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Satoko
Fujii |
Nul ne pourrait donc nier le
fait que cette race ait tracé la voie pour cette jeune musique. Avant même les
années 20, des hommes de couleur ont commencé à répandre la bonne nouvelle de
par le monde. De Londres à Vancouver ou de Paris ou à Shanghai, l'Âge du jazz
n'était que le prélude à sa diffusion à l'échelle planétaire. Dans ce nouveau
millénaire, la part afro-américaine continue d'être un enjeu essentiel, mais
d'autres peuples y ont aussi trouvé leur parti en le nourrissant de leurs
propres idiomes.
À ce titre, les folklores
africains et latins sont particulièrement probants, puisque les seconds sont
intimement reliés aux premiers et que ceux-là ont nourri le jazz de sa sève
originelle. Moins connue pour sa part, la filière asiatique ne s'inscrit pas sur
cette tangente afro-américaine, mais cela n'exclut en rien la possibilité de
rencontres entre ces deux mondes.
Territoire immense s'il en est,
l'Asie est un continent plus diversifié que l'Amérique ou l'Europe et cela
dépasserait de loin l'espace dévolu à cette chronique que de vouloir faire un
portrait global de la situation. Pour la circonstance donc, ce survol portera
essentiellement sur ses deux plus grandes puissances : le Japon, dans ce premier
volet, et la Chine dans le prochain.
Peu de pays ont embrassé le jazz
avec autant de ferveur que le Japon... et en si peu de temps. En effet, dans les
20 années suivant la défaite de 1945, ce peuple a succombé, pour ainsi dire, aux
charmes des valeurs occidentales, séduit sans doute par l'exotisme d'un monde
qui leur était (et est encore) tout aussi éloigné qu'étranger. Quel meilleur
exemple de cet exotisme que celui d'une musique occidentale, métissée, issue
d'une autre race que de celle des Blancs d'Amérique ? De cet intérêt premier,
une véritable passion pour le jazz s'est instaurée « au pays du Soleil-Levant »,
entretenue par un vaste auditoire et une industrie du disque qui fait l'envie
des amateurs de jazz d'ici. Ce faisant, nombre de jazzmen et jazzwomen
occidentaux ont obtenu des contrats avec des maisons de disques nippones et ont
également profité de tournées lucratives. Reconnu aussi comme chef de file en
matière de rééditions et d'intégrales discographiques, le Japon passe pour la
terre promise de l'amateur à la recherche de l'unique exemplaire enregistré dans
les années 50 d'un quelconque saxo obscur de la Côte Ouest. En d'autres mots, si
le disque ne se trouve pas à Tokyo, il n'a sans doute jamais existé.
À l'envers de cette médaille, il
existe aussi une réalité toute japonaise du jazz. Comme ailleurs, l'éventail des
styles est large. Il comporte beaucoup d'imitations de styles traditionnels
acoustiques et une tangente électrique très commerciale, qualifiée par certains
de « fusion plastique ». En contrepartie, les musiques plus expérimentales ont
elles aussi leurs niches, s'étalant du minimalisme extrême jusqu'à de véritables
murs sonores d'une violence inouïe.
C'est justement dans ces derniers créneaux, les musiques dites alternatives,
somme toutes assez éloignées du jazz, que les Japonais font sentir leur présence
sur la scène internationale. On pense tout particulièrement aux guitaristes
Keiji Heino et Otomo Yoshihide, mais d'un point de vue plus
historique, il revient à la pianiste Toshiko Akiyoshi d'avoir atteint la reconnaissance avant les autres. Boursière du
conservatoire de Berklee, elle s'est rendue aux États-Unis en 1960. La presque
totalité de sa carrière s'est déroulée en Amérique. Elle y a d'abord dirigé un
grand orchestre en Californie pour ensuite en reformer un autre à New York, sa
demeure actuelle depuis plus de 20 ans. Même si elle a quitté sa terre natale
depuis longtemps, elle a toujours intégré des matériaux traditionnels (mélodies,
gammes pentatoniques, rituels scéniques) ainsi que des instruments, tels le
shamisen ou le shakuhachi dans ses productions.
À l'instar de cette pianiste, nombre de ses compatriotes ont tenté leur
chance en Amérique, question de poursuivre leurs études, mais peu d'entre eux y
ont élu domicile, le choc culturel et l'inévitable mal du pays n'aidant en rien.
Exception à cette règle, sa jeune consoeur Satoko Fujii divise son temps
entre La Mecque du jazz et la capitale nipponne. Elle réussit l'exploit de
diriger un big band dans chaque pays et de petites
formations ponctuelles de part et d'autre du Pacifique, en plus de gérer sa
propre compagnie de disques (Natsat). En moins de 10 ans sur la scène, cette
talentueuse pianiste et compositeure compte plus d'une quinzaine de titres à son
actif, dans un registre résolument contemporain qui puise autant dans son
patrimoine musical que ceux du jazz d'avant-garde et de la musique classique de
notre temps. Il va sans dire que c'est un nom à surveiller.
Miya Masaoka mérite aussi l'attention. Cette musicienne
se sert uniquement d'un instrument traditionnel, le koto. Elle a étendu la
portée de cet instrument apparenté au cymbalum en y ajoutant des cordes
supplémentaires, quitte à traiter les sons par des dispositifs électroniques. À
la différence de ses contemporaines précitées, Masaoka est Américaine de
naissance, ce qui lui donne une autre perspective de sa culture ancestrale, et
même du jazz. Elle a gravé un disque entier de pièces de Monk, accompagnée de
deux solides musiciens, le bassiste Reggie Workman et le batteur Andrew
Cyrille.
En citant son cas, on évoque une
autre dimension de cette filière asiatique, et qui fera d'ailleurs l'objet de la
seconde partie de ce survol, soit les musiciens américains de souche orientale,
et particulièrement ceux de descendance chinoise.p