Crise ou relance ? Par Natasha Gauthier
/ 3 septembre 2003
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Par un chaud vendredi en juin dernier, plusieurs
centaines de musiciens et d'administrateurs d'orchestres représentant l'ensemble
du Canada se sont réunis dans un hôtel du centre-ville de Toronto pour discuter
franchement des difficultés et des défis dans leur secteur. Les mots lancés à la
conférence, organisée par Orchestres Canada, étaient « pertinence », «
leadership », « planification stratégique » et « vision ». Le mot « crise »,
cependant, fut rarement prononcé.
Au cours des cinq dernières années, la formule «
orchestres en crise » est devenue aussi familière que « tensions au
Proche-Orient », laissant planer ce même sentiment de péril à la fois vague et
menaçant. Une recherche Google du terme crise dans les pages musicales de
The Arts Journal (www.artsjournal.com), des archives en ligne du
journalisme culturel international, donne environ 600 articles différents parus
dans les trois dernières années. Une recherche dansl'actualité musicale sur le
site de La Scena Musicale
(http://scena.org/webnews/webnewssearch.asp) produitdes résultats
comparables. La longue liste des sinistres inclut l'effondrement de la San
Antonio Symphony et de la Florida Philharmonic, les déficits énormes des
symphonies de Boston et de Pittsburgh, la quasi-disparition de l'English
National Opera et la panique qui s'étend parmi les orchestres de l'Allemagne,
alors que le gouvernement national, à court de ressources, sabre dans ses
subventions autrefois généreuses.
Au Canada, la récente série de catastrophes et les
difficultés majeures éprouvées dans les orchestres de tout le pays ont également
fait les manchettes. Parmi les calamités les plus commentées, citons la longue
grève des musiciens, la quasi-faillite et le sauvetage de dernière minute par le
gouvernement de la Toronto Symphony, les troubles financiers de la Calgary
Philharmonic, qui à Noël dernier interrompait sa saison et demandait la
protection de la loi sur les faillites, le lock-out à la Winnipeg Symphony, les
diminutions des salaires à la Vancouver Symphony et le navire sans timonier de
l'Orchestre symphonique de Montréal, qui se cherche toujours un directeur
artistique après le départ tumultueux de Charles Dutoit, provoqué par un
différend avec le représentant syndical des musiciens, à la veille de sa
25e saison avec l'OSM.
À la conférence d'Orchestres Canada (OC),
cependant, toute mention de « crise » provoquait en général des moues agacées. «
Les médias ont beaucoup ressassé les mauvaises nouvelles, affirme Ninette
Babineau, présidente du conseil d'administration d'OC. Nous devons entendre
parler davantage des succès. »
En fait, de nombreux participants ont pris plaisir
à présenter un portrait plus réjouissant, citant par exemple les concerts à
guichets fermés de la Thunder Bay Symphony ou le sens des affaires dont fait
preuve le Tafelmusik Baroque Orchestra. Ils ont rappelé que l'assistance aux
concerts de musique classique est en hausse, que dans les années qui ont précédé
le double choc du 11 septembre et de l'effondrement boursier, moins d'orchestres
en Amérique du Nord étaient déficitaires qu'au début des années 1990, que les
orchestres de Calgary et de Toronto sont ressortis de leur période trouble mieux
gérés, plus solides et plus résistants.
Plus encore, l'impatience des orchestres envers ce
discours de crise indique peut-être un changement fondamental de leur façon de
voir leur situation. Les représentants d'OC maintiennent qu'il est grand temps
de cesser de combattre les petits incendies ponctuels et de s'attaquer plutôt
aux problèmes structurels qui soufflent sur les brasiers depuis des
décennies.
Plus tôt cette année, OC a commandé une étude en
profondeur du milieu. Après avoir interviewé des douzaines de musiciens, de
gestionnaires et d'administrateurs d'orchestres de toute taille de presque
toutes les régions du pays, les chercheurs ont publié leurs résultats, le
rapport Sondages. Cet épais document cerne quatre centres d'intérêt clés
: la gestion, le développement artistique, les relations avec la communauté et,
bien sûr, l'argent. Bien que certains orchestres puissent croire que ce seul
dernier élément constitue la solution, le rapport rappelle qu'une augmentation
du financement, même substantielle, ne réglera rien tant que les autres
faiblesses n'auront pas été corrigées.
