Sentiers du jazz /Jazz Tracks Par/by Marc Chénard
/ December 6, 2003
Même s'il est impossible de nos jours de savoir
vraiment ce qu'est le jazz, nul ne peut nier le fait qu'il est intimement lié à
l'improvisation. Dénigrée dans les mœurs occidentales pendant plus d'un siècle,
cette dernière a perduré dans différents folklores, seuls à valoriser cette
pratique musicale des plus naturelles.
Pourtant, dans le prolongement de cette reconquête
de l'improvisation, le jazz a développé une écriture compositionnelle distincte
du domaine dit « classique ». Au tournant du siècle dernier, Jelly Roll Morton
s'était nourri du jeu des collectifs musicaux de la Nouvelle-Orléans et cela lui
a permis de se constituer un style de composition à base de syncopes et de
chromatismes. De ce pionnier, tout en passant par Duke Ellington et Fletcher
Henderson, l'écriture du jazz allait se cristalliser tout au long des années 20
et 30, atteignant ainsi un sommet à l'arrivée du swing et, plus pertinemment,
des big bands.
Aussi glorieuse avait-elle été, cette apogée était
un inévitable prélude au déclin. En effet, moins de 10 ans après la fin du
dernier grand conflit mondial, la légion des grands orchestres de jazz s'était
presque évanouie, victimes de nouvelles conditions économiques et de changements
dans les goûts populaires. Si leurs partisans se demandaient périodiquement s'il
y avait lieu d'espérer un éventuel retour, d'autres les comparaient volontiers à
des dinosaures, morts et enterrés à tout jamais. Néanmoins, l'extinction de
l'espèce n'a jamais eu lieu puisqu'elle est encore parmi nous, moins nombreuse
certes, mais tout aussi vivante que vivace.
Fantômes, dinosaures et autres
espèces
Dans la situation actuelle, quelques particularités
sont à noter. Sur un plan, on retrouve le singulier phénomène des
orchestres-fantômes galvaudant les répertoires de leurs chefs disparus depuis
belle lurette (Ellington, bien sûr, Basie ou Glenn Miller); mais cela ne relève
que du musée et les jolies pièces d'exhibition qu'on pavane témoignent d'une
époque révolue.
Excroissance de la précédente lignée, l'orchestre
de répertoire peut être la progéniture d'un chef bien vivant, mais le but de
l'exercice est le même, soit de faire des courbettes au passé. Qu'on pense au
Lincoln Center Jazz Orchestra (LCJO) et à son instigateur, Wynton
Marsalis, et l'on a ici le parangon du jazz comme grande musique classique de
l'Amérique. Dans certains cas, il arrive que des chefs, connus pour une musique
plus personnelle, s'engagent à revisiter le passé à leur manière. Tel est le cas
de Matthias Rüegg, chef attitré du Vienna Art Orchestra depuis sa
création en 1977. Dix ans après « The Original Charts » (un programme divisé
entre Mingus et Ellington) et « Duke Ellington's Sound of Love » en 1999, il
récidive avec une troisième offrande dédiée au Maestro (celle-ci portant le même
titre que le précédent disque, mais avec un « Vol. 2 » en sus). Treize pièces
sont ici inscrites au programme (redevables autant à Ellington qu'à son fidèle
bras droit, Billy Strayhorn), chacune d'elles mettant en vedette un soliste,
parfois deux, sans oublier une participation de la chanteuse italienne Anna
Lauvergnac. Outre un arrangement assez détourné du bien connu In a
Sentimental Mood, le reste de cet enregistrement relève toutefois du plus
pur exercice de style.
Rüegg et son aîné helvétique George Gruntz
(leader du Concert Jazz Band) peuvent se compter chanceux de réussir à
maintenir leurs galères à flot avec quelque régularité : sans de généreuses
subventions étatiques et corporatives, ils auraient fermé boutique depuis
longtemps. Autrement, il existe une race de compositeurs pigistes qui
parviennent à maintenir une formation par une sorte de fidélité des musiciens à
leur cause. Tel était le cas jadis de Gil Evans et, de nos jours, de sa
protégée, Maria Schneider. Impossible pour elle d'amener sa troupe
new-yorkaise en tournée, tout le monde ayant mille et une autres occupations,
mais cette sympathique compositrice est tout de même très sollicitée à
l'étranger et elle trimballe sa valise pleine de partitions pour diriger
régulièrement des orchestres de jazz européens.
