Emma Kirkby, passion baroque Par Pierre M. Bellemare
/ 13 juillet 2004
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Issue de la tradition chorale anglaise,
Emma Kirkby ne s'est engagée que relativement tard dans une carrière de
soliste. Pendant ses études en littérature classique à Oxford et les
quelques années consacrées à l'enseignement, elle chantait pour son plaisir dans
des chorales. Une fois découverte, cependant, Mme Kirkby est rapidement devenue
une étoile du monde de la musique ancienne, de même qu'un modèle de style et de
technique très admiré des autres chanteurs. Son répertoire est à la fois très
vaste -- il va de la fin du Moyen-Âge à Haydn et Mozart -- et la résultante de
choix réfléchis et éclairés. Tout en comptant plus de 150 enregistrements à son
actif, elle continue de se produire en public, saisissant les occasions qui lui
sont offertes de retrouver sur scène des collègues qu'elle estime. Cette artiste
d'une grande intelligence et d'une grande érudition a joué un rôle
particulièrement important pour faire découvrir et apprécier la musique vocale
anglaise, encore trop mal connue, de la période qui va de la Restauration des
Stuarts à la fin du Siècle des lumières.
LSM : On vous connaît comme une
spécialiste de la « musique ancienne » et c'est un fait que, dans vos récitals
et enregistrements, vous vous aventurez rarement au-delà de la période
classique. Que pensez-vous de la musique de l'époque
romantique?
EK : Pour l'essentiel, ma réaction à
la musique romantique est une affaire de moyens vocaux. Je peux m'enthousiasmer
en entendant une grande voix d'opéra s'élever au-dessus des masses orchestrales,
mais je n'appartiens pas à cet univers vocal et dramatique. La musique de
chambre, c'est une autre histoire ! -- quoique, même là, je préfère le
son des pianos du 18e à leurs descendants modernes si efficaces et si parfaits.
Je peux survivre à la façon dont certains compositeurs, notamment Debussy,
exploitent le piano. D'autres compositeurs, par contre, se complaisent dans le
pouvoir que leur confèrent les instruments romantiques ou modernes et leur
musique exige naturellement des voix plus lourdes que la
mienne.
LSM : Il y a deux ans, vous vous êtes
aventurée au-delà de la période classique pour enregistrer des mélodies d'Amy
Beach. Pourquoi cette exception? Et que dire de la musique que David Fisher a
composée pour vous?
EK : Désolée, mais je ne suis pas si
proactive! Je me contente de répondre à ce qui m'est proposé, surtout lorsque
des gens que je respecte me tordent gentiment le bras. Dans le cas d'Amy Beach,
mon ami et collègue Charles Medlam, du London Baroque, m'avait invitée à chanter
avec son trio. Il n'était pas alors question d'un enregistrement, mais seulement
d'un récital très local, dans le Berkshire, le coin de pays où il vit. Il avait
déniché deux morceaux d'Amy Beach pour la combinaison inusitée de voix de
soprano et de trio avec piano, et cette musique nous a tellement séduits que
nous avons décidé de pousser plus avant nos recherches. Le compact que nous
avons enregistré pour BIS ne fait qu'effleurer la surface de la production
vocale de Beach. Elle était elle-même une brillante pianiste et savait se servir
de son instrument avec beaucoup de subtilité, pour la plus grande joie de ses
interprètes locaux. Autodidacte par nécessité, elle avait néanmoins acquis une
solide maîtrise des styles de la mélodie dans trois langues ; par moments, sa
musique évoque Schumann, à d'autres Fauré, mais toujours elle demeure absolument
elle-même.
David Fisher est un chef de choeur et un
compositeur de talent. Il a composé pour moi un morceau, pour que je
l'interprète avec la magnifique Derby Choral Union -- un des ensembles du genre
les plus anciens en Grande-Bretagne, encore bien portant, et auquel je suis
fière d'accorder mon appui. Ce morceau convient très bien à ma voix et il
comporte des passages qui à la fois posent un défi au chanteur et sont propres à
charmer l'oreille.
LSM : Bien que vous ayez chanté de la
musique sur des textes dans différentes langues, il est manifeste que vous avez
des affinités particulières pour la musique vocale de langue anglaise.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parenté avec ce répertoire
?
EK : Bien sûr, de mon point de vue,
chanter en anglais, c'est comme revenir chez moi. Ceci dit, je suis plutôt
difficile dans mes choix littéraires. J'adore chanter des morceaux qui incarnent
véritablement les textes et qui les chérissent, et je préfère les textes,
surtout ceux de la Renaissance, qui ont justement été écrits pour être chantés.
