L'inachevée de Mahler Par Catrina Flint de Médicis
/ 2 mars 2003
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En
collaboration avec la chaîne culturelle de Radio-Canada
À l'été de 1910, les agissements d'Alma Mahler ont porté
à son mari, Gustav Mahler, un coup si dur qu'il en a presque estompé l'angoisse
qu'inspirait au compositeur la maladie qui devait l'emporter l'année suivante :
elle l'avait trompé avec l'architecte Walter Gropius. L'événement a laissé une
marque indélébile sur les trois derniers mouvements de la Dixième Symphonie,
commencée quelques semaines auparavant. Son style s'est donc irrévocablement
éloigné de celui des symphonies précédentes. À sa mort, l'oeuvre demeurait
inachevée. Mahler avait cependant produit une première version assez complète,
laquelle, selon ses instructions, devait être détruite dans l'éventualité de sa
disparition. Ici encore, Alma l'a trahi, en autorisant en 1924 la publication
d'un fac-similé du manuscrit incomplet, malgré les protestations véhémentes de
Theodor Adorno, de Bruno Walter et d'Erwin Ratz, qui s'opposaient à l'achèvement
de la symphonie par une autre main. Depuis, de nombreuses versions de la
dernière symphonie de Mahler ont vu le jour. Le public a réagi à ces versions
avec de plus en plus d'enthousiasme au cours des 30 dernières années, comme le
montrent les innombrables exécutions et enregistrements.
La Dixième Symphonie de Mahler pose de nombreux problèmes au musicien,
musicologue ou chef d'orchestre assez téméraire pour en tenter une édition. Sa
composition date d'une période de crise artistique générale en Allemagne :
l'attaque féroce contre la composition tonale menée par des compositeurs comme
Arnold Schoenberg coïncidait avec un retour aux styles classiques des plus
évidents dans Der Rosenkavalier de Richard Strauss, terminé la même année
que la dernière symphonie de Mahler. Le compositeur n'ignorait pas les modes et
les fluctuations de l'époque, son propre style évoluant au même moment, ce qui
n'ajoute que des difficultés à l'achèvement de sa partition. La première version
d'exécution, ou « en progrès », comme on dit maintenant, prend d'énormes
libertés avec l'ébauche de Mahler. Entreprise par Clinton Carpenter en 1946,
elle a été terminée seulement en 1966 et la première exécution n'a eu lieu que
beaucoup plus tard, en 1983. L'édition de Joe Wheeler, commencée en 1953 et qui
a connu quatre versions successives, se situe à l'opposé de l'éventail
stylistique, allégeant parfois les textures du compositeur, par exemple – ce que
Mahler aurait peut-être fait lui-même, étant donné le contexte moderniste et
surtout après Das Lied von der Erde, qui l'avait précédé.
La version standard, qui sera diffusée le 5 mars à la Chaîne culturelle, a
été réalisée par Deryck Cooke (avec l'aide de Berthold Goldschmidt) sur une
période de trois décennies, en trois versions, lesquelles ont toutes été
entendues et enregistrées. Cooke, un musicologue extrêmement fin, connaissait
comme nul autre l'oeuvre symphonique de Mahler, ce qui lui a servi au moment de
concevoir le contrepoint et l'orchestration. Néanmoins, certaines de ses
décisions ont été contestées : sa répétition complète de la section « A » à la
fin du quatrième mouvement (Mahler avait indiqué un da capo, mais aurait
vraisemblablement ajouté des variations à la répétition, comme Cooke le
reconnaît) ; l'utilisation du tambour militaire plutôt que la grosse caisse ; et
l'écriture des motifs du « Purgatoire » reprise dans le dernier mouvement pour
les cuivres graves plutôt que les cordes graves. Cependant, ce sont là des
objections relativement mineures à l'édition de concert de Cooke – une
appellation de son cru, Cooke croyant fermement que Mahler aurait révisé
l'oeuvre au moment de l'orchestration (tâche que le compositeur a différé pour
apporter des corrections à sa Neuvième Symphonie à
l'hiver de 1910-1911). Plus récemment, Remo Mazzetti a relevé à son tour le défi
et produit une édition qui épaissit l'orchestration, ajoute du contrepoint et
une variation de la récapitulation dans le quatrième mouvement. La version de
Mazetti ne fait cependant pas encore partie de la tradition en
concert.
