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La Scena Musicale - Vol. 8, No. 10

Olivier Latry : Notre-Dame des orgues

Par Réjean Beaucage / 2 juillet 2003

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Olivier Latry et l'instrument-roi

Chaque année, 24 millions de touristes convergent vers Paris. De ce nombre, la moitié ne rate pas l'occasion de faire une visite à la cathédrale Notre-Dame, qui fut bâtie au xive siècle. Il est toutefois à noter que cette visite ne dure en moyenne que sept minutes ! Cependant, ceux qui prennent leur temps peuvent y admirer et y entendre l'un des plus beaux instruments de France. Le grand orgue de Notre-Dame de Paris est en effet l'un des plus célèbres au monde et, parmi ses quelque 7800 tuyaux, on en trouve encore 12 qui soufflent depuis l'époque médiévale !

Indépendamment des accessoires traditionnels de tout instrument (accouplement entre les claviers, tirasses, appels d'anches, etc.), l'orgue de Notre-Dame dispose à la console de nombreux accessoires spécifiques : coupure de pédale, division de pédale, inversion de l'ordre des claviers, sostenuto pour chaque clavier et la pédale, plusieurs crescendos programmables au gré des organistes et, bien entendu, un combinateur aux possibilités « illimitées » permettant la programmation préalable de milliers de mélanges de jeux.

Extrait de Notre-Dame de Paris. Les Orgues, Association Maurice de Sully, 1992.

L'activité intense qui règne à la cathédrale, tant au point de vue liturgique que musical, explique qu'il n'y ait pas un seul, mais bien trois organistes titulaires du grand orgue. Les titulaires actuels ont tous été nommés en 1985 ; il s'agit de Philippe Lefebvre, Jean-Pierre Leguay et Olivier Latry.

Olivier Latry a fait ses premières études musicales au Conservatoire de Boulogne-sur-mer (Pas-de-Calais), sa ville natale. Il a ensuite étudié l'orgue au Conservatoire de Saint-Maur-des-Fossés avec Gaston Litaize, à qui il a succédé à titre de professeur en 1990 et dont il a enregistré les œuvres. Sa nomination, à l'âge de 23 ans seulement, à l'un des trois postes de titulaire du grand orgue de Notre-Dame de Paris lui a valu une renommée internationale à laquelle ont bien sûr contribué ses enregistrements d'œuvres de Louis Vierne, de Maurice Duruflé et de Jean-Sébastien Bach. Il faisait paraître l'année dernière chez Deutsche Grammophon une intégrale des œuvres pour orgue d'Olivier Messiaen qui a été unanimement saluée par la critique.

Joint chez lui par téléphone, Olivier Latry explique que c'est un concours de circonstances qui l'a mené à Notre-Dame : « Il y avait deux tribunes d'orgue vacantes à Paris : Notre-Dame et Saint-Sulpice. Alors, le cardinal Lustiger (archevêque de Paris) a décidé de créer une liste d'aptitude pour recueillir les noms des postulants. Tous les jeunes organistes voulaient bien sûr s'inscrire sur cette liste, en pensant que des organistes déjà bien en vue hériteraient des grandes tribunes et libéreraient ainsi celles qu'ils occupaient déjà. À ce moment-là, j'avais déjà été finaliste au concours pour la tribune de la cathédrale de Chartres et j'étais professeur à l'Institut catholique de Paris. J'étais alors connu à la fois du milieu musical et du milieu clérical. J'ai donc été choisi pour me présenter au concours de Notre-Dame, mais je ne croyais pas être choisi, alors j'étais tout à fait serein... » Et c'est peut-être cette sérénité qui aura séduit les juges ! Quoi qu'il en soit, Olivier Latry a donc été choisi pour occuper l'un des trois postes de titulaire du plus grand orgue de France, un instrument dont il exploite aujourd'hui les capacités avec une grande expertise. « Il y a de très bons instruments un peu partout, explique-t-il, mais c'est vrai que celui de Notre-Dame transcende la musique. Quand j'ai enregistré l'intégrale de Messiaen, je me disais que cet orgue était vraiment parfait pour sa musique, parce qu'il va encore plus loin que la volonté du compositeur, tout en conservant son esprit. Par exemple, pour un tutti, Messiaen écrit triple forte sur la partition et il explique que cela correspond à tous les jeux de l'orgue. Que doit-on faire alors lorsqu'il écrit quadruple forte ? À cela, il répondait à la blague : "C'est un tutti encore plus fort !", mais on ne peut pas l'exécuter, puisque tous les jeux ont déjà été utilisés pour le triple forte... Un orgue comme celui de Notre-Dame permet justement de faire aussi bien des super tutti que des super pianissimo. D'un autre côté, c'est aussi un instrument qui a ses limites : il est français, donc on ne va pas s'amuser à y jouer du Bach ou alors il faudra adapter. Évidemment, l'orgue est tributaire de l'acoustique de la cathédrale, avec ses sept secondes de réverbération. C'est un orgue de masses. Tout ce qui est polyphonique n'est pas vraiment bien servi. C'est d'ailleurs pour cette raison que Messiaen lui va si bien, puisqu'il n'est pratiquement pas polyphonique, comme César Franck ou la musique symphonique en général, avec des harmonies très larges. Cependant, cela n'empêche pas l'instrument d'être expressif. »

