Yoav Talmi - Le chevalier à la rose Par Lucie Renaud
/ 2 octobre 2002
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photos : Russell
Proulx
Que vous soyez citadin ou touriste amoureux de
marche ou de course à pied, vous aurez peut-être croisé, sans le savoir, dans
les jardins Jeanne-d'Arc sur les Plaines d'Abraham, Yoav Talmi en réflexion
devant un bosquet de roses, l'air rêveur. Le chef de l'Orchestre symphonique de
Québec éprouve en effet une passion peu commune pour l'horticulture qui le
pousse, malgré un horaire surchargé sur plus d'un continent (il est aussi le
chef attitré de l'Orchestre symphonique de Hamburg), à prendre le temps de humer
l'odeur entêtante de la belle effarouchée lors de ses marches quotidiennes. Cet
amour envahissant, il le cultive depuis ses années d'enfance passées dans un
kibboutz où on lui avait assigné la délicate mission de la coupe et de la
bouture des roses. Il a d'ailleurs équipé son appartement en terrasses de
Tel-Aviv d'un système très perfectionné d'arrosage et de fertilisation
automatique qui lui permet, quand il est de passage, de profiter pleinement de
ses massifs.
Une autre passion dévorante
habite Yoav Talmi, depuis l'adolescence celle-là, celle du répertoire
orchestral. « Je trouvais beaucoup plus gratifiant d'écouter une symphonie que
d'interpréter une sonate, explique-t-il. La richesse des sonorités, les couleurs
de l'orchestre, me transportaient beaucoup plus que de simplement jouer du
piano. » À l'âge de 18 ans, il quitte Israël pour la prestigieuse école
Juilliard de New York. Il suit également de nombreux stages estivaux avec les
plus grands chefs de l'époque : Walter Susskind, Eric Leinsdorf, Leonard
Bernstein. « J'ai été chanceux d'apprendre comment transmettre la musique plutôt
que la simple technique de direction. » Après ses études, il retourne au bercail
et se voit offrir une soixantaine de concerts par année. Après trois ans de ce
travail forcené, l'incertitude s'installe et il décide de s'offrir une année
sabbatique. Il part pour Londres avec sa femme, la flûtiste Er'ella Talmi, et
son fils, alors tout jeune (maintenant compositeur de musique de film). Pour
parvenir à mettre du pain sur la table, le couple enseigne, à des élèves plus ou
moins doués : « une véritable torture », maugrée Talmi. Tout n'est pas sombre
puisque, chaque matin, il se glisse en douce à la Festival Hall et assiste aux
répétitions des plus grands chefs d'orchestre de l'époque : « J'ai tellement
appris au cours de cette année, surtout comment le chef réussit à transmettre
ses idées aux musiciens sans les effrayer, à obtenir des résultats par amour
pour ce qu'ils font plutôt que par la peur. J'ai plus appris dans cette année
passée dans l'ombre que dans toutes mes années d'études. »
Il revient à la direction,
totalement ressourcé, prêt à relever les plus grands défis. Il est pendant
plusieurs années directeur musical de l'Orchestre de chambre d'Israël, accepte
le même poste de 1974 à 1980 avec l'Orchestre philharmonique d'Arnhem, devient
le principal chef invité de l'Orchestre philharmonique de Munich en 1979 et
1980, dirige l'Orchestre du Nouvel Opéra d'Israël de 1984 à 1988. De 1989 à
1996, il occupe le poste de directeur musical de l'Orchestre symphonique de San
Diego, qu'il transforme en orchestre de haut niveau. En 1998, il pose sa
candidature comme chef de l'OSQ et entreprend dès le début des changements
subtils.
