Steven Isserlis appellation d'origine contrôlée Par Lucie Renaud
/ 3 avril 2003
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Cerner la personnalité musicale du violoncelliste
Steven Isserlis semble parfois tenir du travail de détective. On est renvoyé
malgré soi aux savantes analyses qui tentent, sans succès, de saisir le secret
des vernis des merveilles conçues par les maîtres luthiers de Crémone. Viennent
spontanément à l'esprit la sonorité vibrante et chaude du violoncelliste, son
phrasé toujours impeccable et ses interprétations flamboyantes, pourtant
teintées d'une profonde introspection. Il ne faudrait toutefois pas oublier, en
décomposant ce qui fait Isserlis, sa grande érudition, l'instinct avec lequel il
traque de nouvelles oeuvres et la passion avec laquelle il défend ces trésors.
Des liens denses avec ses amis musiciens, de la ténacité face aux obstacles de
la vie, la multiplicité de ses intérêts extra-musicaux, sa voix chaude et un
sens de l'humour très fin complètent cette nature exceptionnelle qui se donne
généreusement lors de ses récitals, de ses enregistrements ou à travers ses
écrits.
Floraison tardive
Le parcours en dents de scie de
Steven Isserlis n'a rien à voir avec les carrières météoriques des gagnants de
concours. Malgré un grand-père pianiste et compositeur, une mère pianiste, une
soeur violoniste, une autre altiste et un arbre généalogique qui partage
certaines de ses racines avec celles de Felix Mendelssohn et de Karl Marx,
l'ascension vers le sommet s'est produite par plateaux. Isserlis sait pourtant,
dès son plus jeune âge, qu'il veut devenir violoncelliste. Son premier
professeur, Jane Cowall, tributaire du violoncelliste Feuermann et du
musicologue Donald Tovey, entretient une réputation de pédagogue réputé mais
quelque peu excentrique. À l'âge de 17 ans, Isserlis rêve d'étudier avec le
renommé Piatigorsky à Los Angeles, mais, malheureusement, le violoncelliste
russe meurt cet été-là. Sur les conseils de son ami David Waterman,
violoncelliste du Endellion Quartet (rencontré lors du seul concours auquel
Isserlis ait pris part), il s'envole plutôt vers Oberlin et étudie pendant deux
ans avec Richard Kapuczinsky.
Après son séjour en terre
américaine, il rentre au bercail et attend, pendant 11 ans, que le téléphone
sonne. La vie d'artiste semble un rêve impossible à réaliser. « Dans la
vingtaine, c'était très difficile », soutient le violoncelliste, joint à sa
résidence londonienne. « Je ne pensais pas que je réussirais à percer. » Malgré
quelques concerts occasionnels (dont certains dans des clubs), la carrière ne
semble pas décoller. Les rencontres avec d'autres musiciens (Joshua Bell, par
exemple, resté ami fidèle du violoncelliste) et le bouche à oreille finissent
par le mener sous les feux de la rampe au début de la trentaine.
Depuis, il n'a plus le temps de
souffler. Invité par les orchestres prestigieux et les festivals les plus
courus, il est dirigé par les chefs les plus respectés. En 1993, il reçoit le
prix Piatigorsky et le Prix de la Société royale philharmonique. « J'ai connu un
départ très tardif », dit en riant le musicien aujourd'hui âgé de 42 ans, l'air
de s'excuser. « Je pourrais bien faire mes débuts quelque part quand j'aurai 95
ans ! »
Ingrédients choisis
Il admet une prédilection
marquée pour les programmes thématiques, comme celui qu'il présentera à
Montréal, centré sur le répertoire français. Quand on lui demande de décrire le
programme de récital idéal, il avance un parallèle culinaire : « C'est tout à
fait comme si vous commandiez au restaurant. Vous devez doser les différents
plats. Vous ne pouvez pas choisir seulement des plats riches mais, bien sûr,
vous en voulez. Vous désirerez aussi quelque chose de léger, pour balancer la
lourdeur de certains choix du menu. Je crois que l'expérience devient plus
satisfaisante quand on perçoit une idée derrière les programmes de récital. »
C'est pourquoi il aime tant programmer des séries (une série Saint-Saëns est
prévue pour l'année prochaine), participer à des festivals ou explorer la
musique d'un compositeur et de son cercle (amis, professeurs,
protégés).
