L'Oratorio de Noël de Bach : un opéra de la foi Par Bernard Labadie (propos recueillis par Lucie Renaud)
/ 1 décembre 2002
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Coups de cœur des chefs
Les
Violons du Roy rallient critique et mélomanes grâce à leurs interprétations
remarquées des monuments du répertoire baroque, qu'on pense au Messie de Haendel, à la Passion selon saint
Matthieu ou à la Messe en si mineur de Bach. Ils s'attaquent cette
fois au méconnu Oratorio de Noël, espérant, mine de rien, instaurer une
nouvelle tradition du temps des Fêtes. Rencontre avec le chef de l'ensemble,
Bernard Labadie.
Projet fou
Bach a toujours été un de mes compositeurs de
prédilection. Je ne pourrais pas vivre sans sa musique. L'Oratorio de
Noël est une œuvre absolument fascinante, peu entendue en concert en version
intégrale pour deux raisons. Il s'agit d'un ensemble de six cantates, donc d'une
soirée très bien remplie pour le public et les musiciens. L'instrumentation,
très riche dans l'ensemble, varie d'une partie à l'autre : trois trompettes,
timbales, deux cors, quatre hautbois, deux flûtes, un basson, les cordes, le
continuo, les solistes, le chœur. La production devient très rapidement coûteuse
pour les groupes qui côtoient ce répertoire-là. Souvent, en Amérique du Nord, on
choisit de présenter l'œuvre en pièces détachées. On pourrait donc qualifier
notre événement de projet fou ! Comme les Violons du Roy en font assez souvent,
je ne dirais pas que c'est devenu leur spécialité (rires), mais, dans une
certaine mesure, il faudrait l'admettre.
Amour de jeunesse
Je fréquente l'Oratorio de Noël depuis l'âge
de 13 ans. Je peux vous le chanter à l'endroit et à l'envers. J'ai découvert
cette œuvre, une de mes préférées de Bach depuis très longtemps, bien avant le
Messie de Haendel. Elle a été l'une des premières grandes œuvres de Bach
qui m'ont fasciné. J'irais jusqu'à affirmer que la première cantate est en
partie responsable de ma vocation musicale. Je me souviens très bien d'un
concert de l'OSQ auquel j'avais assisté à l'âge de 12 ans. Il avait débuté par
la première cantate de l'Oratorio de Noël . Le premier chœur s'est révélé
mon chemin de Damas, une illumination. J'en suis sorti complètement bouleversé,
renversé, pris. Depuis ce jour-là, je n'ai jamais regardé en arrière. Après le
concert, j'ai demandé à mon professeur de musique ce que je devais écouter de
Bach. Quelques semaines plus tard, pour Noël, on m'a offert la Messe en si
mineur.
Portant l'Oratorio de Noël dans mon cœur
depuis longtemps, ma vision a été nourrie pendant de longues années. Il y a
aspect très naïf – je pense à la deuxième cantate – et une fraîcheur dans le
côté narratif de cette musique-là qui me bouleverse toujours, même si cela reste
du Bach, donc une musique très sophistiquée et à l'écriture très complète. Les
couleurs orchestrales sont extraordinaires : par exemple, chaque fois qu'il y a
un choral à quatre voix dans les cantates pour Noël (les trois premières), les
flûtes doublent la mélodie du choral, ce qui ajoute une espèce de scintillement
qu'on n'entend pas habituellement.
La règle du six
Le choix d'écrire six cantates n'est pas sans
conséquence. Bach aimait grouper ses œuvres par six : six concerts à plusieurs
instruments (qui sont devenus les Brandebourgeois), six suites pour
violoncelle seul, six solos pour violon, six partitas pour clavier, six suites
françaises, six suites anglaises. Même si les cantates sont séparées, un plan
tonal clair existe, puisque les première, troisième et sixième sont écrites en
ré majeur, la tonalité associée aux trompettes, à la royauté, à la
puissance et à la jubilation baroques. Les choix des tonalités a également une
signification par rapport à la théorie des affects, un langage codé facilement
accessible aux musiciens, et même au public de l'époque. La deuxième cantate,
pastorale, centrée sur les bergers, est en sol majeur, ton de la
sous-dominante, du repos. L'avant-dernière reprend le ton de la dominante, le
la majeur, une tonalité beaucoup plus affirmée. Rien n'est laissé au
hasard chez Bach. Tout procède d'un plan très savamment construit. Je reste
persuadé que l'auditeur, au terme des six cantates, aura l'impression d'avoir
fait un voyage, d'avoir couvert un itinéraire, plutôt que d'avoir entendu une
succession de mouvements.
