L'opéra succombe-t-il aux diktats de la mode Par Éric Champagne
/ 2 mars 2003
Lettre à
la rédaction - L'opéra succombe-t-il aux diktats de la mode ?
Le 10 janvier dernier, la télévision de Radio-Canada présentait à Zone
libre un reportage intitulé « L'opéra se déshabille », une émission qui a créé
des remous dans la communauté des arts. Entre autres, plusieurs commentaires et
lettres ont été publiés dans le journal La Presse. La Scena Musicale
présente ici l'opinion d'un lecteur. Dans un prochain numéro, LSM traitera de ce
sujet.
L'émission Zone libre du 10 janvier dernier a déclenché dans le milieu
musical québécois une controverse qui porte à réfléchir plus largement sur nos
opinions et nos jugements face à l'aspect physique des chanteurs d'opéra et des
artistes en général. Ainsi, on y apprend que le metteur en scène Serge
Denoncourt ne supporte pas de voir des « grosses de 40 ans » chanter à l'opéra.
Pire encore, tout porte à croire que le metteur en scène a son mot à dire dans
le choix d'une distribution et que ce choix se fait non pas en fonction des
capacités vocales mais bien en fonction du look ou
de l'aspect physique du chanteur. Cette déclaration est tout simplement honteuse
et elle sonne l'alarme de l'intolérance et du manque de respect envers
autrui.
« L'opéra a ceci de bon qu'il procure de l'emploi aux obèses qui ont de la
voix. » Cet aphorisme de Bernard Shaw, d'un cliché condescendant, se rapproche
de l'étroitesse d'esprit de Serge Denoncourt. Oui, certains chanteurs ont un
physique ingrat aux yeux de la mode d'aujourd'hui, mais cela ne diminue en rien
leur talent et n'empêche pas qu'ils puissent être charmants et désirables. Les
grands artistes l'ont compris depuis longtemps. Je pense à Isadora Duncan qui,
lors d'un séjour à Bayreuth, a écrit ces réflexions : « La plupart des chanteurs
de Bayreuth étaient énormes. Mais quand ils ouvraient la bouche, leur voix
pénétrait dans un monde de beauté où vivent les dieux éternels. C'est pourquoi
je suis persuadée que ces gens n'avaient pas conscience de leur corps, que
celui-ci n'était sans doute pour eux qu'un masque recouvrant l'énergie et la
puissance extraordinaires qu'il leur fallait pour donner une expression à leur
musique divine (Ma vie, Paris, Gallimard, 1932). » C'est ainsi depuis
que l'opéra existe !
Il faut bien comprendre que l'opéra est régi par des paramètres qui lui sont
propres. En tant qu'« art total », c'est-à-dire en tant que manifestation
pluridisciplinaire, l'opéra repose sur des compromis concédés tant au théâtre
qu'à la musique. Celui qui cause aujourd'hui tant de polémique est pourtant un
fait commun dans le milieu de l'art vocal : le physique propre à certains types
de voix. Ainsi, sans être une règle immuable, on peut facilement dire que les
sopranos légers sont généralement plus frêles, surtout lorsqu'on les compare aux
sopranos dramatiques qui, sans nécessairement être obèses, ne sont pas
minuscules. Si certaines invraisemblances théâtrales perdurent à ce chapitre, il
faut s'en remettre au choix du compositeur, car c'est la base même de ce
problème, qui n'en est pas vraiment un, d'ailleurs. C'est au compositeur que
revient la tâche de déterminer le type de voix propre aux personnages de son
opéra. Ce choix est délicat, car il se rapporte autant à des idéaux musicaux que
dramatiques (sans oublier les contraintes propres à certaines époques, ainsi que
les paramètres stylistiques, monétaires et autres qui sont à considérer). Dans
certains cas, le choix d'un type de voix permet de déterminer un certain type de
physique. Par exemple, lorsque l'on doit choisir une interprète pour chanter la
Juliette du Roméo et Juliette de Gounod, il est facile de trouver une
chanteuse jeune, jolie et svelte pour tenir ce rôle, car Gounod l'a écrit pour
une voix de soprano léger, tandis que, lorsque l'on choisit une Isolde pour le
Tristan und Isolde de Wagner, il faut s'attendre
à trouver des « armoires à glace ». Le choix de Gounod est donc motivé par un
grand souci de réalisme théâtral, alors que le choix de Wagner découle plutôt
d'un idéal musical. Entendons-nous : si Wagner désirait voir une échalote
chanter le rôle d'Isolde, il aurait écrit sa partition pour une voix de soprano
léger ! Le metteur en scène doit comprendre ces caractéristiques propres à
l'opéra et s'en accommoder. Il est difficile de les « normaliser », ce qui ne se
fait d'ailleurs généralement pas. Au mieux, une collaboration entre le metteur
en scène et le compositeur peut probablement être enrichissante lorsqu'il s'agit
d'une création contemporaine, mais, quand il s'agit de monter un opéra du
répertoire, il faut se conformer à la partition.