Olivier Latry ne joue pas qu'à Notre-Dame. Il donne de très fréquents récitals à travers l'Europe, mais aussi en Russie, au Japon, en Australie et dans les Amériques. Bien sûr, chaque orgue est différent et demande à l'interprète une adaptation. Il explique : « Il me faut, chaque fois que je joue sur un nouvel instrument, entre 5 et 20 heures de préparation. Pas forcément sur le plan technique, mais surtout sur celui de la recherche musicale, selon la complexité de la registration. Il m'est arrivé dans certaines situations de devoir remplacer des pièces prévues au programme. » Olivier Latry agit en quelque sorte en tant qu'ambassadeur du répertoire français et il n'hésite pas à s'invertir dans l'élargissement de ce répertoire en participant à de nombreuses créations. À ce chapitre, on compte ces dernières années des œuvres de Xavier Darasse, de Claude Ballif, de Thierry Pécout, de Vincent Paulet, de Thierry Escaich et de Jean-Louis Florentz. Serait-ce donc qu'il s'écrit encore de bonnes œuvres pour orgue ? « Vous savez, répond l'organiste, quand la musique n'est pas bonne, je ne la joue pas ! Mais, à vrai dire, pour la plupart des créations auxquelles j'ai pris part, je participais aussi au choix du compositeur. Alors, je ne prends pas beaucoup de risques. »

Lors de son passage à l'église Saint-Jean-Baptiste, Olivier Latry interprétera la Messe de la Pentecôte, d'Olivier Messiaen, un choral de César Franck et un mouvement du cycle Évocation de Marcel Dupré, qui a été le professeur de Messiaen. Il s'agit d'un orgue et d'une église qu'il connaît bien pour y avoir joué plusieurs fois. L'organiste se souvient : « C'est là que j'ai donné mon premier concert au Canada. C'était même avant la restauration de l'orgue ! Cette dernière lui a d'ailleurs donné de grandes qualités : ce n'est pas seulement un instrument de musique, mais bien un instrument musical, ce qui n'est malheureusement pas toujours le cas. Il offre beaucoup de possibilités, avec les boîtes expressives, la variété des jeux de fonds et la variété de jeux d'anches. On peut vraiment aller très loin dans la subtilité de registration. C'est important d'avoir une palette large et de pouvoir restituer le son que l'on a en tête, un peu comme le chef qui demande au second violon d'être un peu plus doux, ou au hautbois de s'harmoniser avec la flûte. » Le roi des instruments offre véritablement à l'organiste la possibilité de contrôler tout un orchestre du bout des doigts et l'on ne s'étonne pas de découvrir qu'Olivier Latry a aussi étudié en direction d'orchestre. Lui arrive-t-il de diriger ? « C'était un peu un rêve quand j'étais plus jeune, répond-il, mais on ne peut pas tout faire... Et puis Notre-Dame m'apporte beaucoup, tant sur le plan musical que spirituel, parce qu'il s'agit tout de même d'un lieu unique. Heureusement que nous sommes trois titulaires, parce qu'il serait impensable d'y être seul. Il y a sept offices chaque dimanche et nous improvisons pratiquement tout le temps. Évidemment, il est important d'avoir la possibilité de se ressourcer. Sinon, on tombe rapidement dans des schémas que l'on répétera sans arrêt. Le fait d'être trois permet cela, car nous faisons chacun un week-end sur trois. Ce roulement est parfait pour nous, mais aussi pour les gens, qui peuvent ainsi entendre différents styles. » De notre côté, nous pourrons entendre Olivier Latry le vendredi 18 juillet à 20 h au grand orgue de l'église Saint-Jean-Baptiste de Montréal (309, rue Rachel Est., Montréal) dans le cadre de l'Académie estivale d'orgue de McGill.

