Quelques regards sur la musique de film... Par Frédéric Trudel
/ 3 avril 2003
La musique resterait donc le seul élément du film
susceptible de reprendre à tout moment son autonomie, de se replier sur
lui-même, et de se justifier au nom de ses propres lois. Même réduite par le
mixage à une position de « musiques de fond » sous les dialogues, même morcelée
en courts tronçons séparés, elle résiste, lombric immortel, avec l'organisme
musical le plus élémentaire qu'on veut bien lui laisser : embryon de rythme,
cellule mélodique minimale ; elle persiste à revendiquer une vie autonome,
dépassant toujours la fonction localisée qu'on lui attribue. Autrement dit, la
musique de film peut se dévouer complètement à son rôle tout en gardant une
sorte de quant-à-soi irréductible.
Michel Chion, La musique au
cinéma Maurice Thiriet (1906-1972), musicien de Marcel L'Herbier et de Marcel
Carné pour Les Enfants du Paradis et Les Visiteurs du soir
:
« J'ai vu naître le cinéma sonore. Le cinéma, avant cela, c'était quelqu'un
qui jouait du piano dans une salle obscure et qui, au moyen de fragments de
symphonies de Beethoven ou autres, essayait de faire une adaptation musicale. Et
un beau jour, comme l'a dit un certain technicien, le piano a sauté dans l'écran
: le film est devenu sonore, on a découvert la bande enregistreuse. Et une des
premières choses que j'ai vu réaliser fut l'Arlésienne d'Alphonse Daudet
avec la partition symphonique de Bizet. Mon maître, Roland-Manuel, qui était
directeur musical de cette production, m'emmena sur le plateau et quelle ne fut
pas ma stupeur de voir, à côté du décor dans lequel les acteurs jouaient,
l'Orchestre des Concerts Lamoureux au complet qui jouait la musique de Bizet au
moment même où l'on tournait. Il n'y avait qu'un seul micro, qu'une seule
pellicule pour tout le monde : les comédiens, les orchestres, les ambiances et
tout ! Tout ce travail technique que l'on fait maintenant au moyen de quantité
de pellicules enregistrées qu'on reporte les unes sur les autres, cela
n'existait pas !
Le cinéma, avec ses images et
ses dialogues, dit et évoque beaucoup de choses en quelques minutes. Au départ,
il nous fallait donc résoudre le problème des rapports de durées de l'image et
de la musique, et c'est un des problèmes les plus passionnants. Car il fallait
faire une maxi-musique pour un mini-temps ! En une minute et demie, il fallait
donner l'impression qu'on avait exposé un thème et qu'on l'avait développé. La
tyrannie du chronographe et du métronome m'a amené à concevoir des thèmes très
caractéristiques et très courts qui permettent des développements rapides en un
minimum de temps, donnant même ainsi l'impression d'une musique symphonique de
longue durée. »
Maurice Jaubert (1900-1940), grand collaborateur de Marcel Carné, mais
aussi de Jean Vigo et de Julien Duvivier. Il est évoqué par l'auteur François
Porcile :
« On peut dire que Jaubert est le premier compositeur à avoir cru en la
spécificité de l'écriture pour le cinéma. Ce qui est intéressant, c'est qu'il
démarre à la lisière du muet et du parlant. Sa première incursion dans le cinéma
date de mai 1929 avec Le Mensonge de Nina Petrovna alors que Le
Chanteur de jazz, le premier film parlant "officiel" venait de sortir à
Paris au début de l'année. Et il comprend d'emblée que la musique au cinéma, ce
sont de petits thèmes qu'on ne développe pas mais qu'on modifie, qu'on
transforme, qu'on métamorphose en accélérant ou en ralentissant, en
réorchestrant différemment les choses – donc tout un travail de variations. Et
arrivé au cinéma sonore, il découvre d'entrée de jeu que la musique a un rôle
très particulier à jouer avec les autres événements sonores à l'intérieur de
l'image, c'est-à-dire non seulement avec les dialogues, mais aussi avec les
bruits et la musicalité des bruits, de là ses collaborations magnifiques avec
Jean Vigo pour L'Atalante et Marcel Carné pour Le Jour se lève. »
Charlie Chaplin (1889-1977), évoqué par son fils, Eugene Chaplin
:
« Mon père était un acteur, il écrivait ses propres scénarios, il les
réalisait, les produisait, les jouait et, bien sûr, il écrivait sa propre
musique. Officiellement, ses débuts de compositeur datent des Lumières de la
ville, un film
muet écrit durant le "parlant". Je me rappelle de cette époque où ma mère était
au projecteur 16 mm. Elle passait la première scène et mon père était au piano,
dans le salon. Il commençait à jouer et il chantait en même temps. Alors on
repassait la même scène 7, 8, 10 fois et, tout à coup, il y avait une mélodie
qui en ressortait. À côté de lui, il y avait un arrangeur qui prenait les notes.