Mme Babineau, une consultante en éducation
artistique, partage ce point de vue. « Aucun aspect n'est plus déterminant que
les autres, dit-elle. Ils doivent tous être abordés de front, chacun étant
essentiel au succès d'une organisation. »
Toutefois, si la liste « à faire » du rapport
devait être ordonnée selon un ordre de priorité, les discussions à la conférence
semblent indiquer que la saine gestion est la clé qui permettra aux autres
facteurs -- l'argent, l'auditoire et l'intégrité artistique -- de tomber en
place. Ou, comme l'a dit un participant : « On ne peut construire une forteresse
sur du sable. »
Les conseils d'administration sont censés agir
comme gardiens de la confiance du public. Ils voient à ce que les fonds soient
dépensés de façon responsable et ils aident à définir la vision à long terme de
l'organisation. Les membres du CA agissent également comme ambassadeurs dans la
communauté, que ce soit en trouvant des commandites d'entreprises ou en
rehaussant le profil et la notoriété de l'organisation. Dans les meilleurs des
cas, les CA reflètent également la diversité tant de l'orchestre que de son
public, les musiciens, les différentes communautés culturelles et divers groupes
d'âge ayant tous leur mot à dire dans le processus décisionnel.
Malheureusement, Sondages a pu montrer que
tel n'est pas le cas dans de nombreux orchestres. Les membres des CA manquent
souvent d'information pour faire leur travail, dit le rapport, les auteures
ajoutant que « les décisions se prennent souvent dans le vide ». De nombreux
membres des conseils n'ont aucune idée de leur rôle ou de leurs responsabilités,
ou alors ils se mêlent impunément de la quotidienneté gestionnaire . Peu des
conseils d'administration consultés lors de l'enquête avaient établi un plan
stratégique plurinannuel ; beaucoup d'entre eux ne pouvaient même pas formuler
avec clarté un but ou une vision pour leur orchestre.
Quant à la représentation des musiciens, le rapport
qualifie d'incongrue la situation dans de nombreux conseils. « Les musiciens,
qui sont les premiers intéressés par l'avenir de l'orchestre, ont peu de
contrôle sur leur sort », y lit-on. Les auteurs ajoutent que les rapports entre
la direction et les musiciens semblent plus harmonieux dans les orchestres qui
comptent des musiciens dans leur CA. « Les conseils et les directions ont les
relations de travail qu'ils méritent », déclare Russell Jones, directeur de la
British Association of Orchestras (BAO) et conférencier invité à la
conférence.
Daniel Plamondon, un altiste de Montréal qui joue
dans de nombreux orchestres régionaux, abonde dans le même sens. « Lorsque le
conseil est ouvert, lorsqu'il a un plan, lorsque les musiciens se sentent
engagés et informés, vous avez simplement un meilleur orchestre. On évite les
conflits de travail ou l'insatisfaction des musiciens. Les gens passent moins de
temps à se plaindre et plus de temps à répéter. »
Sondages a déterminé un autre problème
concernant les conseils d'administration : ils sont souvent peu représentatifs,
ne serait-ce que partiellement, des communautés que les orchestres desservent. «
Disons-le crûment, a affirmé une participante à la conférence, la plupart des CA
sont encore composés d'hommes blancs, riches et âgés. » Le manque de diversité
des points de vue peut compromettre le succès des programmes de promotion
communautaire ou culturelle qu'un orchestre peut désirer lancer -- une autre
lacune relevée dans Sondages.
« Le développement de l'auditoire est relayé au
marketing, mais cela devrait être central », soutient Susan Haig, directrice
musicale de la South Dakota Symphony et ancienne directrice artistique de la
Windsor Symphony.
Au cours des dernières décennies, de nombreux
orchestres ont associé développement de l'auditoire et « concerts populaires »,
mais beaucoup d'experts estiment qu'une telle solution manque de vision. « Ce
n'est pas parce qu'une personne assiste à un concert mettant en vedette un
chanteur populaire qu'elle reviendra et vous appuiera, dit Daniel Plamondon. Et
si, comme la plupart des petits orchestres, vous ne donnez que quelques concerts
par année, et que la moitié sont des concerts populaires, vous allez perdre
votre public fidèle qui veut entendre de la musique classique. Les responsables
des programmes devraient faire confiance à leur auditoire ».
Robert Ferguson, expert en techniques publicitaires
et en commercialisation dans le secteur à but non lucratif, juge pour sa part
qu'il est risqué de vouloir plaire à tout le monde. « Les gens ne veulent pas
d'institutions sans caractère, dit-il. Ils aiment des organisations dont
l'identité est claire et sûre. »
Plamondon ajoute qu'une trop grande dépendance sur
la musique « pop » ou « classique légère » peut aussi nuire au moral des
musiciens et à leur satisfaction comme interprètes et que les orchestres qui
n'offrent pas à leurs musiciens un répertoire suffisamment exigeant ont de la
difficulté à recruter et conserver des musiciens de talent. « La plupart d'entre
nous avons étudié la musique parce que nous voulions jouer les grands
compositeurs, dit-il, et non le thème de E.T. ».