Long en bouche
L'enthousiasme d'Isserlis quand
il joue à l'archéologue ou au défricheur est communicatif. À la découverte ou au
dépoussiérage d'une nouvelle oeuvre pour l'instrument, il n'a de cesse de la
partager avec le public. « Je ne peux pas interpréter uniquement les sonates de
Beethoven ou de Brahms, même si elles sont au centre de mon répertoire,
explique-t-il. C'est très exaltant d'interpréter une pièce qui n'a pas été jouée
depuis 100 ans. Une excitation s'empare de moi, à contempler le manuscrit, à
ramener la Belle au bois dormant à la vie. Je crois qu'une grande partie du
répertoire pour violoncelle qui a déjà été populaire ne l'est plus, incluant la
sonate de Saint-Saëns que je présenterai lors de mon récital à Montréal.
Pourtant, on y retrouve de l'intensité, de l'intégrité, l'oeuvre est bien
écrite, profondément sentie, elle possède des mélodies magnifiques, autant de
qualités que j'aime retrouver dans une oeuvre musicale. »
Quand il part à la découverte
d'un de ces trésors enfouis, il le fait toutefois les yeux ouverts : « Je
m'assois au piano pour apprendre à connaître la partition. Je doigte ensuite au
violoncelle. Pour bien comprendre une oeuvre contemporaine complexe, toutefois,
il faudra généralement que je l'aie interprétée à quelques reprises avec un
orchestre, mais, essentiellement, c'est toujours le même parcours : plus je la
joue, plus je me sens à l'aise. » Ses interprétations ont d'ailleurs conquis le
compositeur anglais John Tavener, qui a offert plusieurs oeuvres au
violoncelliste. Isserlis essaie d'inclure une ou deux nouvelles créations par
année, le temps lui manquant pour décortiquer en profondeur ces potentiels
classiques de demain. Il reçoit régulièrement des partitions contemporaines,
mais plusieurs, admet-il, se retrouvent dans sa bibliothèque et y restent parce
qu'elles sont impossibles à déchiffrer.
« Pour plusieurs partitions contemporaines, il est impossible de s'en faire
une idée simplement en les lisant. Quand je découvre une oeuvre d'un compositeur
du passé, par contre, je sais que le temps investi pour l'apprendre en vaudra la
peine. Si je ne l'aime pas, ce sera ma perte. Pendant des années, par exemple,
je n'ai pas aimé la Première Sonate de Fauré. Fauré l'aimait, il a sué sang
et eau pour l'écrire, il l'a publiée, il en était fier. Je l'ai contemplée
longuement et j'ai fini par en devenir amoureux. Ces compositeurs sont des
musiciens bien plus grands que je ne le serai jamais. »
Amours et délices
Quand Steven Isserlis s'enthousiasme, il semble intarissable. Passionné, il
gomme les moindres défauts et laisse libre cours à sa ferveur. « Dans le cas
d'un compositeur comme Fauré, que j'adore [il interprétera sa Deuxième Sonate
à
Montréal], cela m'en prendrait énormément pour que je ferme une partition et
admette que je ne l'aime pas. »
Une autre de ses grandes
passions s'appelle Robert Schumann (en 2000, il a d'ailleurs reçu le prix
Schumann à Zwickau, lieu de naissance du compositeur). Quand on lui demande s'il
reste toujours un inconditionnel de l'amoureux fougueux de Clara Wieck, sa voix
fond : « Oui, cet amour devient de plus en plus fort. Schumann est un être
merveilleux, romantique, un fabricant de rêves. Enfant, je lisais déjà ses
lettres et j'étais sous le charme. » Il défend avec fougue les oeuvres tardives
du compositeur, que la critique et le public boudent à tort selon lui. « C'est
peut-être parce que je suis britannique, dit-il, mais ma compassion ira
immédiatement à l'opprimé. Je ne comprends pas comment les gens peuvent se
montrer grossiers envers le Schumann des dernières années. Je me sens obligé de
le défendre. »
Sous la croûte
Les compositeurs mal aimés ne sont pas les seuls catalyseurs de ses foudres.
« Il y a beaucoup d'interprétations convenues. Entendre des erreurs de
rythme toujours au même endroit, dans le Concerto
d'Elgar, par exemple, m'horripile, surtout quand l'erreur est répandue partout
dans le monde ! » Après son séjour en terre canadienne, il passera d'ailleurs
dix jours à Cornwall et tentera d'ouvrir les oreilles d'une dizaine de jeunes
musiciens.
« Je ne suis certainement pas un
"médecin", précise-t-il, quelqu'un qui peut aider un élève avec des problèmes
physiques spécifiques. Ma plus grande qualité en tant que professeur est
probablement d'essayer d'éliminer les clichés. Les interprètes pourront alors
examiner la pièce comme si c'était la première fois et réaliser ce que le
compositeur a vraiment écrit, plutôt que de reproduire un enregistrement.