Ce n'est pas par accident que les textes de Shakespeare qui, de ce point de vue,
ont le mieux subi l'épreuve des siècles sont les « chansons » que l'on retrouve
dans ses oeuvres scéniques. Ses sonnets, ceux de Donne et d'autres poèmes
rédigés dans un style alambiqué caractéristique de l'époque et qui demandent à
être vus autant qu'entendus ne conviennent pas si bien à la mise en
musique.
Lorsqu'on en arrive à la période où l'esthétique du
baroque cède progressivement à celle du classicisme, j'ai de moins en moins de
patience pour les textes, à l'exception des livrets, magistraux, que Jennens a
produits pour les oratorios de Haendel, et notamment Le Messie et
L'Allegro, adaptations brillantes de la poésie de la Bible et de Milton.
Je songe aussi à la mise en musique de sonnets de Spenser par Maurice Greene.
Autrement, la poésie de l'époque souffre d'une certaine tendance au pittoresque
et au mièvre et j'ai plus de difficulté à projeter les mots de la façon que
j'aime. Tout récemment, je chantais un morceau magnifique de William Hayes, sur
un poème traitant du mythe d'Écho et de Narcisse; par moment, j'avais beaucoup
de peine à rendre le texte intelligible et l'auditoire avait besoin d'un imprimé
pour comprendre ce qui se passait -- il n'empêche que l'effet d'ensemble était
fort réussi.
LSM : Pour en revenir à la musique
anglaise, les historiens et les musicologues ont tendance à considérer l'époque
élizabéthaine comme un âge d'or, l'époque où l'Angleterre, ouverte aux
influences continentales, mais encore relativement libre à leur égard, a
contribué de la façon la plus originale au développement de la musique
occidentale. Est-ce que vous souscrivez à ce jugement, et qui est votre
compositeur élizabéthain de prédilection ?
EK : Oui, je suis d'accord : c'était
un âge d'or. Mais je n'ai pas de compositeur favori. J'en aime trop! Chacun a sa
personalité et chacun a droit à une part de notre affection, comme les enfants
d'une famille nombreuse. On ne devrait pas non plus ignorer la période qui suit
immédiatement celle-là ; Henry Lawes, par exemple, était un
génie.
LSM : Nous vivons dans un monde très
différent de celui dans lequel et pour lequel a été composée la belle musique
que vous chantez. Si on vous donnait l'occasion de visiter une période du passé
et d'y passer quelque temps, laquelle choisiriez-vous et pourquoi
?
EK : Je pense que je choisirais
l'Italie, vers 1600, une des villes ou des cours du nord de la péninsule :
Ferrare, Mantoue, Venise. Entre elles les distances sont assez courtes et
peut-être pourrais-je ainsi en faire le tour! J'aurais besoin de quelques
décennies, cependant, car je suis d'un naturel curieux... À mon programme de
rêve...
- Des madrigaux de Marenzio et de Luzzaschi à
Ferrare, pour les Trois dames et d'autres.
- Un ensemble vocal qui s'attaque pour la première
fois à une partition nouvelle et splendide de Giaches de Wert sur des textes du
Tasse -- et puis entendre ce que le Tasse pouvait en penser.
- Des madrigaux de Monteverdi bien sûr, tirés de
n'importe lequel des livres, mais surtout les madrigaux a cappella, et assister
à la première exécution de ses Vêpres ; et peut-être également à celle de
l'Orfeo, dans cette pièce du palais de Mantoue où il y avait sans doute
plus d'exécutants que de spectateurs -- et, bien entendu, écouter tout le reste
de cette Arianna dont nous n'avons plus que le Lamento.
- Un coup d'oeil sur Barbara Strozzi, encore
enfant, à Venise.
Imaginez une période de l'histoire où les grands
compositeurs, de l'envergure d'un Beethoven, d'un Mozart, d'un Bach ou d'un
Stravinsky, sont nombreux, mais aussi une époque où la musique vocale constitue
le meilleur débouché pour leurs talents, et aussi le type de musique pour
laquelle leurs mécènes les paieront le mieux. Une bonne part de cette activité,
bien sûr, a lieu à l'église, où, lorsque les circonstances le permettent, ils
peuvent même introduire quelques instruments; mais il y a également de la
musique que l'on compose pour des ensembles vocaux, sur les textes des plus
grands poètes et qui est naturellement destinée aux meilleurs chanteurs, car
c'est comme cela surtout qu'ils gagnaient leur vie. Mais je ne souhaiterais pas
être née à une autre époque -- je suis bien heureuse de vivre ici et maintenant.
