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La Scena Musicale - Vol. 8, No. 7

Yuli Turovsky sur La Deuxième Symphonie de Corigliano : émotion brute

Par Lucie Renaud / 3 avril 2003

English Version...


Propos de Yuli Turovsky recueillis, mis en forme et traduits par Lucie Renaud

«M a première rencontre avec la Deuxième Symphonie de John Corigliano s'est produite un peu par chance. J'ai appris que l'oeuvre avait remporté le prix Pulitzer, un bon indice de la qualité de cette symphonie, mais j'ai été tout de suite fasciné de découvrir l'unité qui se dégageait de l'oeuvre.

Jeune compositeur, Corigliano avait déjà mentionné qu'il n'écrirait jamais de symphonie. Il était convaincu que le genre était si parfait, le répertoire si irrésistiblement riche que le monde n'avait pas besoin d'une nouvelle symphonie.

Corigliano a expliqué les circonstances qui l'ont mené à la création de sa Première Symphonie et qui l'ont convaincu de la nécessité de l'entreprendre. Plusieurs de ses amis avaient succombé au virus du SIDA et il était tellement frappé par l'ampleur de la tragédie qu'il sentait l'urgence d'exprimer ses émotions en musique. Le seul genre qui lui semblait convenir à un tel projet était la symphonie, le plus compliqué de tous. Quelques années plus tard, il a reçu une commande de l'Orchestre symphonique de Boston. On lui demandait de composer une oeuvre pour célébrer le centenaire de la salle de concert de l'orchestre. Il leur a proposé d'écrire autre chose mais, sentant leur insistance, il a plutôt décidé de reprendre une oeuvre pour quatuor à cordes, elle aussi écrite pour souligner un événement relativement triste. Le Cleveland Quartet avait décidé de se dissoudre après plusieurs décennies et avait demandé au compositeur un quatuor pour sa tournée d'adieu. La Première Symphonie avait donc été conçue en réaction à une perte qui aurait pu être évitée, mais la Deuxième, en réponse à une perte délibérée. Pendant la composition du quatuor, Corigliano sentait que le contenu émotionnel de l'oeuvre et ses défis techniques dépassaient les limites du genre du quatuor, un peu comme la Grosse Fugue de Beethoven, oeuvre pratiquement impossible à monter pour un quatuor à cordes.

Corigliano a décidé de baser sa Deuxième Symphonie sur le même matériau utilisé pour le quatuor et a commencé à chercher des moyens de l'élargir. Cet aspect du processus m'a particulièrement intéressé, parce que, comme vous le savez, I Musici joue en concert plusieurs oeuvres pour quatuor transcrites pour orchestre à cordes. Quand le compositeur américain a songé à utiliser les couleurs de l'orchestre symphonique, il s'est rendu compte que l'intensité de l'oeuvre en serait diminuée, même si, par exemple, les cuivres ont une puissance bien supérieure à celle des cordes. L'intensité de l'impact des cordes provient justement du fait que celles-ci ont besoin de combattre pour produire une sonorité plus intensive. Un orchestre peut reproduire cette intensité simplement grâce à son volume sonore.

Il y a plusieurs exemples de compositeurs qui ont retravaillé leurs quatuors et les ont adaptés à un orchestre à cordes. Nous pouvons mentionner La Nuit transfigurée de Schoenberg ou son Deuxième Quatuor ou certains des quatuors de Chostakovitch. Même le célèbre « Andante Cantabile » de Tchaïkovski, extrait de son Premier Quatuor avait été pensé pour être interprété par un orchestre à cordes. Les compositeurs n'excluent pas nécessairement cette ligne de pensée, mais il se trouve toujours quelques puristes pour s'insurger de telles transcriptions. Quand nous jouons l'arrangement de Mahler de La Jeune Fille et la mort, l'oeuvre n'est pas simplement adaptée pour un plus grand ensemble. Elle devient aussi bien celle de Mahler que celle de Schubert, probablement parce que Mahler la percevait lui-même comme sienne. Le même concept se retrouve avec la Deuxième Symphonie de Corigliano.

