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La Scena Musicale - Vol. 8, No. 3

Coups de coeur des chefs - La Deuxième Symphonie de Mahler (Résurrection)

Par Yoav Talmi / 2 novembre 2002

English Version...


Lorsque La Scena Musicale m'a demandé de partager avec les lecteurs ma vision d'une œuvre de mon choix, j'ai choisi la Deuxième de Mahler presque par instinct. Je dirigerai cette œuvre monumentale en novembre dans un concert de l'Orchestre symphonique de Québec. Je « vis » étroitement avec cette œuvre depuis 25 ans, mais je suis encore totalement obsédé par cette musique chaque fois que je la dirige. Lorsque j'ai dirigé cette symphonie avec le Philharmonique de Munich en 1980, j'hésitais parfois, dans certains passages du finale, à bouger un doigt tant j'avais peur de troubler l'inspiration du moment. Mahler lui-même éprouvait une affection particulière pour sa Deuxième et l'a dirigée treize fois !
Il l'a choisie pour son mémorable concert d'adieu à Vienne afin de marquer la fin de son règne de 10 ans comme directeur de l'Opéra de Vienne. Sa Deuxième fut aussi la première de ses symphonies qu'il dirigea en Amérique (à New York en 1908) et la première de ses œuvres qu'il dirigea à Paris en 1910 (prétextant qu'il ne serait jamais accepté dans cette ville tant qu'on n'y aurait pas entendu sa Deuxième Symphonie).

Mahler -- le compositeur ou le chef d'orchestre

Il est ironique que Mahler, qui jouit aujourd'hui d'une popularité sans précédent partout dans le monde, ait été si souvent décrié durant sa vie. Il était considéré comme l'un des plus grands chefs de son temps, mais, comme compositeur, on le voyait surtout comme un raté prétentieux -- non seulement de son vivant, mais longtemps encore après sa mort, en 1911. Pourtant, comme Bruckner, il demeurait convaincu que « son heure viendrait ». Durant presque un demi-siècle après sa mort, sa musique demeura peu appréciée et fut rarement jouée. De nos jours, grâce à l'appui indéfectible de chefs comme Bruno Walter, Otto Klemperer, Jascha Horenstein, John Barbirolli et, plus tard, Leonard Bernstein, la musique de Mahler est reconnue comme le sommet de la tradition symphonique austro-hongroise et l'achèvement grandiose de l'époque romantique.

Par ailleurs, Mahler a indubitablement ouvert la voie à la musique du XXe siècle. Il a exercé une influence profonde sur des compositeurs comme Schönberg, Chostakovitch et Bernstein, qui ont vu dans sa musique une puissante expression d'espoir et de foi, mais comprenant aussi ses moments de doute, d'angoisse et de désespoir. Pour leur part, les compositeurs de musique de film des 30 dernières années ont été fortement influencés et inspirés par les sons créés par Mahler dans le finale de sa Deuxième Symphonie.


Pourquoi l'insuccès du début ?

Les musicologues ont expliqué le rejet initial de la Deuxième en évoquant les nouvelles harmonies de Mahler. Jamais auparavant on n'avait entendu pareilles audaces en musique. Il avait outrepassé les frontières de ce qui était alors considéré comme « beau ». Les critiques et le public trouvaient sa musique trop longue, trop compliquée, trop grandiloquente, trop névrotique, trop mélancolique -- en un mot : « excessive ». Selon Leonard Bernstein, qui a inspiré la « renaissance » de Mahler dans les années 1960, « il y avait quelque chose de beaucoup plus profond dans le rejet de la musique de Mahler [...]. Elle frappait de trop près, elle évoquait trop sincèrement nos inquiétudes, nos incertitudes touchant la vie et la mort. Cette musique était trop vraie, elle disait des choses effrayantes à entendre. »

Heureusement, ces thèmes, si vigoureusement combattus par le milieu musical à l'époque de Mahler, ont aujourd'hui une résonance très actuelle pour les nouvelles générations de mélomanes. Son génie se trouve dans sa capacité inouïe de réunir des éléments aussi divergents que les harmonies puissantes de l'école post-wagnérienne, de Strauss et de Bruckner, de la musique paysanne autrichienne, des motifs juifs de son enfance, de l'innocence des enfants et d'une fascination troublante pour la mort. Mahler fond tout cela dans des structures musicales intenses et fascinantes.

Une histoire passionnante

Le récit de la création de la symphonie dite Résurrection (comme elle est connue) est l'un des plus remarquables de l'histoire de la musique et il est indirectement, mais de façon touchante, reliée à Hans von Bülow -- le plus grand chef allemand de son temps. On a peine aujourd'hui à croire qu'une œuvre aussi forte que la Deuxième de Mahler ait eu une naissance aussi longue que pénible, et pourtant un hiatus de six ans sépare les premières ébauches du premier mouvement et l'achèvement du finale grandiose. Mahler n'avait que 28 ans lorsqu'il commença à songer à cette symphonie, en 1888. Le premier mouvement fut vite écrit, mais durant les cinq années suivantes, il exista indépendamment sous le nom de Todtenfeier (Cérémonie funèbre).

