Leon Fleisher : la musique avant toute chose Par Lucie Renaud
/ 6 mars 2004
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Premiers pas à l'instrument marqués par l'ombre
d'une mère qui ne lui laisse d'autre choix que de devenir le meilleur pianiste
au monde (ou le président des États-Unis), mystification imaginée par deux chefs
d'orchestre réputés (Pierre Monteux et Alfred Herz) afin de convaincre le
légendaire pianiste Arthur Schnabel d'enseigner à cet enfant exceptionnel,
concert en 1944 avec le New York Philharmonic à l'âge de 16 ans, premier prix au
Concours Reine Élisabeth de Belgique : l'ascension de Leon Fleisher a été
météorique.
Une carrière importante s'amorce. On loue partout
ses qualités d'interprète et sa profonde compréhension du répertoire. Des
enregistrements ponctuent ce parcours et témoignent de son incomparable maîtrise
de l'instrument. Ceux des concertos pour piano de Beethoven et de Brahms,
réalisés en 1958 avec le Cleveland Orchestra et George Szell, restent encore à
ce jour les étalons auxquels se mesurent nombre de pianistes. Puis, à l'âge de
37 ans, la catastrophe : il doit cesser ses activités de concertiste ! Ses
répétitions quotidiennes intensives, mal dosées, ont fini par lui paralyser la
main droite.
Après deux ans de dépression, il en vient à la
conclusion que la chose la plus importante dans sa vie n'est pas tant de jouer
avec ses deux mains que la musique elle-même : « J'ai réalisé que j'étais un
musicien. Ma vie était consacrée à la musique et je devais trouver d'autres
façons de la servir. » Il se met alors à la direction d'orchestre et fonde en
1967 les Theater Chamber Players au Kennedy Center de New York. En 1970, il
devient directeur musical du Annapolis Symphony et, en 1973, chef associé du
Baltimore Symphony.
Il découvre également la littérature pour la main
gauche et s'y consacre avec passion. « Je n'ai cessé de jouer que pendant deux
ans, vous savez, précise-t-il. Ma carrière ne s'est jamais vraiment arrêtée :
j'ai simplement choisi de défendre un nouveau répertoire. » Puisque le
répertoire est restreint, il déniche et crée de nouvelles œuvres, mû par une
curiosité qui l'anime toujours. En décembre 2004, il sera le premier à
interpréter, avec le Philharmonique de Berlin et Simon Rattle, le Concerto
pour la main gauche de Hindemith, récemment découvert.
Son enseignement occupe également une part
importante de sa vie au Peabody Institute, au Curtis Institute de Philadelphie,
dans les académies estivales (il a été directeur artistique du Tanglewood Music
Center pendant une dizaine d'années) et, depuis quelques années, à la Glenn
Gould School du Conservatoire royal de musique de Toronto. Des hordes de
pianistes de haut calibre, notamment André Watts, ont franchi un jour ou l'autre
le seuil de son studio. « Mon amour de l'enseignement est très fort, affirme
aujourd'hui monsieur Fleisher. Il y a des choses qu'un musicien a besoin de
partager, qui doivent être transmises, mais, d'une certaine façon, mon
enseignement est très égoïste. Les plus grands bienfaits de l'enseignement sont
avant tout pour le professeur, parce que c'est lui qui apprend le plus. »
Quand il parle de pédagogie, on perçoit
immédiatement son enthousiasme : « Le plus important, c'est d'allumer le feu de
la passion chez les élèves, de développer leur curiosité et d'aiguiser leurs
oreilles. » Il avance en souriant une comparaison qui ne surprendra aucun
musicien de haut niveau : « Le pianiste est en fait un schizophrène confirmé. Il
doit se séparer en trois à tout moment. La personne A doit entendre à l'avance
ce qui sera joué. La personne B aura le plaisir physique de jouer, d'abaisser
les touches. La personne C écoute et analyse le résultat produit et propose des
ajustements à B pour que A soit satisfait. C'est un dialogue constant, qui
n'arrête jamais ! Le plus souvent, la personne C est celle qui souffre le plus,
car la plupart des pianistes sont trop occupés par leurs personnalités A ou B.
L'oreille doit en tout temps vous guider, contrôler, monter la garde. » Il
ajoute, presque en post-scriptum, que le professeur doit être une inspiration
pour l'élève.
Nul doute que ses élèves, qui l'ont affectueusement
surnommé « l'Obi-Wan Kenobi du piano » au Peabody Institute (en référence au
sage des films Star Wars), ne manquent pas d'être inspirés par
l'incroyable ténacité et le courage avec lesquels Leon Fleisher a réussi à
recouvrer l'usage de sa main droite, peut-être la main la plus médiatisée des
dernières décennies. « On peut dire que j'ai été un obsessif compulsif à ce
sujet ou simplement extraordinairement têtu ! », affirme-t-il. Au fil des ans,
il a tout essayé, ou presque : l'acuponcture, l'hypnose, la myothérapie (un
massage profond), les injections de stéroïdes et même, en 1981, la chirurgie.
Les psychiatres ont discouru dans des essais spécialisés sur les raisons
plausibles de cet arrêt forcé. On sait maintenant que monsieur Fleisher a plutôt
souffert de blessures causées par les tensions répétitives (ou RSI, Repetitive
Stress Syndrome). Depuis 1995, toutefois, grâce à une technique de massage
profond appelé le rolfing, sa main s'est progressivement assouplie. Le
pianiste n'avait jamais abandonné le rêve de jouer à nouveau à deux mains : « Ce
fut une récompense merveilleuse de réussir enfin à produire avec ma main droite
ce que je voulais. »
Le pianiste utilisera avec bonheur ses deux mains
en mars prochain pour interpréter, avec la complicité du violoniste Cho-Liang
Lin, de l'altiste Daniel Phillips et du violoncelliste Gary Hoffman, deux
quatuors de Brahms, un compositeur pour lequel il avoue avoir une grande
affinité. « Les joies de la vie sont faites pour être partagées. C'est pourquoi
la musique de chambre m'interpelle de plus en plus, déclare monsieur Fleisher.
Chacun des quatuors de Brahms est un chef-d'œuvre et un fantastique faire-valoir
pour chacun des instrumentistes. La musique est une fabuleuse métaphore de la
vie. Certains veulent être solistes, mais j'aimerais que tous les dirigeants de
ce monde soient forcés de jouer des quatuors. » La musique pourrait alors
changer le monde, comme elle a irrévocablement transformé sa vie.
Quatuors en do mineur et en la majeur de Brahms. Le
lundi 1er mars 2004, à 20 h, au Théâtre Maisonneuve de la Place des
Arts. Renseignements : (514) 845-0532
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