MESSIAEN Complete Organ Works : Olivier Latry
Deutsche Grammophon 471 480-2 (6 CD : 446 min 05 s)
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Latry – Messiaen : rencontre au sommet

Olivier Messiaen (1908-1992) a exercé une très grande influence sur bon nombre de compositeurs d'hier et d'aujourd'hui, notamment grâce à ses cours au Conservatoire de musique de Paris, où il a enseigné successivement, de 1942 à 1978, l'harmonie, l'analyse musicale et la composition. Son influence s'est aussi exercée, bien sûr, à travers son abondant catalogue d'œuvres. Dans le monde de l'orgue, nombreux sont ceux qui lui accordent une place aussi importante que celle, immense, de Jean-Sébastien Bach. En 1931, tout juste sorti du Conservatoire de musique de Paris avec cinq premiers prix sous le bras (contrepoint et fugue, accompagnement au piano, orgue et improvisation, histoire de la musique, composition), il obtient le poste d'organiste titulaire de l'église de la Trinité à Paris (Cavaillé-Coll, 1868-1871, 3 claviers, 60 jeux), qu'il conservera presque jusqu'au dernier jour de sa vie, en 1992. Profondément pénétré de la foi catholique et tout aussi attiré par le mystère du chant des oiseaux, qu'il a beaucoup étudié, le compositeur a dit un jour : « J'écris des œuvres musicales religieuses qui sont des actes de foi, mais qui contiennent aussi mon admiration de la nature par l'utilisation des chants d'oiseaux et de nombreuses allusions aux différentes étoiles de notre galaxie. »

Cet enregistrement présente l'intégrale des œuvres pour orgue d'Olivier Messiaen. Réalisé sur les grandes orgues de Notre-Dame de Paris (Thierry, 1733, 5 claviers, 110 jeux) par Olivier Latry en 2000, il a été mis en marché seulement en 2002, pour souligner le 10e anniversaire du décès du compositeur et constitue à n'en pas douter une référence que l'on imagine aisément insurpassable à tous points de vue. Il en existe d'autres, bien sûr, ceux de Gillian Weir, de Rudolf Innig ou de Louis Thiry, que l'on ne cherche pas ici à critiquer outre mesure, puisque à partir d'un certain degré de perfection, il apparaît superfétatoire de jauger la concurrence. Tout est magnifique ici : le recueillement et la fureur, la jubilation et l'extase. Le Livre d'orgue de 1951, chef-d'œuvre du genre, n'est qu'un des moments forts de l'ensemble. Bien que composée à des fins liturgiques, l'œuvre est le fruit d'un compositeur qui n'avait rien de conservateur : formules dodécaphoniques et procédés sériels contribuent à construire un ballet de timbres époustouflant qui atteint par moments une puissance telle (le début de la partie intitulée « Les Yeux dans les roues », par exemple) qu'il est difficile d'imaginer qu'il n'y a qu'un seul interprète aux commandes de l'instrument. Olivier Latry, déjà l'un des titulaires de Notre-Dame de Paris depuis une quinzaine d'années au moment de cet enregistrement, arrive à tirer de son instrument des sonorités qui auraient sans doute émerveillé le compositeur lui-même. Messiaen disait par ailleurs de Latry qu'il était « le nouveau Marcel Dupré », un hommage bien senti de la part de celui qui a été son élève.

Le livret de 92 pages, rédigé par Paul Griffiths et présenté en français, en anglais et en allemand, offre un parcours chronologique et explicatif des œuvres. Ce coffret est venu s'ajouter à sa parution à 11 autres titre chez Deutsche Grammophone. Deux autres enregistrements d'œuvres orchestrales sont parus depuis sous cette étiquette, contribuant à faire du catalogue de la Deutsche un incontournable de l'œuvre de l'un des plus grands compositeurs du xxe siècle. Réjean Beaucage


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