Trois ans plus tard, en 1891, Mahler fut nommé directeur de l'Opéra de Hambourg et attira rapidement l'attention de Hans von Bülow, le doyen de la musique allemande et le grand champion de la nouvelle musique. Von Bülow dirigea les premières productions de Tristan und Isolde, fut l'interprète préféré de Brahms et « découvrit » Richard Strauss. Mahler espérait que von Bülow l'appuierait également comme compositeur. Il se rendit chez lui afin de lui jouer une version pour piano du premier mouvement de sa Deuxième. Après quelques minutes au piano, il se tourna et vit un von Bülow grimaçant qui se couvrait les oreilles. « Si ce que j'ai entendu est de la musique, dit le chef, je n'entends rien à la musique. » Il ajouta : « En comparaison, Tristan est une symphonie de Haydn. »

Dévasté par la réaction de von Bülow, Mahler écrivit à Richard Strauss pour lui dire qu'après son expérience chez von Bülow, il laisserait ses partitions dans le tiroir. « Vous n'avez jamais rien connu de pareil, dit-il, et vous ne pouvez comprendre que l'on perde confiance. » De toute évidence, le refus de von Bülow avait été extrêmement blessant, surtout venant d'un homme que le jeune Mahler admirait énormément.

Trois ans s'écoulèrent avant que Mahler surmonte son blocage et revienne à sa Deuxième Symphonie. Il termina le deuxième mouvement, l'« Andante moderato », ainsi que le troisième, le « Scherzo », inspiré de sa mélodie Des Antonius von Padua Fischpredigt. Aux trois mouvements existants, il ajouta un autre de ses lieder, Urlicht, pour contralto et orchestre, qui devait former l'introduction du finale.

Mahler tenta à de nombreuses reprises de terminer ce finale sans y parvenir. Puis en février 1894, Hans von Bülow mourut. Mahler assista aux obsèques et, comme il le confia plus tard, il éprouva un choc : « Le chœur, dans la tribune, entama le choral Résurrection [de Klopstock]. Ce fut comme un éclair et tout devint simple et limpide dans mon esprit ! » De retour à la maison, il s'assit immédiatement et commença les ébauches du finale sur le thème de la résurrection. La composition comme telle fut terminée en trois semaines l'été suivant.

La vie et la mort de von Bülow ont donc joué des rôles de catalyseurs dans la création de la Deuxième. Si ses paroles cinglantes au sujet du premier mouvement avaient pu anéantir la confiance de Mahler, sa mort permit au compositeur dépasser sa crainte et de revenir au processus créateur.

Un moment transcendant

Mahler dirigea la première de sa Deuxième à Berlin, le 13 décembre 1895, dans des circonstances particulièrement décourageantes. D'abord, pour financer le concert, il dut puiser dans ses propres poches et emprunter de ses amis. Pour remplir la salle, des billets furent distribués gratuitement à des musiciens et à des étudiants du Conservatoire de Berlin. Certains critiques refusèrent d'assister à l'événement et, pour finir, le jour du concert, Mahler fut frappé d'une migraine térébrante. Néanmoins, il se traîna jusqu'au podium et se força à diriger. Après le concert, il s'écroula dans sa loge. Ce qui se produisit durant le concert fut cependant un moment transcendant dans l'histoire de la musique. Les auditeurs savaient qu'ils venaient d'assister à une expérience de création qui n'arrive qu'une fois dans une vie.

La musique

Dans cet article, je ne pourrai qu'effleurer chacun des cinq mouvements. Je me rappelle avoir été complètement renversé par le premier mouvement lorsque j'ai entendu cette symphonie pour la première fois. C'est une sombre marche funèbre comparable à celles de Beethoven dans son Eroica ou dans le Götterdämmerung de Wagner, mais beaucoup plus tourmentée et dramatique. L'ombre de Bruckner plane aussi sur les premières mesures, un long trémolo qui prépare le premier thème confié aux violoncelles et aux contrebasses. Cette musique rageuse est suivie d'un deuxième thème contrastant et lyrique dans les violons, exprimant le désir et le rêve. Dans l'énorme section du développement, Mahler reprend les premier et deuxième thèmes, en ajoute plusieurs nouveaux de même que des accents du Dies irae. Le mouvement s'achève sur un tutti déchaîné où la matière sonore s'écroule dans une gamme descendante vertigineuse.