« On m'a offert un orchestre qui
possédait plusieurs qualités extraordinaires, la plus frappante étant certes le
désir de se dépasser, soutient le chef. Certaines sections de l'orchestre
étaient un peu plus faibles, mais je suis fier de pouvoir affirmer aujourd'hui,
après trois ans avec l'orchestre, que c'est maintenant chose du passé. Il faut
savoir être très patient et travailler fort, mais je n'aurais pu réaliser cela
si l'orchestre n'avait pas été désireux de travailler. J'ai eu l'occasion de
travailler avec les meilleurs, je me suis retrouvé face à un orchestre qui peut
paraître moins accompli, en considérant chaque musicien individuellement, mais
dont les membres sont assis sur le bout de leur chaise : ils se donnent au
maximum. Le niveau de tension devient si élevé pendant les concerts que cela se
projette dans la salle. »
Le travail de préparation se fait en équipe et Yoav Talmi sait toujours où
diriger ses énergies quand vient le temps de galvaniser ses troupes. « J'ai
rarement besoin de plus de cinq répétitions avec l'orchestre pour monter un
programme, que ce soit une symphonie de Mahler que les musiciens n'ont jamais
jouée avant ou une création canadienne. Les musiciens savent se préparer avant
la première rencontre. Lors de la première répétition, nous procédons à une
lecture, une prima vista, pour que les musiciens saisissent
l'essence de l'œuvre. Après cette lecture, nous travaillons en sections, de
façon très ouverte. »
Darren Lowe, qui occupe le poste
de violon solo à l'OSQ, ne tarit pas d'éloges. « C'est un chef très complet,
mentionne-t-il, à la fois excellent musicien et possédant les compétences pour
gagner le respect des musiciens sur le podium. Il étudie la partition à fond et
il sait communiquer ses idées avec efficacité et énergie. » Jean-Louis Rousseau,
violoniste à l'orchestre depuis 1954, a vu passer plusieurs chefs. Il mentionne
que Talmi, profondément humain, sait comment obtenir ce qu'il veut de
l'orchestre, avec une grande économie de gestes. « Il a connu la vie d'orchestre
[comme pianiste] et, grâce à cela, sait demander des choses que l'orchestre peut
réaliser. Il fait travailler les éléments en profondeur et il possède un sens de
l'équilibre sonore. Plus que tout, il est foncièrement humain, très sensible.
»
Cette sensibilité démarque
nettement Talmi de la masse des maestros égocentriques qui obtiennent ce qu'ils
désirent par les menaces. « Je traite mes musiciens comme des collègues. Je ne
tape jamais sur la tête de quelqu'un, ce n'est pas mon genre. Un chef peut dire
à un musicien : "Tu presses toujours le tempo", et le musicien aura probablement
de la difficulté à l'avaler. Il peut aussi dire : "Pouvons-nous essayer cette
section une fois de plus, en étant certains que la pulsation reste toujours la
même et ne pas la devancer ?" Je dis la même chose, mais de façon entièrement
différente et le musicien le percevra différemment. J'essaie de créer une
atmosphère, en répétition, qui permette aux musiciens de se sentir concernés. Si
vous réussissez à créer ce climat, je crois que la motivation des musiciens sera
d'autant plus grande. Les soirs de concert, ce que nous aurons travaillé sera
dans leurs doigts, dans leur esprit. Je ne veux pas être un policier qui fait la
circulation. Une des raisons pour laquelle je mémorise mes partitions est que
cela m'offre la possibilité de me fermer les yeux et de me concentrer sur
l'atmosphère de l'œuvre. Bien sûr, je regarde les musiciens dans les yeux pour
leur confirmer leurs entrées, mais je me sens assez libre pour sous-entendre :
"Oubliez tout ce que nous avons fait jusqu'à présent et laissez-vous aller." La
musique doit lever de terre et vivre dans l'air. Ce n'est plus un travail, cela
devient un art. »
Darren Lowe souligne aussi le charisme du chef et son rôle de catalyseur : «
Il permet aux musiciens de s'exprimer à travers leur instrument, de faire sortir
le meilleur. » Anne DeBlois, bénévole et membre du Chœur de l'OSQ, raconte sa
première rencontre avec le chef : « Lorsque j'ai joint le Chœur symphonique de
Québec, en juin 2000, je ne connaissais pas du tout monsieur Talmi. C'est donc
dans un contexte de travail que je l'ai rencontré pour la première fois. Ce qui
m'a étonnée fut son grand sérieux, certes, mais également sa douceur. Aucun