Je me contenterais d'être un petit oiseau qui, discrètement, se ferait témoin
des scènes que j'ai évoquées plus haut, sans avoir à relever les défis physiques
auxquels les gens de l'époque se voyaient confrontés.
LSM : Êtes-vous particulièrement
sensible à la dimension spirituelle de la musique religieuse, notamment celle de
Bach ?
EK : Bach, bien sûr, est tout à fait
particulier et, comme bien d'autres, j'ai peine à écouter l'une de ses Passions
ou l'Agnus Dei de la Messe en si mineur, sans verser des larmes; mais
toute musique est traversée d'énergie spirituelle. Les gens de la Renaissance
comprenaient cela sans sourciller : ils écoutaient de la musique pour se
ressourcer et aussi pour se rappeler de l'existence d'un monde plus élevé et
plus subtil; ils ne faisaient guère de différence entre la musique liturgique
qu'ils entendaient à l'église et la musique contemplative qu'ils jouaient chez
eux, le soir.
En dépit de mon sens typiquement anglais de
l'atténuation, j'en suis venue à admettre que, en tant que musiciens, nous
sommes porteurs de cette énergie, qu'elle nous est prêtée l'espace d'une
performance et que les auditoires contribuent à ce processus par l'attention
qu'ils nous accordent. Ceci apparaît clairement dans les lieux sacrés, qu'il
s'agisse d'églises anciennes qui portent encore dans leurs murs des traces des
cérémonies musicales du passé ou d'endroits plus récemment voués au culte. Il
arrive parfois que de la belle musique et l'attention passionnée d'un auditoire
réussissent à transfigurer les lieux les plus inattendus!
LSM : À chaque fois que vous ajoutez un
nouvel enregistrement à votre discographie abondante, la critique ne manque pas
de l'encenser. Quel est le secret de votre longévité vocale ? Et surtout le
secret de ce son si magnifique ?
EK : Je ne sais pas vraiment comment
répondre à des questions aussi gentilles et aussi flatteuses! Tout en étant
reconnaissante des belles choses que certains disent de moi, je suis également
consciente du fait que mon son, comme on dit, n'est pas du goût de tous. Je n'ai
pas de secrets, en dehors de la bonne fortune de chanter de la musique qui
convient à mes moyens vocaux. La dynamique idéale de ma voix se rapproche
davantage de celle de la conversation que de celle de la déclamation puissante
et, jusqu'à maintenant, cela m'a bien servie. Et je peux compter sur
d'excellents collègues, chanteurs et instrumentistes. Ils ne manquent jamais de
m'inspirer et lorsque j'ai envie de me plaindre des horaires ridicules, de l'air
conditionné (qui met les cordes vocales à si rude épreuve !) ou de n'importe
lequel des autres revers de la vie de tournée, je m'efforce toujours de tempérer
ma réaction en songeant à la chance incroyable dont j'ai
bénéficié.
LSM : Pouvez-vous nous en dire
davantage au sujet du Theatre of Early Music et de votre association avec Daniel
Taylor ? Où votre tournée doit-elle vous mener?
EK : La tournée de cet été se limitera
à Elora, Ottawa et Québec, des endroits que j'ai eu le plaisir de visiter l'an
dernier également. J'ai chanté pour la première fois avec Daniel Taylor à
Montréal dans le cadre d'un concert du Studio de musique ancienne de Montréal
(SMAM) -- il était très jeune, mais déjà très musicien. Il a une voix
magnifique, il est encore jeune, d'une musicalité exceptionelle, et j'ai
vraiment du plaisir à interpréter des duos avec lui. Il y a deux ans, nous avons
enregistré le Stabat Mater de Scarlatti, mais ce disque n'est pas encore
paru; et, l'an prochain, nous nous proposons de graver la version de Bach du
Stabat Mater de Pergolèse.
La tournée d'Emma Kirkby au Canada débute le 24
juillet (Festival Elora / 519-846-0331), se poursuit le 25 juillet (Festival
Bach de Québec / 418-681-0655) et se termine le 27 juillet au Festival de
musique de chambre d'Ottawa (613-234-8008).
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