Thaïs à L'Opéra de Montréal Par Propos recueillis par Réjean Beaucage
/ 10 octobre 2003
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C'est avec Thaïs
(1894), de Jules Massenet, que Bernard Labadie commence véritablement son rôle
de directeur artistique à l'Opéra de Montréal. Nous lui avons demandé de nous
parler des choix qu'il a dû faire dans le processus de mise sur pied de cette
nouvelle production de même que, bien sûr, de l'oeuvre elle-même et de son
compositeur.
Parmi les priorités que j'ai établies d'emblée pour l'Opéra de Montréal (OdM)
et dont j'ai fait part à la conférence de presse annonçant ma nomination, il y
avait celle de remettre à l'affiche l'opéra français. Sachant que les coûts de
production sont extrêmement élevés, ce qui pousse les compagnies à collaborer en
faisant des coproductions, on peut considérer qu'il y a un danger
d'uniformisation qui pourrait faire en sorte que les compagnies ne développent
pas leur personnalité propre. C'est pourquoi il m'a semblé parfaitement logique
et naturel de faire de la présence de l'opéra français une priorité. D'autant
plus que si l'on regarde la programmation des dernières saisons, on constate que
l'opéra français n'a pas été très présent et lorsqu'il l'a été, c'était la
plupart du temps avec les grands canons du genre, c'est-à-dire Manon
(Massenet), Faust (Gounod) ou Carmen (Bizet). Je n'ai absolument rien contre ces
opéras et il est certain qu'on les reverra à l'OdM, mais il y a là un répertoire
très riche et parmi les compositeurs français qui ont un catalogue important et
qui ont été le moins fréquentés, Massenet vient en tête de liste.
La production
Commencer par Thaïs est davantage un choix pour la compagnie qu'un
choix personnel, dans la mesure où ce n'est pas un répertoire auquel j'ai été
associé souvent, même si j'ai beaucoup fait d'opéras romantiques lorsque j'étais
directeur artistique de l'Opéra de Québec. Le choix spécifique de Thaïs dans la production de Massenet a beaucoup à voir
avec le fait que l'on a à Montréal, en la personne de Lyne Fortin, une chanteuse
pour qui ce rôle semble avoir été taillé sur mesure. Je pense qu'elle a une voix
extraordinaire, en particulier pour le répertoire français. On a aussi avec
Thaïs un rôle d'une grande richesse dramatique et je crois que Lyne Fortin est
l'une des meilleures actrices-chanteuses qui soient, alors je ne pouvais pas
imaginer une interprète plus appropriée pour ce rôle. Il s'agit d'un rôle qui se
tient dans un registre assez élevé, à la limite du soprano colorature, mais qui
est vraiment destiné à un soprano lyrique et qui nécessite quelqu'un avec une
technique impeccable et qui a la capacité d'exprimer sur scène, d'une façon
crédible, la fragilité de ce personnage. Celui-ci est complètement déchiré
intérieurement et vit une conversion alors que sa contrepartie masculine vit
également une conversion, mais dans le sens inverse... Un peu comme deux trains
qui se croisent sur les rails, mais qui passent tout de même un bref moment l'un
à côté de l'autre. J'ai demandé au baryton Gaétan Laperrière de tenir le rôle du
moine Athanaël, qui veut délivrer Thaïs de sa soumission aux plaisirs de la
chair. Il y a chez Gaétan une humanité assez extraordinaire et s'il est bien
stimulé, je crois qu'il fera un Athanaël extrêmement convaincant qui nous
transmettra parfaitement l'ambiguïté de son personnage.
Lorsque l'on monte un opéra peu fréquenté, il faut trouver une production
(décors, costumes) qui nous plaise, quelque chose qui corresponde à la vision
que l'on a de l'oeuvre et du développement de la compagnie. Il faut aussi que
les interprètes auxquels on pense soient disponibles et, on ne peut le cacher,
que ce soit faisable financièrement. Bref, c'est la quadrature du cercle... De
plus, dans le cas de Thaïs, il s'agit d'une coproduction. Nous avons eu
vent du projet par Renaud Doucet (metteur en scène) et André Barbe (décors et
costumes) à qui le Opera Theatre of Saint Louis avait commandé une
nouvelle production de Thaïs.
