacle musico-theâtral unique.
Pour Lepage, Racine et, en un certain sens, pour Gregory Vajda aussi, cela
promet d'être un « retour au pays » exceptionnel.
[traduction d'Alain
Cavenne]
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