En studio, quand l'orchestre venait jouer, mon père venait, écoutait, et tout de
suite disait : il y a trop de violons, je veux plus de rythme ou plus de
batterie là, etc. Il composait d'après les images. C'est le cas typique du
metteur en scène ou de l'artiste de cinéma qui compose. »
Georges Delerue (1925-1992), collaborateur privilégié de plusieurs
réalisateurs, notamment de François Truffaut. Parmi ses chefs-d'oeuvre,
signalons les musiques du Mépris de Jean-Luc Godard et de Jules et
Jim de Truffaut :
« J'aime beaucoup travailler pour le cinéma, d'abord parce que j'ai un peu
peur du métier de compositeur de musique pure : on est facilement trop seul,
tandis qu'avec le cinéma on est dans une équipe. On est un peu " le musicien
dans la cité", comme disait Honegger, on sert à quelque chose. Et je pense que
c'est ce que beaucoup de musiciens ont refusé. Il faut beaucoup d'humilité pour
faire ce métier. La musique de film est également, pour moi, un moyen
d'expression comparable à l'opéra au XIXe siècle. C'est une forme musicale nouvelle et qu'on ne
peut pas dédaigner. Ce serait tomber complètement à côté de notre époque que de
nier son existence.
Le début de mon activité
cinématographique de long métrage correspond à peu près à l'avènement de la
nouvelle vague en 1958-1959. Si j'avais travaillé avec Decoin ou Carné, j'aurais
été contraint d'épouser certains poncifs de musique de film. Il se trouve que je
suis arrivé avec des gens qui étaient en marge du cinéma commercial – Truffaut,
Kast, Godard, etc. Dans cette aventure, on acceptait tout parce que tout était
nouveau, par principe, et c'est devenu un style. Sur le plan musical, on n'a
plus jamais écrit de la musique de film comme on en écrivait 10 ans avant. Et ce
qui est extraordinaire, c'est que même à Hollywood, il y eut un revirement total
quelque temps après l'arrivée de la nouvelle vague. Les grandes machines
Hollywoodiennes, le côté "monumental", tout cela a été complètement dépassé.
Nous étions passés à un autre stade.
Lorsqu'on me demande si la musique de film n'est pas, par définition, une
musique à effets, je réponds qu'elle l'a été. Il est vrai qu'on appartient à un
spectacle. Donc, à certains moments, il faut jouer le jeu. Mais moi, j'essaie
toujours d'être en contrepoint avec l'image. J'essaie de ne pas être collé à
elle, de prendre mes distances. Je veux aller au-delà, je ne veux pas faire de
pléonasme. J'ai horreur de ça. »
Maurice Jarre (né en 1924) collaborateur, entre autres, de Georges Franju
et de David Lean pour Docteur Jivago, Lawrence d'Arabie et La
Route des Indes :
« J'ai été éduqué musicalement par le TNP, le Théâtre National Populaire
français. Avoir le contact direct avec le public, c'est ce que je cherche dans
la musique de film que j'écris. Autrement dit, je suis un peu anti-intellectuel
dans ce domaine. Il y a toute cette cuisine intérieure et la technique apprise
au conservatoire mais, finalement, ce qui reste, c'est la chance de trouver une
jolie mélodie qui aille au fond du coeur. Et c'est souvent difficile ! Quand
j'ai fait la musique de Jivago, j'ai été obligé de travailler sur quatre
thèmes différents avant d'y arriver. »
Bernard Herrmann (1911-1975) collaborateur fructueux d'Alfred Hitchcock.