Toute la question de l'achèvement de cette symphonie demeure assez complexe.
Chaque auditeur a ses propres attentes en écoutant la Dixième : certains
veulent entendre un peu plus de la Huitième, d'autres songent à ce que
l'oeuvre serait devenue si Mahler avait pu entendre les Cinq Pièces pour
orchestre de Webern
(1911-1913). C'est par contre la beauté de ce travail continu, où chaque éditeur
ou chef d'orchestre donne son avis sous forme sonore, qui fait que l'oeuvre
évolue, se transforme et comble peut-être la plupart de nos désirs.
Il y a néanmoins du « vieux » Mahler dans cette Dixième, par exemple
un ländler de facture ironique dans le premier scherzo, une longue et
merveilleuse préparation d'une apothéose avortée au début du finale, brutalement
étouffée par un vibrant battement de tambour, et une fin du premier mouvement
qui s'évapore magiquement dans un pianissimo si doux qu'on se demande si
le son est réel ou imaginaire. On y trouve des éléments cycliques, par exemple
les motifs du « Purgatoire », qui reviennent dans le finale, des fragments des
premier et quatrième mouvements et des citations des opéras de Wagner – dont le
prélude du troisième acte de Parsifal et l'air du berger dans
Tristan.
D'un point de vue formel, on observe des nouveautés. Le premier mouvement
évoque la forme sonate avec ses trois thèmes (le troisième étant en fait une
variation du premier) et l'exposition est répétée avec des variations, comme
dans la récapitulation. L'oeuvre se termine sur une longue coda qui en constitue
le point culminant. Les scherzos sont nerveux, surtout le deuxième – ce qui
n'est guère étonnant, vu le sous-titre, Der Teufel tanzt es mit mir (Le
diable danse avec moi) – où le trio ne semble jamais revenir à sa forme
originale, ce qui crée une forte tension. Dans le premier scherzo, certains
changements de mesure interrompent le flux musical et créent une grande
agitation. Le finale est éreintant, les battements sporadiques et menaçants des
tambours obligent les auditeurs à renoncer à toute attente. Cet artifice, même
exécuté en douceur, ébranle l'auditeur. On trouve cependant dans ce mouvement
des moments de pure grandeur, de beauté et de lyrisme douloureux qui rendent le
malaise d'autant plus riche. Le lent et splendide déploiement du thème du «
Purgatoire », surgissant des profondeurs de l'orchestre au début du mouvement,
le céleste solo de la flûte, qui apaise à la fois l'oreille et l'âme, créent des
moments inoubliables. À tort, certains ont comparé ce mouvement à l'« Adagietto
» de la Cinquième Symphonie. Ce mouvement est unique – unique chez
Mahler, unique au moment de sa création – et, très certainement, le restera, car
telle est la nature de toute oeuvre en évolution. [Traduction d'Alain
Cavenne]
L'émission RADIO-CONCERTS vous propose la Dixième de Mahler
Le mercredi 5 mars 2003 à 20 h, en direct de la Salle Wilfrid-Pelletier de la
Place des Arts, la Chaîne culturelle de Radio-Canada présente l'intense
Dixième Symphonie de Mahler sous la direction de Mark Wigglesworth. Cette
symphonie inachevée a fait l'objet de nombreuses versions et l'Orchestre
symphonique de Montréal interprètera la version du musicologue Deryck Cooke.
Aussi au programme, le Concerto pour piano n° 23 de Mozart
avec Jean-Philippe Collard.
Animation : Françoise Davoine |
Réalisation-coordination : Odile Magnan
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