Les sentiers du jazz Par Marc Chénard
/ 2 juillet 2003
Les disques Justin Time : 20 ans d'histoire en cinq temps forts
Aussi différents soient-ils, David Murray, Paul Bley et
Kenny Wheeler sont trois grands noms de la scène internationale du jazz. Outre
leurs récentes apparitions au FIJM, ces musiciens ont un autre point en commun :
celui d'avoir enregistré pour le compte de l'étiquette montréalaise Justin Time.
À l'instar de toute entreprise à succès, cette maison de disques, qui célèbre
ses 20 ans, a vu le jour par un heureux concours de circonstances et a tenu le
coup sans renier ses choix artistiques et commerciaux.
Mordu de musique depuis toujours,
son fondateur, Jim West, a fait ses premières armes dans le commerce au détail
avant de se lancer en affaires, d'abord par sa compagnie Distribution Fusion
III, puis par l'étiquette. Lors d'un entretien à bâtons rompus dans son bureau
de la rue Paré, monsieur West s'est livré volontiers à l'exercice d'identifier
cinq parutions déterminantes de son histoire.
JUST 01 -- Live at Biddle's Jazz & Ribs
Infailliblement, la première
production est un événement marquant pour toute maison de disques... L'histoire
a maintes fois été racontée, mais, rappelons-le, tout a commencé un soir au
resto-bar Biddles lorsqu'un certain Oliver Jones, pianiste, y tenait l'affiche
avec son trio maison, deux ans à peine après son retour d'un long périple de
musicien d'hôtel dans les Caraïbes. Nous sommes en 1982, époque où personne ne
s'intéressait à enregistrer le jazz local. Séduit par le swing irrésistible de
ce jazzman, Jim West décide de capter une prestation en direct : de cette soirée
du 14 juin 1983, huit plages ont été retenues pour le premier « long jeu » (en
vinyle, ne l'oublions pas) du label. Un peu plus d'un an après ce coup d'envoi,
le pianiste entreprenait une fructueuse carrière internationale, sans compter
une production de 16 disques en autant d'années, tous produits chez Justin
Time.
JUST 10 -- Jubilation I: Highway to Heaven
Autre moment-clé de son histoire,
la mise sous contrat du Montreal Jubilation Gospel Choir (MJGC) a permis à
l'étiquette de se faire connaître à l'étranger, moyennant cependant un de ces
heureux hasards. Comme se le rappelle le producteur : « Parmi mes premières
étiquettes distribuées, il y avait les disques Enja – que je tiens encore de nos
jours. Lorsque le producteur est venu me visiter, on était en voiture et j'ai
fait tourner une cassette de l'ensemble. Il a été emballé sur le coup, si bien
qu'il voulait obtenir une licence pour cet enregistrement chez lui en Allemagne.
C'est à cause de cela que le chœur a pu tourner là-bas et remporter beaucoup de
succès. » Toujours très lié à son collègue et ami munichois, West a récemment
conclu une entente où il met en marché sous licence une nouvelle production Enja
chaque mois sur tout le continent nord-américain (voir chroniques de disques),
en échange d'une diffusion accrue des siennes sur sa portion du territoire
européen.
JUST 30 -- Skydance
« Ce disque du pianiste Jon
Ballantyne représente un autre point tournant, poursuit West, parce que c'était
la première fois que je m'associer à un aussi gros nom pour une de mes
productions. Et Joe Henderson était un de ces saxos toujours disposé à de telles
collaborations. » Cette séance réalisée en décembre 1988 a été l'une des trois
produites à cette époque avec des invités américains, les autres étant le
trompettiste Clark Terry (avec Jones) et le pianiste Ronnie Matthews (avec le
saxo alto Dave Turner). Entre temps, sa maison de distribution, désormais
solidement implantée au Québec et dans le reste du Canada, lui donnait le
soutien nécessaire pour diffuser ses productions et conclure d'autres ententes à
l'étranger. En rétrospective, le producteur considère même que sa décision de se
lancer dans la distribution avant la production a été judicieuse et sans doute
pourrait-on la considérer comme un autre facteur-clé de sa réussite.
JTR 8432-2 -- The Blues Is...
Tout comme ça avait été le cas pour Oliver Jones, c'est à la
Nouvelle-Orléans, au Old Absinthe House Bar, que Jim West connaît un nouveau
coup de cœur, cette fois-ci avec pour chanteur guitariste blanc Bryan Lee et son
ensemble, The Jump Street Five. Même après que je le producteur lui ait exprimé
son enthousiasme et la volonté de le produire, le bluesman restait bien
incrédule, habitué aux vœux pieux. Pourtant, lorsque le producteur l'a contacté
après son retour, Lee ne pouvait cacher son étonnement, car c'était la première
fois que quelqu'un donnait suite à ses intentions. Près d'une douzaine d'années
et huit disques plus tard, ce robuste gaillard à la grande barbiche et au
haut-de-forme définit, avec le MJGC, l'une des lignes directrices du label, soit
la tradition blues & roots de la musique américaine.
JUST 99 et 104 -- Paired Down, Vol. 1 et 2
Présenté ici dans une série de duos avec plusieurs remarquables musiciens
new-yorkais, le pianiste d'origine canadienne D.D. Jackson a permis au
producteur de découvrir tout un pan du jazz qui ne lui était pas trop familier.
Deux ans auparavant, en 1994, il avait fait la connaissance du principal
employeur de ce pianiste, l'éminent saxophoniste David Murray, devenu depuis
l'une de ses principales locomotives. Comme une chose en amène une autre, son
ensemble le plus célèbre, le World Saxophone Quartet, a été placé sous le giron
de l'étiquette, tout comme le saxo baryton de la formation Hamiet Bluiett. Parmi
les invités à ces séances en duo avec Jackson, le trompettiste Hugh Ragin a
littéralement soufflé le producteur, si bien qu'il lui a offert l'occasion de se
faire entendre comme leader (disque publié sous le titre de « Afternoon in
Harlem » en 1999, suivi par deux autres titres, dont le plus récent, «
Feel the Sunshine »).
N'ayant rien perdu de son
enthousiasme depuis ses débuts, le producteur est toutefois sollicité de toutes
parts et regrette de ne pas pouvoir produire tout ce qui l'intéresserait. En
contrepartie, il détient de nombreux enregistrements en banque et en projette
plusieurs autres. De toute évidence, il pourrait bien se contenter de publier
les enregistrements de ses grandes vedettes, mais s'intéresse surtout à
promouvoir des musiciens et musiciennes de chez nous, quitte à obtenir le
concours de l'une de ses têtes d'affiche pour leur donner un peu de visibilité.
Si Jim West a connu de bons succès, c'est bien dans le domaine du jazz vocal,
car il semble avoir le flair pour dénicher les valeurs sûres, voire les stars.
En ce moment, il tient dans son collimateur la jeune Coral Egan, dont il
produira le prochain disque au cours du mois, sans doute avec une participation
spéciale de l'une de ses vedettes de passage au festival. Quant à savoir
laquelle, il faudra attendre un peu. Les paris sont ouverts
!
|
|