La Onzième Symphonie de Chostakovitch : criante d'actualité Par Jean-François Rivest et Lucie Renaud
/ 2 mars 2003
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Jean-François Rivest voue un amour indéfectible au compositeur russe
Dmitri Chostakovitch. Dans la seule saison 2002-2003, il aura ainsi monté sa
Cinquième Symphonie à la tête de l'Orchestre symphonique de Laval et
réalisé l'arrangement et dirigé l'ensemble Thirteen Strings d'Ottawa dans une
version revue du Troisième Quatuor. Le 4 avril, il galvanisera les
troupes étudiantes de l'Orchestre de l'Université de Montréal dans la
Onzième Symphonie. Le chef nous explique ce qui le fait vibrer chez le
compositeur et nous présente sa vision de cette symphonie magistrale.
Je programme régulièrement des oeuvres de Chostakovitch parce que je le
considère un compositeur important et pour lequel j'ai développé un goût
personnel. Dans la vie de tous les jours, je ne suis pas sérieux du tout [le
chef affectionne entre autres l'humour caustique de François Pérusse], mais j'aime la musique
sérieuse. Aussi, je pense que la musique est devenue trop souvent un objet
d'analyse, de connaissance, qu'on contemple sous toutes ses coutures.
Chostakovitch, au contraire, reste branché sur les émotions.
Ce compositeur russe commande au
public une attention particulière. Quelqu'un a dit de ses oeuvres qu'elles ont
un besoin viscéral du public (« they crave for a public »). Les gens sont saisis
aux tripes. Même si le compositeur se fait un devoir de demeurer le reflet
fidèle d'un peuple, il dépeint, à travers les catastrophes et les cataclysmes
vécus par les Russes, les misères de tous les peuples. Par son écriture, il nous
aide à faire la démarche qui mène à la compréhension intime de la réalité vécue
par autrui. Je crois fermement que la musique reste un des véhicules privilégiés
de l'empathie et je reste convaincu qu'il faut absolument de l'empathie pour en
faire, que ce soit envers le public, envers le compositeur ou envers les
musiciens avec lesquels on joue. Cette empathie permet à l'auditeur ou à
l'interprète de ressentir des émotions soumises par un tiers, même s'il ne les a
pas vécues.
La Cinquième Symphonie, peut-être la plus connue du compositeur russe,
reste de nature et de facture classiques : premier mouvement (en forme sonate),
mouvement lent, scherzo, finale. Au-delà de ces apparences, elle a été écrite
dans un langage ultramoderne et réussit avec succès (j'en parle parce que c'est
essentiel pour comprendre la Onzième) à créer un véhicule qui peut être perçu par
certains membres du parti comme glorifiant l'URSS moderne et l'armée (à cause
des marches militaires), mais dans lequel le peuple se reconnaît tout de suite
dans sa haine du militaire, qui l'écrase et l'humilie. La musique devient un cri
de survie, le côté brut de la vie.
Tous ces aspects de Chostakovitch m'intéressent beaucoup, tout comme la force
qu'on trouve dans sa musique, pas celle du premier niveau, celle des cymbales et
des trompettes. Je comparerais le tout à un hologramme : derrière des motifs
très simples (l'écriture, composée de noires et de croches, semble toujours
pareille), avec des structures plutôt classiques, avec des thématiques parfois
simplistes (les thèmes de la Onzième sont tous tirés de chants
populaires de la Révolution), on retrouve un esprit de construction incroyable
qui fait que toutes les parties tiennent ensemble, aussi efficacement qu'une
symphonie de Beethoven, mais en plus rocheux, cristallin, terrestre, coupant,
métallique, compact.
Les symphonies, depuis l'Eroica de Beethoven, sont devenues
l'expression d'un univers complet pensé par le compositeur, l'apogée étant
certainement la Cinquième de Bruckner, la Deuxième de Brahms ou la
Neuvième de Mahler. Chostakovitch n'a rien à voir avec
cela. Il est animé par une force de communication. La société dont il parle est
en pleine crise tout le temps. Il ne crée pas un univers dans lequel on voyage
confortablement, il veut qu'on l'écoute raconter ce que son peuple a vécu. Ce
n'est pas l'auditeur qui voyage, c'est la Russie qui nous rentre dedans, nous
agresse. En même temps, on se doit, par solidarité humaine, de ressentir ces
émotions.
La symphonie
décrit un événement qui a eu lieu le 9 janvier 1905 mais, au fond, incarne la
révolte devant l'oppression, toutes
époques confondues. Les paysans, dans une grande famine,
avaient alors marché sur le palais d'hiver de Saint-Pétersbourg. Le premier
mouvement, sous forme d'un prélude orchestral très lent, décrit cette espèce de
tension sous-jacente qui précède l'événement, avec peu d'événements spéciaux,
mais plutôt un climat de froideur, d'attente, de tension extrême, avec des
cordes qui tiennent des accords soutenus très dissonants, des sonneries de
trompettes au loin qui semblent préparer une guerre, des timbales qui
ressemblent à un coeur désaxé qui bat. On commence à entendre les mélodies
révolutionnaires mais très doucement, très lentement. Le deuxième mouvement
commence sournoisement. Très rapidement, la foule se masse, pousse. Les gardes
les repoussent et là, l'impossible se produit : des Russes tirent sur des
Russes, des frères tuent des frères, plusieurs centaines sont couchés par terre,
baignant dans leur sang, sur la neige, une vision d'enfer. La folie de cet
événement-là est magnifiquement décrite par un des mouvements de musique les
plus effrayants que je connaisse, une expérience dont on ne se relève pas. Le
troisième mouvement est une gigantesque marche funèbre extraordinaire, rendue
quasi obscène par ses pizzicati, à la limite dodécaphoniques, mais desquels
surgit une superbe mélodie à l'alto. Le dernier mouvement est ambigu, comme si
la guerre recommençait, comme si les morts se vengeaient. La révolution a-t-elle
réussi à gagner quelque chose ou est-ce l'être humain qui a réussi à transcender
une douleur ? Impossible de le savoir, Chostakovitch mise très fort sur cette
ambiguïté.
Techniquement, la symphonie reste très difficile à jouer et exige la
complicité des musiciens, qu'ils soient imbibés du sujet, qu'ils aient eux-mêmes
le désir de véhiculer ces émotions-là. C'est mon devoir de chef d'aller chercher
le meilleur de chaque musicien. La façon de jouer doit refléter une intention.
Il ne faut pas considérer l'oeuvre comme un objet de beauté que l'on apprécie,
mais plutôt chercher la façon de transmettre l'émotion sans compromis. La
Onzième
témoigne d'une force encore plus grande que toutes les autres oeuvres qui l'ont
précédée et ne laisse personne indifférent, aussi bien à l'orchestre que dans la
salle. Les étudiants s'y sont laissé prendre dès la première lecture de la
symphonie ! Ils en ont parlé entre eux, certains violonistes qui ne sont plus
dans l'orchestre sont même venus me demander de se joindre à l'orchestre pour ce
concert. La musique vous secoue, vous hante et vous poursuit jusque dans vos
rêves.
Les coups de coeur du chef
Jean-François Rivest recommande trois enregistrements de la Onzième
Symphonie. Tout
d'abord, deux versions historiques : celle de Kyril Kondrashin avec l'Orchestre
de Moscou et celle d'Evgeny Mravinsky avec l'Orchestre de Leningrad. Également,
une version toute récente, « à se jeter par terre » : celle de Rostropovitch à
la tête du London Symphony Orchestra.
Le 4 avril, salle Claude-Champagne, Montréal, (514)
343-6427
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