The Hilliard Ensemble - Invention à 4 voix Par Lucie Renaud
/ 2 mars 2003
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Sans peut-être se l'admettre, les partisans enthousiastes de la musique ancienne et les admirateurs fervents du répertoire écrit avant-hier ou même ce matin ont quelques points en commun : le désir de découvrir du répertoire inexploré prévaut dans les deux cas et le plaisir de baigner dans des sonorités inusitées n'est souvent pas bien loin derrière. Un nom se retrouve d'ailleurs sur les lèvres des tenants de ces deux camps, celui du Hilliard Ensemble, un quatuor chantant essentiellement a capella, mais qui marie de plus en plus souvent l'intimité envoûtante de ses timbres à celles d'ensembles de chambre et même d'orchestres symphoniques. Un pied dans les xive, xve et xvie siècles et l'autre résolument dans le xxie, aussi à l'aise pour décortiquer les partitions les plus oubliées que pour découvrir les subtilités de celles dont l'encre n'a pas eu le temps de sécher, acclamé par la critique pour le sérieux de ses interprétations et encensé par un large public qui dévore ses enregistrements hybrides, l'ensemble inclassable sait se renouveler et déjouer les pronostics des plus sceptiques.
Sujet
Le quatuor vocal britannique Hilliard est fondé en 1974 dans le but premier de découvrir et d'offrir davantage de répertoire prébaroque. Le nom de l'ensemble fait référence à Nicholas Hilliard, peintre miniaturiste et orfèvre anglais de l'époque élisabéthaine, mais on peut aussi avancer une allusion plus ou moins cachée au chef Paul Hillier, maintenant établi aux États-Unis, qui a chanté avec l'ensemble et l'a soutenu en proposant plusieurs pistes pour la programmation de ses premiers récitals. Comme le raz de marée de la musique ancienne frappe l'Angleterre dans les années 1970, l'ensemble devient fort en demande. Plusieurs enregistrements réalisés sous étiquette EMI dans les années 1980 (repris depuis sous celle de Virgin) témoignent de la pureté des voix, mais surtout du sérieux et de l'authenticité avec lesquels les membres du Hilliard présentent ce répertoire.
Contre-sujet
Une rencontre charnière devait pourtant faire basculer, ou plutôt osciller, la barque de l'ensemble britannique vers les rives du contemporain : celle du compositeur Arvo Pärt. Une collaboration fructueuse, qui inclut Arbos, Passio et Litany (parus sous étiquette ECM), s'est établie au fil des années, faisant des Hilliard l'ensemble vocal de prédilection du compositeur estonien.
Organisée par le producteur Manfred Eicher, la rencontre avec le saxophoniste de jazz norvégien Jan Garbarek contribue à propulser l'ensemble vers une reconnaissance de masse. « Nous savions, à l'instant où nous avons rencontré Jan, que nous ferions de la musique avec lui », explique le ténor Rogers Covey-Crump, membre du quatuor depuis 1984. Dans « Officium » (paru en 1994), puis dans « Mnemosyne » (en 1999), l'ensemble propose en effet un bouquet d'oeuvres vocales a capella (du xiie au xvie siècle dans le cas d'Officium, de l'Antiquité à l'époque moderne dans celui de Mnemosyne) auxquelles les improvisations de Garbarek, telle une cinquième voix, apportent un lustre nouveau et une modernité surprenante, transformant un répertoire plutôt obscur en un produit accessible qu'un nombre impressionnant de discophiles (toutes catégories confondues) se sont procuré (Officium reste un des plus grands succès de vente crossover des années 1990).
Depuis, grâce à des séminaires, à des ateliers d'interprétation, à des rencontres fortuites et à un concours de composition (mis sur pied par l'ensemble en 1994 et qui a généré 110 oeuvres, dont plusieurs font maintenant partie de son répertoire), le groupe tisse des liens avec des compositeurs contemporains qui écrivent expressément pour la formation (un haute-contre, deux ténors et un baryton), généralement mal servie par le répertoire contemporain.