La structure de cette symphonie en cinq mouvements fait penser à celle, en arche, du Concerto pour orchestre de Bartók. Les premier et dernier mouvements sont apparentés, les deuxième et quatrième également et le matériel musical du mouvement central a été inspiré par un séjour au Maroc du compositeur. Toute l'oeuvre est centrée sur des points tonaux et la tierce mineure y joue un rôle important. La symphonie débute et se termine lentement. Les deuxième et quatrième mouvements sont très énergiques.

Le premier mouvement commence très doucement et crée immédiatement une atmosphère. L'entrée de chaque instrument est légèrement décalée par rapport au précédent, ce qui crée une texture sonore plutôt qu'un motif mélodique. Graduellement, les valeurs de notes s'allongent et la tierce mineure est utilisée pour la première fois. Les musiciens peuvent jouer ce qu'ils veulent, à l'intérieur de cette tierce mineure. Bien sûr, Corigliano utilise les quarts et les trois-quarts de tons.

Le deuxième mouvement est un scherzo, qui utilise de plus des effets polyrythmiques. L'orchestre joue avec une pulsation d'une grande stabilité puis, soudain, le quatuor des solistes commence à jouer beaucoup plus vite. La plupart du temps, les pulsations ne sont pas alignées et cela donne l'impression, plus ou moins, d'une improvisation rythmique. Quand les membres du quatuor originel interprétaient ce passage, des repères étaient indiqués pour qu'ils s'y rejoignent, mais, bien sûr, à l'orchestre, tout doit être écrit ! La liberté dans la pulsation doit être fixée, d'une façon ou d'une autre. Je suis certain que ce sera un défi pour moi de coordonner cette section.

La fugue suit le même principe. Corigliano pensait à une polyphonie non traditionnelle. Elle est plutôt bâtie sur le principe qu'un instrument présente le thème, avec une pulsation constante. Le deuxième instrument reprend le thème, l'imite, avec le même rythme, mais à une vitesse différente. Quelque chose de très difficile à réaliser pour un chef : Il aurait besoin de quatre bras ! Corigliano a plutôt choisi d'écrire la vitesse sur sa partition et de raccourcir la longueur de chacune des cellules rythmiques.

Le troisième mouvement est une rêverie marocaine. Le compositeur avait déjà fait un séjour au Maroc. Un matin, il a été réveillé très tôt par les cloches des mosquées qui emplissaient l'air et résonnaient toutes plus ou moins en même temps. Le compositeur se souvient qu'à la fin, par hasard, toutes les cloches reprenaient presque la même note. Le mouvement central de la symphonie transpose cette image musicale et essaie de la recréer. Quand il n'avait que le quatuor à sa disposition, Corigliano devait, artificiellement, transmettre l'impression qu'il y avait plus que quatre voix. Avec un orchestre, cela devient beaucoup plus simple.

Ce qui m'a d'abord attiré dans cette musique c'est que, malgré ses inventions et ses traditions modernes, elle reste chargée d'une intensité émotionnelle. Ce n'est pas seulement un jeu d'idées, le plaisir n'est pas que cérébral : l'oeuvre vous touche profondément. Vous sentez la sérénité du mouvement marocain, l'énergie du scherzo avec les interventions du quatuor, presque comme si un groupe rock prenait d'assaut la scène. Je crois que l'aspect le plus important de la musique reste le message : quelque chose vous touche et vous sentez la nécessité, l'urgence de partager cette expérience avec d'autres. Cela justifie l'acte de composition et d'interprétation. Quand je ressens cet impact émotionnel, je sais que je veux travailler cette oeuvre. La Deuxième Symphonie transmet une action intense (et c'est quelque chose que j'apprécie particulièrement en musique), des sonorités puissantes, des rythmes intéressants. Elle vous fait réfléchir, vous pousse à réagir et vous fait sentir en vie. »

L'Orchestre à cordes I Musici interprète la Deuxième Symphonie de Corigliano le 10 avril à la salle Pollack. Info. : (514) 398-4547


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