Variations sur un thème de Bach Par Isabelle Picard
/ 13 juillet 2004
Après les Variations Goldberg - musique
"super-essentielle", pour employer le jargon mystique - nous fermons les yeux en
nous abandonnant à l'écho qu'elles ont suscité en nous. Plus rien n'existe,
sinon une plénitude sans contenu qui est bien la seule manière de côtoyer le
Suprême. - Cioran, Aveux et Anathèmes -
Thème
Œuvre pour clavier composée en 1741, les
Variations Goldberg (BWV 988) sont un des sommets de l'art de Johann
Sebastian Bach. Un des sommets de l'histoire de la musique, en fait, pour lequel
il n'est pas exagéré d'utiliser le mot chef-d'œuvre. Pour plusieurs mélomanes,
elles sont presque devenues une œuvre-culte. Le spécialiste trouve un plaisir
intellectuel sans limite dans la richesse, la complexité et la précision de sa
structure, et le simple amateur de musique éprouve un plaisir tout aussi grand
devant la beauté et la diversité de ses morceaux.
Une aria de 32 mesures (deux groupes de 16
mesures), dont les 32 notes de basse fondamentale servent de cellule fondatrice
aux 30 variations qui suivent. L'aria est entendue de nouveau à la suite des
variations, ce qui donne un total de 32 morceaux, séparées en deux groupes de 16
(la variation 16, est une ouverture à la française, marquant une sorte de
nouveau début). La structure de l'ensemble est donc une projection de la
structure de l'aria, en plus que chaque variation suive la forme de ce morceau
fondateur. Et c'est loin d'être tout. Si vous êtes curieux, trouvez un
exemplaire de la partition et observez un peu l'importance du chiffre trois
(symbole divin) : à tous les multiples de trois se trouve un canon. Ainsi, la
variation 3 comporte un canon à l'unisson, la variation 6 un canon à la seconde,
la variation 9 un canon à la tierce et ainsi de suite jusqu'au canon à la
neuvième de la variation 27 ! Et les facteurs premiers de 9 et de 27 sont bien
sûr tous des 3...
Les Variations Goldberg représentent un
véritable défi pour l'interprète. Ils doit faire preuve d'une grande
intelligence musicale, mais également d'une virtuosité impressionnante. La
Scena Musicale a reçu au cours des derniers mois différents enregistrements
de cette œuvre par des musiciens chez qui ces qualités sont réunies. À plusieurs
moments, on chercherait la troisième main...
Variation 1
La trame sonore du film d'Alain Corneau Stupeur
et tremblements (Naïve, 2003, K1616, 77 min 26 s) est en fait un
enregistrement des Variations Goldberg par Pierre Hantaï au clavecin,
d'abord paru en 1993 chez Opus 111. Cette version est claire, limpide, très en
contrôle. Hantaï fait ici toutes les reprises sauf celles de la variation 25,
ajoutant parfois quelques ornements à la seconde audition. Les caractères sont
variés et toujours bien rendus, autant le méditatif de la variation 25 que le
brillant de l'ouverture à la francaise (variation 16). Impeccable.
Variation 2
Pierre Hantaï prend de toute évidence un grand
plaisir à jouer les Variations Goldberg, car il les enregistre de nouveau
10 ans après sa première version. (Mirare, MIR 9945, 78 min 40 s). Toujours
aussi contrôlé, toujours aussi intelligent... mais en 10 ans le musicien a
probablement un peu changé. Ici, il se permet davantage d'ornements dans
certaines reprises, le rythme et le tempo sont plus souples, autrement dit, le
musicien nous donne l'impression de se sentir plus libre. Les phrasés sont en
général légèrement plus soulignés, par des nuances subtiles dans le toucher et
l'articulation, ou par des micro-variations de tempo. Dans ces deux versions, on
sent qu'il s'agit du même musicien, mais peut-être avec une voix personnelle
plus forte dans la seconde. En prime, le livret de cette version contient un
très intéressant essai du musicologue spécialiste de Bach Gilles
Cantagrel.
Variation 3
Cette fois, autre musicien... et autre instrument.
Après un premier enregistrement des Variations Goldberg en 1983, le
pianiste András Schiff offre aux mélomanes un enregistrement réalisé en concert
le 30 octobre 2001 à Bâle (ECM New Series, 2003, B0001063-02, 71 min 13 s). Il
existe des différences entre les enregistrements au piano et ceux au clavecin,
qui sont dues aux caractéristiques mêmes de ces instruments. Les changements
subtiles d'intensité qu'on peut obtenir au piano sont impossibles sur son cousin
à cordes pincées. Au piano il devient par exemple possible de faire un crescendo
ou un decrescendo pour souligner une phrase, ou de mettre en évidence une voix
plutôt qu'une autre en la jouant légèrement plus fort. András Schiff use avec
parcimonie de ces effets, et nous expose directement sa compréhension de l'œuvre
de Bach (elle est également exposée dans le livret d'accompagnement, dont il a
écrit le texte). Dans les variations marquées par Bach "à deux claviers", riches
en croisements de mains, les doigts sont, sur le clavier unique du piano,
véritablement enchevêtrés. Mais l'interprétation de Schiff transpire toujours la
facilité, ce qui est d'autant plus impressionnant qu'il s'agit d'un
enregistrement en concert. Une interprétation raffinée, claire, personnelle. Les
reprises (Schiff les fait toutes) donnent lieu à de légères
ornementations.
Coda
Au total, deux grands interprètes. Tous les deux
maîtrisent parfaitement l'œuvre et en présentent une vision personnelle et
stimulante. On voit des différences de perception parfois marquées (par exemple,
les tempi de Schiff dans certaines variations sont parfois deux fois plus
rapides), mais chaque interprétation forme un tout cohérent. Quelle version
choisir ? Pour Schiff, la réponse est facile : " [...] n'oublions pas qu'il
s'agit d'une heure et quart de musique ; en toute honnêteté, pouvez-vous écouter
un clavecin pendant autant de temps ? " (!) Mais devant une interprétation comme
celles d'Hantaï, ma réponse à cette question est oui, donc mon choix est plus
difficile...
Variation en marge
Les Variations Goldberg peuvent devenir une
source de frustration pour les musiciens qui ne s'appellent pas Pierre Hantaï,
András Schiff ou Glenn Gould. Pour permettre à un plus grand nombre de musiciens
d'avoir le plaisir de la jouer, Josef Reihnberger a publié en 1880 un
arrangement pour deux pianos de l'œuvre. C'est d'abord en tant que pianiste
frustré ne connaissant pas cette dernière édition que le compositeur Robin
Holloway (professeur de composition à l'Université de Cambridge) a lui-même
commencé une transcription pour deux pianos. L'aventure a commencé en 1992 par
une transcription presque textuelle du premier canon (variation 3), mais le
plaisir a été grand et a duré jusqu'en 1997. Il en résulte l'œuvre Gilded
Goldbergs pour deux pianos, récemment enregistrée par le Micallef-Inanga
Piano Duo, formé de Glen Inanga et Jennifer Micallef (coffret de deux CD
Hyperion, 2002, CDA67360). Chaque mouvement de l'œuvre originale donne lieu ici
à une version parfois quasi-textuelle et parfois très éloignée. Une œuvre
ludique, où le plaisir passe du compositeur (qui s'amuse entre autre à faire des
clins d'oeil à d'autres compositeurs, à moduler dans tous les tons...) aux
interprètes (on sent véritablement le plaisir du jeu à deux) à l'auditeur.
J'étais sceptique et j'ai été très agréablement surprise. À découvrir, pour le
plaisir.
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