Développement
Cette apparente dualité de répertoire n'intimide pas le Hilliard Ensemble, qui avoue cultiver une préférence marquée pour les concerts mixtes, qui permettent la juxtaposition d'oeuvres anciennes et contemporaines. « D'un point de vue philosophique, toute musique est nouvelle parce que nous l'interprétons, précise Rogers Covey-Crump. Nous ne faisons pas de réelle distinction entre les époques. La musique nous informe du style qu'elle demande et nous répondons à ses exigences. Nous approchons la musique ancienne comme si elle était nouvelle. Il y a des notes sur une page et il faut en découvrir le sens. » Le ténor, également directeur artistique de l'ensemble, explique ainsi les différences entre les deux types de répertoire : « Il n'y aucun guide sur la façon d'interpréter la musique ancienne. Il faut donc faire appel à un musicologue. Nous considérerons bien sûr l'avis de celui-ci, mais nous déciderons essentiellement nous-mêmes des questions de tempo, de nuances et de la façon de placer les mots sous les notes. » En 2001, « Morimur », un projet de très grande envergure, a été réalisé sous la houlette de la musicologue Helga Thoene. Elle a construit autour de la Partita pour violon en ré mineur (qui se termine par la célèbre « Chaconne ») un mémorial à la première femme de Jean-Sébastien Bach, Maria-Barbara. Des parcelles d'oeuvres vocales sacrées du compositeur se retrouvent ainsi intercalées entre les sections de l'oeuvre pour violon, culminant avec la surimposition d'extraits vocaux sur la ligne mélodique de la chaconne. « Les compositeurs de musique contemporaine aiment habituellement donner des indications de nuances et de vitesse, que nous prenons bien sûr en considération, poursuit le chanteur. Arvo Pärt donne très peu de lignes directrices et, en ce sens, sa musique ressemble sur papier à de la musique ancienne. Il n'indique ni nuances ni tempos, parce qu'il fait confiance aux musiciens pour transformer les notes de la page en musique. »
Marche harmonique
Le plus grand défi pour un ensemble a capella reste bien sûr la justesse des notes produites par chacun de ses chanteurs. Impossible donc de céder à l'envie de facilité qu'un instrumentiste peut ressentir quand il n'a qu'à jouer la note. Créer le son à partir de rien, ou presque, et en assurer la justesse parfaite représente un travail minutieux qui occupe une bonne partie des répétitions. « Nous devons apprendre comment sonne chaque accord individuellement pour savoir s'il est juste ou non, soutient Covey-Crump. Nous pouvons tous les quatre chanter une note et l'accord résultant sonnera bien, mais ce ne sera pas nécessairement ce que le compositeur avait en tête. À l'occasion, je préside ces séances d'intonation, parce que j'ai le diapason absolu et que j'entends très clairement les notes individuelles et les harmonies. » Peter Schubert, le directeur artistique de l'ensemble VivaVoce, a travaillé avec le Hilliard Ensemble à New York et se souvient de l'incroyable facilité du ténor à saisir la moindre fluctuation et la plus petite erreur d'intonation. « Le choeur devait projeter des intervalles très justes. Covey-Crump nous a expliqué comment les chanter comme on les chantait au xvie siècle, se rappelle-t-il. Leur sonorité et leur intonation est ce que j'admire le plus chez les membres du Hilliard. »
Le directeur artistique du Hilliard décortique le processus : « Techniquement, dans un ensemble de quatre chanteurs, un accord est juste (in tune) seulement s'il est littéralement accordé. Je veux bien sûr dire par là "purement accordé" (pure tuned). La note chantée se transforme en ses composantes de la série des harmoniques. Il est impossible d'entendre les chanteurs individuellement dans un accord parfaitement accordé, tellement c'est parfait. Aucun clavier ne peut y parvenir, parce que ce serait totalement impraticable. Très souvent, c'est parce qu'il n'est pas accordé qu'un groupe n'est pas totalement homogène. Après tout, nous aimons chanter de façon harmonieuse ! »
Épisode