Il est désolant de découvrir qu'aujourd'hui, dans un milieu où le physique
n'était pas, jusqu'à présent, une composante essentielle de l'expression
artistique, les diktats de la mode viennent freiner les possibilités de carrière
de certains artistes. Ce ne sont certes pas tous les chanteurs qui sont ronds et
bien enveloppés, mais je ne comprends pas pourquoi ceux qui le sont n'auraient
pas les même chances que les autres. D'une certaine façon, l'opéra était un lieu
d'avant-garde, dans l'optique où ce que l'on y présentait sur scène n'était pas
régi par les règles immuables de la mode moderne. D'aussi belles femmes que
Karina Gauvin et Marie-Nicole Lemieux – considérées comme « rondes » dans le
reportage de Zone libre – sont de grands talents lyriques et
méritent le succès qu'elles ont. Je serais outré d'apprendre qu'un metteur en
scène leur aurait refusé un rôle dans une production en raison de leur physique,
alors qu'elles étaient vocalement aptes à tenir ce rôle ! La venue de metteurs
en scène de théâtre est essentielle à l'opéra, mais si ces metteurs en scène y
imposent une forme d'injustice dans ce milieu, à quoi bon leur présence et leur
influence, tant à l'opéra qu'ailleurs ?
Un chanteur d'opéra, tout comme
un acteur, est apte à jouer l'amour et la passion, et ce, peu importe sa
condition physique. Dans le milieu théâtral, d'où est issu M. Denoncourt, la
sélection des acteurs en fonction de leur physique est peut-être monnaie
courante. Le cas échant, une telle pratique est tout aussi condamnable et
injuste que la tendance qui souffle actuellement sur le monde de l'opéra. Dans
une certaine mesure, on peut justifier le choix d'un type de profil au détriment
d'un autre : je le comprends et je ne m'y oppose pas, mais je m'oppose
farouchement à l'abus malsain qui se répand et qui risque d'étouffer des talents
incroyables, des perles rares, des génies irremplaçables, et ce, tant au théâtre
qu'à l'opéra.
Il est déplorable de constater
que certaines personnes ne peuvent voir la beauté dans toute sa diversité
lorsqu'elle se présente à eux. Cela montre l'étroitesse et la pauvreté de leur
approche de l'art et de la vie. Seule une véritable sensibilité artistique peut
permettre d'apprécier l'art des chanteurs d'opéra et de tout autre artiste qui
sorte un tant soit peu de la norme. L'art véritable a toujours été le lieu
d'expression où s'épanouit tout être humain ouvert aux autres, peu importe leur
origine, leur couleur, leur physique, leur orientation sexuelle, bref, peu
importe ce qui fait que chaque être humain est unique et merveilleux. Ce n'est
pas à la société de dicter les normes que l'art doit respecter, mais bien à
l'art véritable d'éclairer une société qui n'est pas encore aussi ouverte
qu'elle prétend l'être.
- Éric Champagne, étudiant en composition, Faculté de
musique de l'Université de Montréal
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