Pourquoi aller voir un vicaire quand vous pouvez demander ce que vous voulez à
Dieu ? Il n'y a aucune raison pour qu'une troisième personne s'ingère dans votre
interprétation ! »
La sonorité à l'ampleur démesurée reste une autre déformation
d'instrumentiste qui fait se dresser celui qui joue sur des cordes de boyau, en
partie pour leur caractère plus intimiste. « Une ample sonorité (big
sound) n'a rien à voir
avec une bonne technique. Si un acteur se plaçait à l'avant-scène et se mettait
à crier son texte au public, je pense que celui-ci serait peut-être
impressionné, mais... Je crois qu'il y a beaucoup de cela en musique en ce
moment. »
Goûts multiples
Peut-être à l'instar de Schumann et de Saint-Saëns, deux de ses compositeurs
fétiches (voir l'encadré), Steven Isserlis est un lecteur gourmand et un auteur
recherché. Celui qui écrit toutes les notes de ses pochettes de disques s'essaie
pour des articles à l'occasion (certains peuvent être consultés sur son site Web
). Il a également publié une oeuvre pour violoncelle, narrateur et piano, The
Haunted House, des éditions de travail et un livre pour enfants, Why
Beethoven Threw the Stew, qui raconte la vie de six
compositeurs : Bach, Mozart, Beethoven, Schumann, Brahms et Stravinski. « Petit
garçon, j'étais fasciné par la vie des compositeurs. J'avais l'impression que
les grands compositeurs étaient mes amis. C'est pourquoi j'ai décidé de
transmettre cet amour à mon fils et à d'autres enfants. » Salué par la critique
et adopté par le jeune lectorat, le livre aura peut-être une suite, si l'horaire
chargé du violoncelliste le permet.
Isserlis rêve d'une journée
calme et tranquille, passée en compagnie de sa femme (une Canadienne), de son
fils (un violoncelliste en herbe de 12 ans) et de ses amis les plus chers,
ponctuée de repas succulents et d'un sommeil réparateur, sans être constamment
sollicité. Quand on essaie de peler la surface vernie pour découvrir le grain de
l'homme en dessous, on n'a droit qu'à une réponse évasive. « Vous voulez ce
commentaire en langage publiable ? », dit-il en riant d'un ton espiègle. « Ce
que je voudrais sur ma tombe ? Un seul mot : moi. » Un pied de nez à celui qui
tente de percer le secret de cet amalgame unique...
Steven Isserlis sera en récital avec le pianiste Pascal Devoyon le 6
avril. Au programme : Saint-Saëns (la Première Sonate), Fauré (la
Deuxième Sonate), la sonate
de Franck et celle de Debussy. Info : (514) 932-6796
Steven Isserlis aime :
- les dernières oeuvres de Schumann
- les oeuvres de Camille Saint-Saëns
- faire découvrir Carl Früling et Serge Taneyev (qui
a enseigné à Rachmaninov, à Scriabine, à Medtner et à Julius Isserlis, son
grand-père)
- tout Fauré
- le violoncelliste Daniil Shafran, le violoniste
Jacques Thibaud (et ses collègues Alfred Cortot et Pablo Casals), la Chorale
Gabriel-Fauré
- travailler avec des jeunes
- les Marx Brothers (surtout Harpo)
- les films de Christopher Guest
- les livres de Wilkie Collins, R.C. Hutchinson et The Land of Green
Ginger, un livre pour enfants de
Noel Langley
- manger : « La bonne chère devrait se trouver en
haut de cette liste. J'aime les pâtes, les cuisines indienne et thaïe, les
plats épicés. J'adore le poulet et, heureusement, j'aime la salade.
»
- une margarita bien tassée, surtout si elle est
préparée par sa tendre moitié
- Ce qu'il aime le plus de la musique : « C'est
comme me demander ce que j'aime le plus quand je respire ! J'en ai besoin ! Je
pourrais vivre sans la musique, mais je préfère de beaucoup ne pas avoir à le
faire. J'en écoute ou y pense toute la journée. »
Steven Isserlis n'aime pas :
- être nerveux avant un récital
- les rires en boîte des émissions de
télévision
- le métissage en musique (« crossover ») : « Je n'apprécie pas que
l'industrie du disque propose du papier peint musical pour yuppies et
tente de le faire passer pour de la musique classique. Les gens ont
besoin de grande
musique. »
- les snobs en musique
- les commentaires vides du public après un
récital
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