Malgré un horaire chargé de près d'une centaine de concerts par année, David James, Rogers Covey-Crump, Steven Harrold et Gordon Jones croient en la nécessité de s'engager auprès des compositeurs et des chanteurs de la génération montante. Ils ont ainsi passé en 2001 une semaine intensive avec quelques compositeurs en devenir à l'Université Harvard. Ces compositeurs ont pu comprendre sur-le-champ les contraintes d'une écriture pour petit ensemble vocal. Depuis quelques années, ils offrent également une semaine d'ateliers (malheureusement annulés pour 2003, à cause de rénovations) qui permet à 7 ou 8 groupes de chanteurs de travailler du nouveau répertoire, notamment des oeuvres d'un compositeur en résidence (en 2002, le Canadien Jonathan Wild). Les membres du Hilliard participent à quelques-unes de leurs sessions de répétition, parfois en compagnie de professeurs invités. « Les participants reçoivent souvent jusqu'à six opinions différentes sur la façon de faire les choses, mentionne Covey-Crump. Nous croyons ce processus important, parce que personne ne possède jamais toutes les réponses quand il s'agit de l'interprétation d'une pièce en particulier. Les chanteurs pourront ensuite se faire leur propre idée et présenter ce qui les convainc en tant que groupe. »
Strette
Inutile de chercher bien loin ce qui unit intimement les membres du Hilliard Ensemble, qui s'entendent « extrêmement bien » et échangent toujours autour d'un ou de deux bons repas, chaque jour, lors des tournées. « Chanter a capella est très satisfaisant, affirme le directeur artistique. Réagir aux variations de chacun des membres, sans être à la merci d'un chef qui se met en travers de la musique, quel plaisir ! Ça donne une flexibilité infinie en ce qui concerne les nuances et les subtilités rythmiques, et c'est tellement agréable de simplement faire de la musique avec des personnes qui possèdent les mêmes capacités. »
Coda
La perfection demeurant inaccessible, il faut remettre tous les jours l'ouvrage sur le métier, même si les surprises sont toujours bienvenues en concert. « Nous croyons fortement qu'il faut décider de l'interprétation finale les soirs de concert, parce que le tempo et les nuances dépendent beaucoup du lieu dans lequel nous chantons. » Les ingrédients clés d'un concert réussi sont un public généreux, un lieu d'une grandeur idéale, une bonne acoustique et un retour d'émotion qui canalise toutes les énergies, comme lors de ce concert mémorable avec Jan Garbarek à Stockholm, une semaine après la catastrophe qui a coûté la vie à plusieurs centaines de personnes, noyées dans les eaux froides de la Baltique. Un autre sommet d'émotion sera certainement atteint en septembre prochain, quand le Hilliard et le New York Philharmonic, sous la direction de Lorin Maazel, présenteront une oeuvre du compositeur américain Steven Hartke en hommage aux victimes des attentats du 11 septembre 2001. D'ici là, il reste d'autres oeuvres à découvrir et à défendre, d'autres rencontres à faire, d'autres vies à toucher, un accord à la fois... parfaitement accordé.
Gagnez des CD de l'Ensemble Hilliard, une gracieuseté de Universal, en visitant www.scena.org.
Le Hilliard Ensemble offrira deux concerts lors du festival Montréal/Nouvelles Musiques. Le 4 mars, il interprétera a capella des oeuvres de Piers Hellawell (ils ont créé en 2002 un mini-opéra de ce compositeur, The Pear Tree of Nicostratus), d'Elizabeth Liddle, de Rudolf Kelterborn, de Joanne Metcalf (qui avait remporté le concours de composition organisé par l'ensemble en 1994), d'Arvo Pärt et d'Alexandre Rastakov. Ils créeront aussi deux nouvelles oeuvres des compositeurs canadiens José Evangelista (« d'une magnifique transparence de textures », sur des textes du poète Blake) et Paul Steehuisen (avec support de bande sonore). Le 5 mars, accompagnés du McGill Contemporary Music Ensemble, sous la direction de Denys Bouliane, ils reprendront Bloed (Sang) du compositeur des Pays-Bas Cornelis De Bondt, une oeuvre à l'atmosphère étouffante à considérer comme un plaidoyer contre la guerre.
Les membres du quatuor vocal offriront également une répétiton publique le 3 mars et un cours de maître (gratuit) le 4 mars. Info : (514) 843-9305
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