Les orchestres peuvent répondre qu'ils ne font
qu'offrir ce que le public désire, mais est-ce exact ? Les auteurs de
Sondages ont trouvé que de nombreux orchestres basent leur programmation
sur des perceptions plutôt que sur des données fiables et ont souligné un grave
manque de recherche sur les marchés et l'auditoire.
D'après Russell Jones, de la BAO, les changements
démographiques marqués dus à l'immigration en Grande-Bretagne ont obligé les
orchestres à sortir de leur torpeur. « Si vous n'avez pas de public, vous allez
crever, c'est aussi simple que cela. En Grande-Bretagne, les villes ont changé
de façon si radicale que nous n'avons plus le choix : il faut en savoir
davantage sur notre public et nous rendre intéressants. Si vous n'avez pas pris
la peine d'établir des liens avec votre public à un niveau supérieur, votre
public ne va pas voler à votre secours. Si vous voulez être aidé, il faut vous
faire aimer. »
Ferguson est du même avis. « Parlez de fermer une
école ou un hôpital et tout le monde proteste, dit-il. Les organismes culturels
doivent se positionner de manière telle que leur disparition soit tout aussi
impensable. »
Bien entendu, la plupart des gens qui travaillent
avec des orchestres maintiennent qu'un financement accru les aiderait à acquérir
du prestige dans la communauté et aussi à atteindre d'autres objectifs fort
honorables. Mais pour les nombreux orchestres qui affichent un déficit, ce
financement est trop souvent hors de portée. Le secteur privé n'aime pas
s'associer et encore moins donner de l'argent à des organisations dont l'avenir
est incertain -- ce qui souligne le besoin non seulement de plus d'argent, mais
aussi d'argent différent. Le Centre canadien de philanthropie a récemment
commandé une enquête sur les effets des coupures sur le secteur à but non
lucratif. Parmi les 200 organismes à but non lucratif et bénévoles consultés au
Canada, les deux tiers ont dit souhaiter un financement à long terme plus stable
de manière à pouvoir planifier et payer les frais d'exploitation essentiels. Ils
désirent également pouvoir librement affecter ces sommes aux services et
programmes qui en ont le plus besoin, par exemple offrir de meilleurs salaires à
leurs musiciens et leur personnel administratif. En vertu des présents régimes
de financement, les gouvernements à tous les niveaux hésitent énormément à
financer les frais généraux et presque toutes les subventions sont liées à des
programmes ou des projets. En outre, les donateurs, les entreprises comme les
particuliers, aiment rarement voir leur argent servir à payer ce qu'ils voient
comme de « banals » frais de gestion.
De nombreuses autres questions relatives à la
situation actuelle ont été abordées tant dans le rapport qu'à la conférence, par
exemple les postes de directeur artistique ou général vacants, les chefs qui
n'habitent pas la ville où ils travaillent, le manque de communication entre les
parties intéressées et cet éternel bouc émissaire, le manque d'éducation
musicale dans les écoles.
Les solutions ? Des conseils d'administration mieux
formés et mieux choisis. La participation de toutes les parties intéressées à la
prise de décision. Une idée mieux définie de son identité et de son orientation.
Des études sur l'auditoire. Une approche communautaire plus vigoureuse. Plus
d'avantages fiscaux pour les entreprises donatrices. Un financement amélioré et
plus souple.
Assez étrangement, ce sont les orchestres dans les
petits milieux, des organisations qui souvent se trouvent en meilleure santé
financière que leurs consœurs des grandes villes, qui semblent soutenir avec le
plus d'ardeur ces nouvelles approches.
« Je crois que ce sont les petits orchestres qui
trouveront les solutions à cette crise, affirme Jeff Looysen, violoniste à la
Regina Symphony. Nous avons l'avantage de pouvoir changer et nous adapter plus
facilement. Je crois que nous avons aussi une relation plus étroite avec notre
auditoire. »
Looysen reprend les propos de Robert Ferguson
lorsqu'il dit que Regina est fière de son orchestre et du talent qui s'y
développe. « Si nous devions fermer, cela ne ferait pas mal qu'à la ville.
Beaucoup de musiciens ont commencé leur carrière à Regina et dans d'autres
petits orchestres. Si nous disparaissons, ce serait comme amputer un atome de
son noyau. »
[Traduction de Alain
Cavenne]
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