André et Renaud travaillent fréquemment à l'OdM et ce projet nous est apparu
comme une convergence parfaite. On s'est entendu très rapidement avec les gens
de Saint Louis. J'ai vu la production en juin. Ils ont là-bas une salle à
l'élisabéthaine, avec le public sur trois côtés de la scène, ce qui entraîne des
limitations physiques assez importantes, principalement pour les changements de
décors. Notre scène est plus grande. Il y aura donc des adaptations à faire sur
le décor, mais comme nous le garderons par la suite, nous pourrons le modifier
sans problème. Il s'agit à la base d'une vision très épurée, qui découle d'un
concept assez simple et qui sert l'oeuvre de la façon la plus efficace possible.
Les costumes sont absolument extraordinaires, très imaginatifs et fastueux ;
ceux-ci resteront cependant la propriété de Saint Louis. Pour cette production,
je dirigerai l'Orchestre symphonique de Montréal, un orchestre que je connais
bien pour l'avoir déjà dirigé à quelques reprises. Pouvoir faire ce répertoire
avec un tel orchestre, qui est de tradition française, est évidemment un grand
plaisir.
Le compositeur
Personnellement, je suis venu assez tard à Massenet. C'est vers l'âge de 18
ans que j'ai eu, en quelque sorte, mon « épiphanie opératique » et, à cet
âge-là, on est davantage attiré par le langage limpide et les images fortes. On
trouve cela plus facilement chez Puccini ou Verdi. J'ai mis du temps à saisir la
grandeur de la musique de Massenet et de son langage harmonique, qui me fascine
énormément, particulièrement dans Thaïs. Évidemment, l'oeuvre baigne dans
un climat orientaliste très prisé à la fin du xixe siècle. Il y a une
exploration évidente de la part du compositeur pour développer un langage qui
ait une coloration spéciale ; il crée un langage harmonique particulier pour
cette oeuvre, mais le fait à sa manière, c'est-à-dire avec une harmonie qui
reste immanquablement française. Cette rencontre d'un langage d'inspiration
modale et de l'harmonie française, que je qualifierais de pré-coloriste
chez Massenet, est assez fascinante. Il est aussi indiscutablement passé maître
dans l'usage de la langue française. J'ai toujours été un grand admirateur de la
musique de Fauré, j'ai enfin dirigé le Requiem de Duruflé l'année
dernière et il y a chez ces trois compositeurs une filiation dans l'usage de la
couleur et de la langue et, il y a aussi des connotations sacrées. Les Français
ont un langage particulier pour la musique sacrée, dont on retrouve des échos
très clairs dans Thaïs, puisqu'il y a dans l'oeuvre une dimension
religieuse importante.
Un autre point intéressant chez Massenet, c'est qu'il crée ses propres
clichés. Par exemple, dans ses opéras, le rôle masculin principal est presque
toujours confié à un baryton, tandis que le ténor a un rôle plus accessoire. Ce
dernier point a peut-être contribué, avec d'autres éléments bien sûr, à faire de
plusieurs opéras de Massenet des oeuvres un peu en marge du répertoire. Il faut
des interprètes qui sont capables de saisir et de rendre toute la subtilité des
personnages et du langage et un metteur en scène qui soit prêt à s'investir,
parce que ce n'est pas un opéra qui peut être « placé », comme on « place » un
Rigoletto, par exemple. Thaïs n'a pas de sens si on reste en surface, parce
que, comme beaucoup d'oeuvres du répertoire français, il y a là une
superficialité trompeuse. Mais si on gratte un peu, on trouve plusieurs strates
de sens qui ne sont pas des évidences. Puccini est évident et, cela dit, je
l'adore et j'ai hâte d'y revenir, mais il y a chez Massenet un défi pour
l'interprète, quelque chose qui va plus loin.
Thaïs, de Jules Massenet, à la Salle Wilfrid-Pelletier
de la Place des Arts, à Montréal, les 1er, 6, 8, 12 et 15 novembre 2003, 20 h.
Info : (514) 985-2258.
À Noter : le ténor William
Joyner, précédemment annoncé pour le rôle de Nicias, sera remplacé par Paul
Charles Clark.
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