Le deuxième mouvement, « Andante moderato », en la bémol majeur, est un gracieux intermezzo -- une détente bienvenue après le puissant et troublant premier mouvement. Cela me rappelle toujours l'Impromptu de Schubert en la bémol pour piano. C'est un Ländler autrichien dans la tradition de Schubert et de Bruckner, comprenant une section médiane qui annonce le drame encore à venir. On remarquera surtout le retour du premier thème, joué pizzicato par l'ensemble des cordes, créant un son évoquant les mandolines et les guitares de la musique populaire (Mahler demanda même aux musiciens de baisser leur violon ou leur alto et de gratter les cordes avec le pouce).

Le troisième mouvement, le « Scherzo », s'ouvre avec fracas sur deux coups de timbales. La musique commence par une longue exposition sinueuse du thème principal. De façon typiquement mahlérienne, le « Scherzo » est un amalgame de grotesque, de pessimisme, d'humour et de tragédie. Dans le programme, Mahler indique que ce mouvement évoque un monde déformé. Il utilise délibérément des sons aigres ou dissonants dans l'orchestre. Vers la fin, la tension atteint la frénésie alors que la musique recrée la frayeur du « cri de désespoir », ainsi que Mahler le décrit dans son programme. Après une accalmie, le mouvement se termine, comme le premier, sur une gamme chromatique, menant cette fois à la note finale du tam-tam et s'enchaînant sans interruption avec le quatrième mouvement.

Ce quatrième mouvement, « Urlicht » (Lumière originelle), est l'une des plus belles et des plus touchantes mélodies que Mahler a écrites. L'apparition, pour la première fois, de la voix humaine, un pianissimo dans le bas registre, est stupéfiante. C'est une musique de foi naïve : « Je viens de Dieu et je retournerai à Dieu », chante la contralto qui, indiquait Mahler, « devrait chanter comme un enfant qui s'imagine arrivé au paradis ». Un choral solennel, exposé doucement par les cuivres, affirme la foi paisible et innocente de l'enfance. Dans le finale, une reprise plus développée du choral deviendra le thème de la « Résurrection ».

Le cinquième mouvement

Dans l'éclatement sauvage du finale, inspiré de la Neuvième de Beethoven, Mahler, lui aussi, rappelle des épisodes des premiers mouvements. Dans cette « violente explosion », il introduit des sons et des effets jamais entendus auparavant en musique symphonique. L'utilisation d'un orchestre lointain jouant en coulisse des deux côtés, les grands crescendos des percussions, le gigantesque chœur qui fait son apparition triple pianissimo, tout sert à marquer la singularité de cette création. « Aufersteh'n » (« Ressusciter ! Oui, tu vas ressusciter ! ») s'ouvre sur un chant pianissimo a cappella du chœur où Mahler exprime sa vision de la résurrection. Comme le compositeur l'explique dans son programme : « La terre tremble, les tombeaux s'ouvrent, les morts se lèvent et s'approchent en cortèges sans fin. Les trompettes de l'Apocalypse hurlent [...] Tout n'est plus que calme et bonheur. Et voici qu'il n'existe plus ni justice, ni grands ni petits, ni châtiment ni récompense ! Un sentiment tout puissant d'amour nous emplit de certitude et nous révèle l'existence bienheureuse. »

Le finale s'achève sur une puissante et triomphale coda. Mahler fait ici entrer l'orgue, les cloches, les tam-tam, 10 cors, 6 trompettes et 2 harpes, et il demande au chef et à l'orchestre de terminer avec « la plus grande force possible ». On a peine à imaginer conclusion plus convaincante et grandiose de l'œuvre la plus ambitieuse du jeune Mahler.

C'est avec cette œuvre colossale que l'Orchestre symphonique de Québec, le plus ancien orchestre du Canada, célébrera son centenaire. À cette occasion très spéciale, la Deuxième Symphonie de Mahler sera exécutée, les 6 et 7 novembre, par le plus grand ensemble de musiciens que j'ai jamais dirigé : 115 musiciens et un chœur de 250 voix.

Enregistrements

On trouve sur le marché presque quarante (!) enregistrements différents de cette œuvre, réalisés entre 1951 et aujourd'hui. Bruno Walter est le seul à avoir assisté à la création dirigée par Mahler en 1895 et, par conséquent, son enregistrement avec le New York Philharmonic et Maureen Forrester est pour moi incontournable. La version avec laquelle j'ai le plus d'affinité est l'enregistrement, passionné et pourtant merveilleusement équilibré, de Claudio Abbado avec la Chicago Symphony et Marilyn Horn. L'enregistrement de Simon Rattle (Birmingham Symphony) avec la voix somptueuse de Janet Baker est aussi fortement recommandable.

[Traduction de Alain Cavenne] 


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