Montréal Jazz, d'hier à aujourd'hui Par Marc Chénard
/ 10 octobre 2003
Enfant du XXe siècle, le jazz est une musique aussi riche en
Histoire... qu'en histoires. Certes, il y a les grands qui l'ont
façonnée, cette Histoire, en la marquant de leur
empreinte indélébile, mais il y aussi cette multitude d'artisans qui ont su
raconter les leurs en toute honnêteté. Dès ses premiers balbutiements à l'aube
du siècle dernier, cet art d'origine américaine a commencé son périple autour du
globe. Quelle grande ville n'abrite pas une scène de jazz de nos jours ? De
Tokyo à Johannesbourg, de Leipzig à Vancouver, peu de genres musicaux ont connu
une si grande diffusion en si peu de temps.
En tant que voisin immédiat de sa patrie d'origine, le Canada a bel et bien
été la première terre d'accueil de cette musique de souche afroaméricaine*. En
ce début de millénaire, les pionniers du jazz canadien ont tous disparu et on ne
peut que regretter qu'ils aient laissé trop peu de documents sonores
(l'Histoire) et de témoignages oraux (les histoires).
Pourtant, ce passé ne s'est pas totalement évanoui car certains ont réussi à
tenir le coup en dépit de conditions de vie souvent difficiles. Le
contrebassiste montréalais Michel Donato est l'un de ces survivants qui a su
tirer son épingle du jeu. Il a été témoin de cette Histoire, car il a vu,
entendu et même joué avec quelques-uns des grands qui passaient en ville durant
les années 60 et 70, et il est lui-même devenu une source intarissable
d'histoires sur le Montréal Jazz d'hier à aujourd'hui. Rencontré
récemment à l'occasion de la sortie d'un enregistrement de plages inédites de
1969 (voir chronique du disque), ce vieux routier (encore jeune de coeur avec
ses 61 printemps !) avoue qu'il n'était pas d'emblée très chaud à l'idée de
publier ce disque, car il se dit bien plus intéressé par son présent musical que
par ses gloires passées. Pourtant, sous l'instigation de son ami Jacques
Beaudoin, qui détenait une copie cassette de ces séances, il a cédé, justifiant
sa décision par le fait qu'il voulait rendre ce document disponbile aux plus
jeunes, afin de les sensibiliser à ce qui se faisait à cette époque. Au grand
bonheur de tous, les bandes maîtresses de ces concerts radiophoniques, réalisés
pour l'émission Jazz en Liberté du réseau français de Radio-Canada,
gisaient toujours dans les archives et il a été possible de rescaper une
cinquantaine de minutes de deux émissions d'une heure (le reste ayant été exclu
à cause d'une détérioration de la pellicule magnétique, nous apprend-on d'une
source travaillant pour la maison de disques Justin Time).
Il va sans dire que le
bassiste pourrait bien nous raconter assez d'anecdotes pour remplir un pavé,
mais son intérêt pour le temps présent offre un excellent prétexte pour
solliciter son avis sur la scène du jazz en 2003 en comparaison avec celles des
décennies antérieures. « En gros, c'est assez semblable, estime-t-il, mais la
différence concerne la musique pop. Autrefois, les jazzmen pouvaient facilement
accompagner des chanteurs populaires, passer à la télé, jouer des numéros de
variété, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. C'est beaucoup plus
compartimenté maintenant. » Chose intéressante, peu après la réalisation de ces
enregistrements pour la radio, Donato s'est exilé pendant huit ans à Toronto
(entre 1969 et 1977). Bien qu'il ait quitté dans le seul but d'aller voir
ailleurs, son départ a coïncidé avec une période assez faste pour le jazz dans
la Ville Reine, tandis qu'il périclitait à Montréal, subissant les assauts du
rock et d'une nouvelle vague de chansonniers.
Autres temps, autres perspectives
À l'instar de son aîné, le
saxophoniste Yannick Rieu a lui aussi choisi l'exil, élisant domicile en France
de 1992 à 2000, mais effectuant des retours réguliers au bercail, où il a
réalisé deux disques en 1994 et 1995. Originaire du Saguenay, ce saxophoniste a
fait le saut à Montréal en 1984 et a connu ses premiers succès au sein du
quartette du pianiste Jean Beaudet. Sans ce dernier, il a volé de ses propres
ailes en formation de trio, réalisant son premier disque en leader en 1990 (avec
Paul Bley comme invité). Interrogé tout récemment sur sa perception du jazz en
ville de nos jours, il estime que les choses sont devenues un peu plus
compliquées pour lui maintenant. « Dans les années 80, j'étais un musicien comme
les autres, j'arrivais sur la scène et je faisais mon chemin. En fait, j'ai
toujours gardé cette optique et je n'ai pas de plan de carrière comme tel.
Depuis mon retour de France, je sens qu'on m'a presque mis sur un piédestal.
C'est un peu la faute des médias, mais ça n'a pas d'importance. J'ai envie de
faire de la musique, tout simplement. »
Avec un appui certain des
programmes d'études en jazz, la faune jazzistique montréalaise est fort
nombreuse de nos jours, si bien qu'on ne peut qu'être surpris par sa capacité de
se maintenir dans un marché où l'offre dépasse pourtant largement la demande.
Bien entendu, les genres musicaux ne cessent de se multiplier, ce qui donne la
chance à certains de s'intégrer à d'autres créneaux (musiques actuelles,
électro, expérimentales, improvisées ou autres), mais cela n'empêche pas le jazz
de jouer un rôle de plaque tournante.
Au sein de cette relève, le
contrebassiste Alex Bellegarde est l'un des nombreux transfuges venus au jazz
par le rock. Bassiste électrique à l'origine, cet autodidacte a eu un coup de
coeur pour l'instrument acoustique il y a huit ans, lorsqu'il l'a vu sur scène
pour la première fois. Depuis son arrivée à Montréal en provenance des
Cantons-de-l'Est, il s'est frayé un chemin sur la scène locale, travaillant le
plus souvent comme accompagnateur, mais réussissant aussi à mettre sur pied son
propre quartette. Le milieu est petit, admet-il, et il confirme le fait que le
monde du pop est une chasse gardée, mais cela ne l'empêche pas de faire la
musique qu'il veut faire. Son instrument lui permet de se trouver des boulots
réguliers. En effet, depuis les derniers mois, il joue les jeudis et vendredis
soir au resto Pazzi de l'avenue du Mont-Royal, en duo avec le saxo Alex
Bergeron.
En ce qui concerne le saxo ténor, il se lance en ce moment dans son « Projet
Rieu », un ensemble avec deux batteurs, un percussionniste et un bassiste (en
spectacle au Bar l'Escogriffe, les premier et troisième lundis de chaque mois
durant l'automne). Michel Donato compte quant à lui lancer un quintette
international dans les mois à venir. Ralliant des musiciens de la France, des
Pays-Bas et de la Pologne, cette formation est pressentie pour se produire
durant la 25e édition du FIJM en juillet prochain. Histoires à suivre donc, de tous
bords, tous côtés !
* À ce sujet, le journaliste émérite de jazz Mark Miller, de Toronto, a levé
le voile sur cette histoire perdue dans son ouvrage, Such Melodious Racket,
the Lost History of Jazz in Canada 1914-1949 (Nightwood Editions, 1997). Dix
ans auparavant, l'historien John Gilmore en faisait autant avec ses deux tomes
consacrés à la scène montréalaise, soit Swinging in Paradise et The
Who's Who of Jazz in Montreal
(Véhicule Press, 1988 et 1989, respectivement).
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