Derrière une charmante candeur
et cette proverbiale politesse orientale se cache un jeune homme d'une ambition
à toute épreuve, à la formidable détermination et capable d'une autodiscipline
de fer. Il possède également une forte personnalité et une passion pour
l'excellence qu'on ne retrouve que chez les plus grands. On a abondamment
rapporté les sacrifices que ses parents, Guo-ren Lang et Xiulan Zhou, ont fait
pour nourrir le développement artistique de leur seul enfant, né sous la «
politique de l'enfant unique » alors en vigueur en Chine. Dès avant le deuxième
anniversaire de Lang Lang, ses parents avaient consacré la moitié de leur revenu
annuel -- 300 $ US -- à l'achat d'un piano. Selon la pratique dans les familles
chinoises, une forte discipline fait partie de l'éducation des enfants. Lang
Lang a raconté ailleurs qu'il vient d'une famille type, composée d'un père
sévère et d'une mère au coeur tendre. Guo-ren Lang a quitté son emploi et s'est
établie avec son fils à Beijing, située à 12 heures de route de Shenyang. Ses
parents ont ainsi vécu séparés pour qu'il puisse étudier au Conservatoire de
Beijing. La famille n'a été de nouveau réunie que lorsque Lang Lang a acheté une
maison au centre-ville de Philadelphie, après être devenu une star.
Âgé de seulement 21 ans, Lang Lang est déjà une célébrité. Il jouit d'une
attention des médias rarement accordée à un artiste de musique classique. Il a
fait des apparitions à Good Morning America et au Tonight Show
avec Jay Leno. Il y a deux ans, le magazine People l'incluait dans la liste des « 20
jeunes qui vont changer le monde ». Son horaire de concerts n'est pas pour les
coeurs faibles : en 2003 seulement, il a parcouru trois continents et donné 150
concerts. LSM l'a attrapé au vol le jour de l'Halloween l'an dernier, alors
qu'il passait, exceptionnellement, deux jours chez lui avant son concert à la
Salle Pollack de Montréal. Ce jeune homme charmant, plein d'énergie et
d'enthousiasme s'exprime agréablement, dans un anglais marqué d'un léger accent
et parsemé d'expressions propres à la jeunesse.
LSM : Quels pianistes admirez-vous ?
LL : Vladimir Horowitz et Arthur Rubinstein. Ce sont deux artistes
totalement différents, mais également géniaux.
LSM : J'ai entendu dire que vous avez un Steinway d'Horowitz. C'est vrai
?
LL : Oui, j'ai deux piano de neuf pieds chez moi. L'un est celui
d'Horowitz... Il ne vient pas de lui, mais c'était le sien (rire). Il a été construit en 1918. L'autre est tout
neuf.
LSM : C'est aussi un Steinway ?
LL :
Oui. Je pense que ce sont les meilleurs. On ne peut pas battre un Steinway
!
LSM : Qu'attendez-vous du son d'un piano ?
LL : La flexibilité. J'aime produire beaucoup de couleurs au
piano. J'aime un gros son puissant, avec un beau legato qui ressemble au chant.
Le piano ne doit pas sonner comme un instrument de percussion. Au fond, un bon
piano est comme un bon pianiste : il devrait couvrir tout l'éventail, être bon
pour les grands morceaux, mais aussi pour les petites pièces plus délicates. Un
bon piano peut donner beaucoup de contraste.
LSM : Avez-vous des idoles en musique ?
LL : C'est une question difficile... J'admire certains sportifs. J'aime
Michael Jordan et Tiger Woods. J'aime les grandes vedettes sportives, les grands
athlètes. Ils sont presque comme des artistes quand ils jouent : ils font de
l'art. Le meilleur athlète dans un sport est un artiste.
LSM : Y a-t-il des athlètes chinois que vous admirez
?
LL : Oui, j'aime les joueurs de ping-pong, les médaillés d'or olympiques
(rire) !
Ils sont les meilleurs dans leur discipline.
LSM : Et les musiciens chinois ?
LL :
J'adore Tan Dun et Yo-Yo Ma. Je joue une pièce solo de Tan Dun en première
mondiale.
LSM : Vous donnez-vous pour mission de faire connaître la musique
chinoise à l'Ouest ?
LL : Absolument ! Je suis Chinois et j'aime jouer ce rôle. C'est pourquoi je
joue la musique de Tan Dun. En 2005, nous ferons une première mondiale de son
Concerto pour piano avec le New York Philharmonic, sous
la direction de Lorin Maazel.
LSM : Quels sont vos projets d'enregistrement ?
LL : Mon récital à Carnegie Hall du 7 novembre dernier sortira sur CD, sur
DVD et sur vidéo. En première moitié, il y a une sonate de Haydn, les
Variations Abegg de Schumann, la Wanderer-Fantasie de Schubert –
essentiellement un répertoire austro-allemand. Dans la deuxième moitié, je joue
en première mondiale les Huit souvenirs en aquarelle de Tan Dun. Je joue
aussi un morceau traditionnel chinois, Course de chevaux, avec mon père à
l'erhu, et, enfin, un nocturne de Chopin et les transcriptions de Don
Giovanni de Liszt, la partition la plus difficile du répertoire pour piano.
C'est ce que j'ai fait de plus ambitieux jusqu'ici.