Il a travaillé aussi aux côtés d'Orson Welles, François Truffaut, Brian de Palma
et Martin Scorsese. Il est évoqué ici par l'auteur François Porcile :
« Quand Orson Welles a commandé à Bernard Herrmann la musique de Citizen
Kane en 1940, il ne se doutait pas qu'il allait révolutionner les habitudes
ancrées depuis 10 ans dans les studios d'Hollywood. À cette époque, vous aviez
dans ces studios un compositeur, directeur du département de musique, qui
écrivait les thèmes et qui repassait par trois ou quatre arrangeurs qui
repassaient eux-mêmes par l'orchestrateur, par le chef d'orchestre, l'ingénieur
du son et enfin, le mixeur du film. Et, comme beaucoup de ces musiciens étaient
des émigrés d'Europe centrale, le style Hollywoodien est né comme cela : les
influences néo-brucknériennes, wagnériennes et brahmsiennes sont devenues la
fine fleur de ce qu'on a appelé le "Code hollywoodien". C'est ce qu'on trouve
dans les musiques de Korngold, de Waxman, de Max Steiner. Mais, enfin, on peut
se demander ce qui restait de la main du véritable compositeur au bout de cette
pyramide et c'est justement ce que Herrmann a dénoncé en débarquant à Hollywood.
Il a dit : "Moi, je suis désolé, je compose ma musique, je
l'orchestre, je la dirige, et je veux surtout être présent au montage et au mixage
final". »
Je ne sais pas ce qu'il n'a pas fait, Bernard Herrmann, en matière de musique
de film. Ses musiques pour Vertigo et Psycho de Hitchcock sont des
oeuvres absolument formidables. Il nous y montre tout son sens cinématographique
du timbre musical. Dans Psycho, par exemple, nous savons que Herrmann a voulu faire écho au noir et
blanc de l'image en exploitant les sonorités noires et blanches de l'orchestre à
cordes. »
Le
cinéma est cet art par excellence où toutes les musiques ont droit de cité et
où, à l'intérieur parfois d'une même oeuvre, styles et époques se côtoient et se
télescopent.
Michel Chion, La musique au cinéma
Tous ces témoignages ont été extraits de l'émission Les musiques de
film, produite en 2001 par Françoise Davoine et Michèle Patry pour la Chaîne
culturelle de Radio-Canada dans le cadre de Musique d'un siècle, une
série des Radios Publiques de Langue Française. Plusieurs archives
radiophoniques et télévisuelles de la Société Radio-Canada ont été utilisées aux
fins de cette production et les extraits retenus ici proviennent des
émissions Les Musiciens par eux-mêmes, Entretiens, Appelez-moi
Lise et Tout pour la musique. Les commentaires de François Porcile sont tirés des archives
radiophoniques de Radio France.
En collaboration avec La Chaîne culturelle de la radio de
Radio-Canada
Recherche et transcription :
Frédéric Trudel, recherchiste à la Chaîne culturelle de
Radio-Canada
L'émission RADIO-CONCERTS vous propose Cinéma ! Cinéma
!
Dans le cadre des Radio-concerts en direct du Centre Pierre-Péladeau, le
clarinettiste et chef d'orchestre André Moisan vous invite à une soirée
consacrée au cinéma. Le lundi 28 avril 2003 à 20 h, sur les ondes de la Chaîne
culturelle de Radio-Canada, on pourra entendre plus de 15 musiciens jouer des
oeuvres de grands compositeurs de musique de film, dont Camille Saint-Saëns,
François Dompierre et Ennio Morricone, tout comme des chansons associées au
cinéma français, telles que Les feuilles mortes ou Le tendre et
douloureux visage de l'amour. André Moisan sera entouré d'artistes
comme Andrée Lachapelle, Philippe Noireaut et André Melançon. Venez vivre
l'émotion version grand écran !
Animation : Françoise Davoine |
Réalisation-coordination : Odile Magnan
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