Un opéra de la foi
L'approche que j'ai choisie ici n'est pas
nécessairement différente de celle que j'aurais privilégiée pour l'Oratorio
de Pâques ou pour une autre cantate. Il y a dans ces œuvres-là, issues du
choral (je ne parle pas des messes, du Magnificat), une très grande
variété de discours, un sens dramatique extraordinaire dans les ruptures de ton.
Par exemple, dans la première cantate, on retrouve ce superbe choral avec
récitatifs intégrés, chanté par la soprano avec hautbois d'amour et continuo. Un
récitatif pour basse est inséré entre chaque strophe de choral. C'est le genre
de forme très originale que Bach a menée à un degré de perfectionnement qu'on ne
retrouve pas chez d'autres compositeurs. Tout de suite après surgit l'air de
basse avec trompette, plein de majesté, la trompette soulignant la connotation
royale évoquée par le texte. Bach utilise la combinaison des trompettes et des
timbales pour suggérer cette royauté mais, à travers cela, il intègre des
touches de douceur, de naïveté, de sensualité, d'autant plus efficaces qu'elles
sont lovées entre des moments où on sacrifie plus à la tradition du
langage.
Ce qui me frappe dans cette œuvre, comme dans toutes
les grandes œuvres chorales de Bach d'inspiration germanique, c'est l'usage
fantastique du choral, toujours très théologique – et on doit garder cela en
tête même si les auditeurs d'aujourd'hui n'en font pas la même lecture qu'à
l'époque. Le premier choral de la première cantate, par exemple, arrive tout de
suite après l'annonce par l'évangéliste de la naissance de Jésus. Tout le monde
associait la mélodie de ce choral, reprise cinq fois, de cinq façons différentes
dans la Passion selon saint Matthieu au thème de la passion. Pour le
public du temps, il s'agissait d'une signature, ce thème ne pouvant être associé
à quoi que ce soit d'autre. Il y a un choix théologique conscient quand ce
choral intervient : l'enfant qui vient de naître mourra pour nous. À peine
est-il né qu'on parle de sa mort. De la même façon, à la fin de la Passion
selon saint Matthieu, au moment d'ensevelir le Christ mort, la basse chante
le thème extraordinaire de « Purifie-toi mon cœur, sois capable de l'accueillir
et de l'ensevelir ». La musique est une berceuse, musique qu'on associe à la
naissance d'un enfant. Chez Bach et tous les luthériens, l'imagerie du lien
direct entre la mort et la vie est très forte. La première doit toujours être
vue à travers le prisme de la seconde, et ce, dès la première cantate, après 10
minutes de musique.
Tout cela crée une texture très dramatique, très
variée. On trouve toujours dommage que Bach n'ait pas composé d'opéra. Il
n'avait pas besoin d'en faire : il en présentait tous les dimanches ! Cette
œuvre-là possède donc une véritable construction dramatique, elle devient
vraiment une espèce d'opéra de la foi pour le chrétien d'alors. Là réside sa
force aujourd'hui : ne pas chercher à convertir tout le monde, mais à rejoindre
la fibre humaine profonde qui vibre toujours. De nos jours, le message derrière
l'œuvre dépasse largement la religion.
Certains de mes tempos seront peut-être un peu
assagis, mais je suis encore partisan d'une approche très dansante. J'essaierai
de mettre en relief l'aspect naïf, de ne pas essayer d'en faire une lecture
complexe, pour en garder la fraîcheur et le côté narratif. Tout le monde connaît
l'histoire par cœur, mais la musique extraordinaire qui y est jumelée donne
l'impression de l'entendre pour la première fois, d'une oreille
vierge
J'ai l'impression de partir en voyage, c'est le
dernier droit qui mène à Noël. Je n'ai pas d'autre attente que l'immense plaisir
d'ouvrir la partition et de me noyer dedans !
Le 20 décembre, Grand Théâtre de Québec, (418)
643-8131; le 22 décembre, Salle Claude-Champagne, Montréal, (514)
343-6427.
Les répétitions
Nous trouvons chaque fois exaltant, exigeant,
fatigant, de monter un projet de cette envergure-là. Nous ne pouvons faire
autrement que de vivre un moment privilégié. Pour atteindre, en quatre jours
(les répétitions débutent le 16 décembre), le fond des choses, il faut une
grande dose de foi et d'abandon (rires), mais j'ai une équipe extraordinaire, je
suis un privilégié. Si quelqu'un m'entend me plaindre, je l'autorise à me
fusiller sur-le-champ !
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