Les quatre mémoires du pianiste Par Francis Dubé
/ 5 novembre 2003
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De nos jours, les pianistes
considèrent normal de mémoriser leur répertoire solo, une habitude devenue une
tradition avec le temps. Or, il n'en a pas toujours été ainsi. La lecture d'une
partition a longtemps prévalu sur sa mémorisation. En fait, c'est Franz Liszt,
compositeur et pianiste virtuose du xixe siècle, qui a été le premier interprète
à donner un récital entier de mémoire. Cent cinquante ans plus tard, Franz Liszt
n'est plus, certes, mais son initiative, elle, perdure.
À l'aube de ce XXIe siècle, peu
de pianistes osent remettre en question cet héritage. Certains d'entre eux
semblent même être passés maîtres dans l'art de jouer par coeur. Toutefois, la
mémorisation d'une partition reste un exercice difficile pour la plupart des
pianistes. Il s'agit même, pour dire vrai, d'une tâche complexe et colossale.
Pour y arriver, l'interprète doit faire appel à plusieurs de ses sens (ouïe,
vue, toucher) et il doit pouvoir orchestrer savamment, dans son cerveau, des
milliers de données afin d'éviter le trou de mémoire lors d'une prestation
publique.
Même si les pianistes
mémorisent depuis des lustres, les connaissances actuelles entourant le
processus de mémorisation musicale restent succinctes. Toutefois, quelques
recherches scientifiques ont permis de connaître les éléments de base reliés à
ce processus. En voici l'essentiel.
L'acte de mémorisation
sollicite chez l'homme plusieurs types de mémoire. Le pianiste en utilise quatre
distinctes pour mémoriser une oeuvre de son répertoire. Il s'agit des mémoires
auditive, visuelle, kinesthésique et conceptuelle. Chacune d'elles remplit un
rôle spécifique dans le processus de mémorisation, mais c'est leur interaction
qui permet au pianiste de se souvenir. En fait, tous les types de mémoire
doivent travailler de concert pour être réellement efficaces. On pourrait même
comparer l'interaction entre ces mémoires musicales au travail des membres d'un
quatuor à cordes où chaque instrumentiste joue un rôle spécifique dans la
formation, mais où la cohérence et la réussite de l'interprétation reposent sur
l'interaction entre les quatre musiciens.
Quel est le rôle spécifique de
chaque type de mémoire quant au processus de mémorisation chez le pianiste
?
Mémoire
auditive
Le souvenir des sons dépend de
la mémoire auditive. C'est celle qui s'active lorsqu'on entonne sa mélodie
favorite sous la douche. Comme la musique est d'abord et avant tout un ensemble
de sons, la mémoire auditive joue forcément un rôle déterminant dans le travail
de mémorisation du pianiste. En fait, l'interprète l'utilise pour accomplir deux
tâches spécifiques. Primo, pour savoir s'il joue les bonnes notes pendant
l'interprétation. Secundo, pour anticiper, sur le plan auditif, ce qu'il aura à
jouer dans les prochaines secondes. Sans elle, le pianiste jouerait des fausses
notes sans s'en rendre compte et sa fluidité d'enchaînement serait ardue et
fragile.
Mémoire
visuelle
La mémoire visuelle permet à
l'être humain d'enregistrer des milliers de données. La remémoration des
visages, des couleurs, ainsi que des objets qui nous entourent sont quelques
exemples de ses capacités. Le pianiste utilise abondamment la mémoire visuelle
dans l'apprentissage mnémonique d'une partition. Premièrement, cette mémoire lui
permet de photographier virtuellement la partition et de la « voir » ensuite
dans sa tête au moment de l'exécution. Deuxièmement, la mémoire visuelle permet
au pianiste de mémoriser visuellement chacun des gestes physiques effectués
pendant l'interprétation. En fait, il mémorise le mouvement de ses gestes
physiques de la même façon qu'un danseur mémorise les mouvements de sa
chorégraphie.
Mémoire
kinesthésique
Tous les automatismes physiques
sollicitent la mémoire kinesthésique. Quand nous marchons ou faisons de la
bicyclette, nous utilisons ce type de mémoire pour automatiser nos mouvements.
Or, jouer du piano requiert justement de nombreux automatismes physiques. Par
conséquent, la mémoire kinesthésique est essentielle à la mémorisation d'une
partition de piano. Le pianiste doit mémoriser clairement, dans son corps -- et
pas seulement visuellement --, tous les mouvements, gestes et sensations
physiques dont il aura besoin pour jouer l'oeuvre musicale au moment
voulu.