LSM : L'été dernier, je vous ai vu donner un cours de maître à Euromusic,
à Toronto. J'ai été stupéfait par vos qualités de pédagogue. Un jeune garçon de
11 ans jouait la Danza de Ginastera. Vous l'avez
beaucoup encouragé...
LL : C'est un très
bon élève. Quand des élèves ont un talent pareil, il est beaucoup plus facile
d'enseigner. Vous recevez aussi quelque chose de l'élève. Chacun est différent
et vous ne pouvez pas toujours enseigner de la même façon, ça ne marchera pas.
Ça dépend de la personnalité. Certains sont pleins d'entrain, d'autres sont plus
réservés. Il est également important pour moi de savoir comment sera la
prochaine génération.
LSM : Donnez-vous souvent des cours de maître ?
LL : Je n'appelle pas cela des cours de maître mais plutôt des séances
d'échange (chat sessions). Dans un cours de maître, vous vous assoyez, vous jouez et vous
parlez de la musique. J'aime discuter, parler de la raison pour laquelle nous
faisons ces choses, du plaisir que nous prenons à faire de la musique... J'aime
rappeler que la musique peut nous aider à améliorer notre vie. Je crois que cela
est plus important que de s'asseoir et de parler des notes. Il faut ouvrir
l'esprit des élèves et les amener à faire les liens entre le vrai monde et le
monde de la musique classique. Je fais beaucoup de ces séances d'échange
maintenant, au moins une fois aux deux semaines. J'y prends beaucoup de plaisir
et je crois que les gens en retirent quelque chose.
LSM : D'après vous, pourquoi y a-t-il tant de bons musiciens asiatiques
?
LL : D'abord, ils ont du talent ;
ensuite, ils travaillent fort et ils sont disciplinés. Ils veulent faire quelque
chose de bien. Avant, il n'y avait pas autant d'Asiatiques qui étudiaient la
musique classique. Elle est maintenant plus populaire en Asie qu'en
Amérique.
LSM : La musique classique est-elle populaire en Chine ?
LL : Très populaire, c'est
incroyable ! Partout où je vais, le public est si jeune ! Après mes concerts,
aux séances de signature ou quand je marche dans la rue, je suis traité comme
une vedette de la chanson ou du cinéma. C'est génial ! Les Asiatiques sont très
doués pour la musique. Les Occidentaux pensent que les Asiatiques sont froids,
que nous sommes réservés. C'est entièrement faux ! En réalité, nous sommes très
émotifs.
LSM : Certains disent que les musiciens asiatiques imitent les autres et
qu'ils manquent d'originalité. Qu'en pensez-vous ?
LL : C'est possible. Beaucoup d'Asiatiques commencent par
s'exercer sans arrêt. Ils écoutent des enregistrements et essaient de reproduire
le son des disques. Ils n'ont aucune personnalité. Voilà pourquoi les critiques
disent ces choses. Certains pianistes aiment imiter. À mon avis, c'est une
erreur. Je ne copie jamais personne, je crois en moi, point. Imiter quelqu'un,
c'est croire que cette personne a raison et que vous êtes dans l'erreur. Or,
cette personne peut se tromper. C'est comme si vous faisiez un test et que vous
copiiez les mauvaises réponses de l'étudiant d'à côté. En musique, il faut
trouver sa propre voie. Quand vous assistez à un grand concert et que vous êtes
conquis, cela vous donne de l'énergie. C'est merveilleux ! Mais on ne peut faire
exactement comme quelqu'un d'autre. Chacun a sa propre pensée et sa propre
compréhension.
LSM : Avez-vous déjà entendu jouer le pianiste Fou T'song
?
LL : Je l'admire beaucoup. Je ne l'ai
malheureusement jamais entendu en concert ou même sur disque, mais je l'ai
rencontré plusieurs fois.
LSM : Que pensez-vous du jeu de Yundi Li ?
LL : Je ne l'ai jamais entendu en concert, mais je suis très heureux pour
lui. Sa carrière commence à peine. J'espère qu'elle sera belle. Nous nous sommes
rencontrés une fois en Allemagne. Il était venu à mon récital et nous avons
discuté. C'était sympa. Je ne peux pas dire grand-chose de quelqu'un que je n'ai
pas entendu en concert. Je crois qu'il est encore très rare de devenir célèbre.
Le monde compte tellement de pianistes. Je m'estime très chanceux.
LSM : Quels conseils donneriez-vous à un jeune pianiste ?
LL : Aime simplement ce que tu fais et
essaie de jouer autant que possible. Quand on joue du piano, il faut vraiment
aimer jouer, pas seulement voir cela comme un travail. Mes conseils : étudier
sans arrêt, élargir le répertoire et vraiment aimer la musique. Simplement y
prendre plaisir !
LSM : Qu'est-ce que vous faites pour vous détendre?
LL : Je regarde des films et je joue au ping-pong. J'aime
regarder la télé et sortir avec mes amis.
LSM : Pendant combien d'heures répétez-vous chaque jour
?
LL : Maintenant, deux heures. Avant,
c'était beaucoup plus !
LSM : Vous avez un horaire très chargé...
LL : En effet. C'est assez incroyable ! Quand on a une soirée d'ouverture aux
Proms à Ravinia avec le Chicago Symphony et une soirée de clôture avec le
Philharmonique de Berlin, ça ne se refuse pas (rire) ! C'est beaucoup, mais tant
de pianistes rêvent de connaître une carrière comme ça ! Comme j'ai cette
chance, il faut que je fasse de mon mieux. p