Plus remarquable encore est sa consœur pianiste
nippone, Satoko Fujii, qui, elle, n'a pas juste un orchestre à sa
disposition, mais bien deux, l'un à New York, l'autre à Tokyo (mais où
trouve-t-elle ses sous ?). En l'an 2000, elle publiait un double disque au
Japon, un pour chacune des deux formations; trois ans plus tard, elle frappe à
nouveau avec deux autres CD, parus cette fois-ci sous deux étiquettes
différentes (voir au bas de cette page). Résolument moderne, sa musique se situe
dans la continuité de formations européennes comme le London Jazz Composers
Orchestra de Barry Guy ou de l'historique Globe Unity
Orchestra d'Alexander von Schlippenbach.
Orchestres « virtuels »
Dans un autre ordre d'idées, le grand orchestre
peut exister comme véhicule pour des projets ponctuels, axés autour d'un concept
précis plutôt que d'un répertoire plus général. Saxophoniste et clarinettiste
d'abord, reconnu pour son travail au sein de petites formations, Marty
Ehrlich s'est payé un luxe avec son premier disque orchestral. Intitulé «
The Long View », cet enregistrement livre ses impressions musicales sur une
série de tableaux du peintre Oliver Johnson (une œuvre est reproduite dans le
feuillet et une autre à l'endos du boîtier). Difficile d'évaluer cette musique
par rapport à un autre médium, mais il va sans dire qu'elle nous rappelle les
expériences de la Third Stream des années 60, où l'on tentait d'élargir les
formes traditionnelles du jazz, tout en se servant de techniques d'écriture
classiques et contemporaines. Il faut noter ici la variabilité du nombre de
musiciens selon les pièces, de 6 à 14, et le complément, soit un quartette et
une conclusion laconique où Ehrlich joue en duo avec le pianiste Wayne
Horvitz.
Tout aussi téméraire, le tromboniste Josh
Roseman modifie, dans « Treats for the Nightwalkers », la taille de sa
formation selon les pièces. À l'encontre du précédent disque, qui mise sur le
travail harmonique, la musique ici est sous-tendue par une rythmique très
alambiquée qui rappelle les grooves tarabiscotées de Steve Coleman. Il y
a donc un côté funk très prononcé, des claviers électriques, bien sûr, mais
aussi un foisonnement un peu étouffant qui donne une certain urgence au tout.
Quant au projet, il semble inspiré par un conte farfelu d'extra-terrestres qui
ont investi les Noirs de vibrations sonores, une histoire qui aurait bien plu à
Sun Ra.
Puisant dans le domaine littéraire, le compositeur
allemand Klaus König met en musique six poèmes d'Edgar Allan Poe dans son
nouvel opus, « Black Moments », chantés par un Phil Minton beaucoup plus sage
que d'habitude. Pas moins de 18 musiciens sont au rendez-vous, le tout propulsé
par une section rythmique à deux guitares qui oscillent entre un rock très lourd
et une douceur presque pastorale. Après un premier cycle de cinq disques au
cours des années 90, ce compositeur signe apparemment le dernier opus d'une
trilogie qui a pour dénominateur commun ladite configuration
guitaristique.
Disques recensés
- Vienna Art Orchestra – Duke Ellington's Sound of
Love (Vol. 2) Emarcy 2498654194
- Satoko Fujii Orchestra East – Before the Dawn
Natsat MTCJ310 (Importation japonaise)
- Orchestra West – Future of the Past – Enja ENJ
9457-2
- Marty Ehrlich – The Long View – Enja/Justin Time
JENJ 3308-2
- Josh Roseman Unit – Treats for the Nightwalkers –
Enja/Justin Time JENJ 3309-2
- Klaus König – Black Moments – Enja
9428-2
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