Mémoire
conceptuelle
Les renseignements concernant certains types de mémoire s'enregistrent dans
le cerveau par incident, c'est-à-dire qu'ils s'acquièrent au fil des répétitions
sans que le musicien fasse d'efforts particuliers. Les mémoires auditive,
visuelle et kinesthésique du pianiste font partie de cette catégorie, même si
elles peuvent être renforcées par divers exercices. Quoique essentielles au
pianiste dans son travail mnémonique, aucune de ces trois mémoires ne lui permet
de retenir le texte musical. Seule la mémoire conceptuelle, laquelle est une
mémoire intentionnelle, permet au pianiste d'intégrer ces connaissances. Pour
être plus précis, le pianiste doit être totalement conscient de ce qu'il
mémorise s'il veut être en mesure d'enregistrer et de retenir la partition à
mémoriser. C'est ce qu'offre la mémoire conceptuelle : l'assimilation, dans son
ensemble, du texte musical à interpréter. Cette mémoire comprend autant celle
des notes, de l'harmonie, des nuances, des phrasés que des points de repère.
Bref, la mémoire conceptuelle s'acquiert à la suite d'un effort particulier du
pianiste, alors que les trois précédentes s'enregistrent dans son cerveau à son
insu, pendant qu'il s'exerce. Finalement, cette mémoire permet également de
regrouper toute l'information en un seul concept. Par exemple, au lieu de
mémoriser séparément les notes do, ré, mi, fa, sol, la, si, do (huit
éléments d'information différents), le pianiste n'a qu'à mémoriser qu'il s'agit
de la gamme de do majeur (un seul
concept).
L'avenir...
Depuis quelques années, la
science a fait des progrès importants dans la compréhension du fonctionnement de
la mémoire humaine. Certaines techniques de pointe, notamment l'imagerie par
résonance magnétique, ont rendu cet avancement possible. Toutefois, beaucoup
d'interrogations demeurent sans réponse et cette situation affecte
inévitablement la compréhension du processus de mémorisation chez les pianistes.
Ce contexte a pour conséquence majeure d'obliger chaque pianiste à construire et
à développer, tant bien que mal, au fil des ans, son propre système de
mémorisation. En fait, le problème réel des pianistes provient de la
prédominance des études scientifiques pour un type de mémoire : elles ont porté,
jusqu'à maintenant, sur la mémoire musicale à court terme plutôt que celle à
long terme. Or, mémoriser une partition fait justement appel à la mémoire à long
terme du pianiste.
La micro-analyse, l'un des
éléments de la mémoire conceptuelle, peut se définir comme une activité
d'apprentissage où le pianiste verbalise, dans un langage qui lui est propre,
différentes observations ou points de repère qui lui sont nécessaires pour jouer
de mémoire. Ces derniers peuvent être, par exemple, l'identification de notes
communes entre deux accords consécutifs, ou encore les mouvements parallèles ou
contraires effectués pour les deux mains dans un passage spécifique. Nous savons
que la micro-analyse est une pratique commune dans le travail de mémorisation
des pianistes. Toutefois, ce segment de la mémoire conceptuelle n'a jamais fait
l'objet d'une étude systématique. Ma recherche vise à répertorier les divers
types de micro-analyse utilisés par des pianistes de différents niveaux
(pré-universitaire, universitaire et professionnel).
En conclusion, plus notre
compréhension de la mémoire musicale à long terme s'améliorera, plus le
processus de mémorisation d'une partition de piano deviendra limpide. Donc, plus
les scientifiques consacreront leurs travaux de recherche à ce problème
cognitif, plus les pianistes pédagogues seront en mesure d'instaurer, au fil des
ans, une réelle pédagogie dans l'art de mémoriser une partition de
piano.
L'auteur
enseigne le piano à la Faculté de musique de l'Université Laval depuis 1998.
Certains de ses étudiants ont remporté de prestigieux prix tels le prix d'Europe
1998, le 1er prix du concours de l'Orchestre symphonique de Montréal 2000 et le
1er prix du concours de la Fédération des professeurs de musique du Canada en
2001 et en 2003. Il poursuit également un doctorat en éducation musicale,
toujours à l'Université Laval, sous la direction de Marie-Michèle
Boulet.
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