éclat de voix, aucun commentaire superflu, il est sérieux quand il le faut, et
sait nous féliciter lorsqu'il est satisfait. Je me souviendrai toujours des
instants qui ont suivi le Requiem de Verdi en mai 2001. Alors que je
voulais le féliciter, comme il se doit : surprise ! c'est lui qui, en me voyant,
louangea mon travail, moi, une simple choriste dissimulée dans les cinq rangées
du fond de la scène durant les concerts ! »
L'emprise du chef se fait sentir à tous les niveaux de l'organisation. Il
veille lui-même à l'embauche des nouveaux musiciens. Il s'investit autant dans
la programmation de saison que dans le choix des solistes. Sa capacité de vision
à long terme l'aide à mieux définir la personnalité de l'orchestre. Il a ainsi
proposé, dès son arrivée ou presque, d'entreprendre l'intégrale des symphonies
de Bruckner, œuvres que l'orchestre n'avait jamais osé jouer auparavant. « On
reconnaîtra Québec comme étant la ville de Bruckner ! » souligne-t-il en
souriant. L'orchestre poursuit également son cycle des symphonies de Mahler,
s'attaquant cette année à la Deuxième, une œuvre symphonique pour laquelle le
maestro avoue une « immense affinité ». L'orchestre présentera cette année un
nouveau requiem, celui de Brahms, après ceux de Fauré, de Verdi et de Mozart. Ce
tour de force permettra de montrer les habiletés nouvellement acquises de
l'orchestre : une sonorité plus chaleureuse, ample, fluide, un jeu d'ensemble
amélioré et un savant dosage des familles de l'orchestre.
La baguette à peine déposée, il négocie ferme avec les membres du conseil
d'administration pour les convaincre de marier ses goûts et ceux du public. Les
relations qu'il entretient avec celui-ci semblent au beau fixe. L'orchestre
ratisse large et offre des concerts « légers », volontiers vendeurs (des
extraits de la saison y sont présentés), dans les centres commerciaux. Yoav
Talmi a également lancé une série de concerts pour la famille, fort courus, qui
mêlent les arts de la scène à la musique symphonique. Avant les concerts, les
enfants qui visitent le « zoo musical » peuvent découvrir de visu les instruments de
l'orchestre.
Le bras du chef est long et il
cherche à mettre à contribution la communauté entière dans les festivités qui
entourent le centenaire de l'orchestre. On proposera aux nostalgiques des
grandes soirées un bal aux allures des années 1900 le 5 octobre (100 $ le
billet, dont 60 $ sont déductibles d'impôt). « Je veux que les gens puissent
être fiers de s'engager dans la célébration du centenaire de l'OSQ », dit-il.
Également au programme des festivités : le lancement d'un livre abondamment
illustré qui raconte l'histoire de l'OSQ (critique dans notre prochain numéro),
la sortie de deux nouveaux disques et une exposition interactive au Musée de la
civilisation de Québec qui démystifiera le monde symphonique et l'insaisissable
chef d'orchestre (du 16 octobre 2002 au 2 septembre 2003). L'orchestre partira
aussi, pour la première fois de son histoire, en tournée pancanadienne, avec
arrêts prévus à Vancouver, Banff, Regina, Winnipeg, Toronto, Ottawa et Montréal.
Le chef ne se cache pas qu'il souhaiterait que la tournée ait un effet
d'entraînement et qu'elle ouvre des portes à l'orchestre. « L'orchestre va
atteindre des sommets parmi les plus hauts de son histoire », croit Darren
Lowe.
Des rêves plein la tête mais les
pieds bien ancrés dans le terreau fertile de la vieille capitale, Yoav Talmi
laissera certainement son empreinte sur la ville qui l'a accueilli à bras
ouverts il y a quelques années. Il le fera, avec la constance du jardinier, au
fil des répétitions, des concerts, des enregistrements, semant une nouvelle
série de concerts, greffant à un concert des jeunes professionnels du
conservatoire ou de l'Université Laval, enrichissant à coup sûr la vie d'un
public sans cesse grandissant. « Pourquoi est-il si aimé ? s'interroge Anne
DeBlois. Ses qualités musicales comptent sûrement pour beaucoup, sa contribution
à la vie culturelle de la ville aussi, sans aucun doute. Mais c'est peut-être
surtout parce qu'il aime travailler avec nous et qu'il nous fait confiance.
C'est réciproque, on dirait. Et peut-être aussi parce qu'il a vraiment à cœur
notre orchestre. » N'est-ce pas le temps que l'on a perdu pour sa rose qui fait
cette rose si importante ?
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