Luciano Berio (1925-2003) Par Lynne Gagné
/ 2 juillet 2003
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Le 27 mai dernier, le monde de la musique a perdu un grand compositeur.
D'abord musicien sériel, dans les années 1950, Luciano Berio fait preuve
d'originalité dans son traitement de la musique électronique. Quelques années
plus tard, il se réalise pleinement dans la composition de pièces
électroacoustiques, dont Thema (Omaggio a Joyce) (1958), qui fut l'un de ses premiers
chefs-d'œuvre.
Né dans une famille de musiciens
(son père et son grand-père étaient tous deux organistes et compositeurs), il
entre au Conservatoire de Milan à la fin de la Deuxième Guerre, en 1945. Il y
étudie le piano et la composition. Dès ses premières années au conservatoire,
Berio est confronté à l'avant-garde en assistant à des performances de Milhaud,
de Bartók, de Stravinski et de Schoenberg. Grâce à la perspicacité de son
professeur de composition, Ghedini, Berio apprécie les œuvres de Stravinski
ainsi que sa façon particulière d'orchestrer, qui se retrouveront assez
rapidement dans le travail du jeune compositeur italien.
Un voyage à Tanglewood (1952) lui permet d'assister au premier concert de
musique électronique aux États-Unis. Très enthousiasmé par ce concert, Berio
décide d'explorer ce nouveau genre. À son retour à Milan, il travaille pour la
radio et la télévision italienne. Il réalise ses premières trames sonores pour
la télévision, mais il explore parallèlement la musique sur bande avec
Mimusique no 1 (1953). La même année, le jeune compositeur fait une
rencontre qui marquera considérablement sa vie, celle avec Bruno Maderna, qui
symbolise l'école néo-avant-gardiste italienne. On appelle ainsi les
compositeurs qui ont entamé leur carrière pendant les années 1950 et qui font la
promotion d'une esthétique musicale différente de leurs prédécesseurs, malgré
quelques éléments communs. Ces musiciens ciblent les mêmes buts et défendent les
mêmes refus.
Pendant les années 1950, Berio adopte brièvement la technique sérielle et
l'influence de celle-ci sera profonde et durable. Pour lui, le sérialisme ne
représente pas l'espoir d'un langage mais un élargissement des moyens musicaux
et la possibilité de maîtriser un champ musical plus vaste. Il s'intéresse à la
composition et à l'expression d'une continuité entre des réalités différentes,
voire très éloignées. Par la suite, il entend des œuvres qui l'incitent
davantage à explorer la continuité des processus musicaux (Gesang des
Jünglinge, Stockhausen; Serenata, Maderna; Rimes, Pousseur;
Agon, Stravinski).
Maderna et Berio se lient d'amitié très rapidement et travaillent en
collaboration au studio de Milan. Nones (1954) est la première œuvre
majeure de Berio. C'est avec cette œuvre pour orchestre que Berio fait un pas en
avant et s'éloigne du style de Maderna. Le point central de sa recherche est
concentré sur la possibilité de penser la musique comme un processus ("phénomène
actif qui organise la musique dans le temps", B. Ramaut Chevassus, dans
Musique et postmodernité, p.77.) et non comme une
forme.
En 1955, à Milan, Maderna et Berio fondent le Studio di fonologia
musicale dans le but d'élargir le domaine de l'exploration sonore. Luigi
Nono se joint à eux, formant ainsi un cercle d'intérêts autour du studio de
phonologie musicale de la R.A.I. (radio-télévision italienne). Parallèlement,
Maderna et Berio mettent sur pied une série de concerts (Incontri
musicali) ayant comme
but premier de promouvoir la musique contemporaine. De plus, Berio devient
éditeur d'un journal du même nom afin de publier, entre autres, des articles
importants de Pousseur, Boulez et Cage.
Alors que les premières découvertes électroacoustiques voient le jour, Berio
utilise ces nouvelles techniques et y intègre la recherche sur la voix. Son
intérêt se porte sur les rapports entre les sons électroniques et le phénomène
vocal. Par exemple, Thema (Omaggio a Joyce) est une œuvre
électroacoustique où la voix constitue le matériau de base : un texte de Joyce
tiré de son roman Ulysse est lu et ensuite
manipulé en studio. Le résultat donne une mobilité des « particules vocalisées »
ressemblant à un éparpillement des micro-éléments.
La fin des années 1950 est une période faste dans la création de Berio. Il
écrit pour orchestre mais aussi pour de plus petits groupes : Tempi
Concertati (1958-59), Differences (1958-59), Circles (1960) et
Sequenzas (vers 1958). Ces deux dernières œuvres sont d'une importance
majeure. Elles inventent de nouvelles formes et elles poussent la voix ou
l'instrument à l'ultime limite de leur virtuosité traditionnelle. Dans
Circles, l'agilité vocale se retrouve dans l'articulation de la
phonétique. Le compositeur met en évidence les relations entre les sens d'un
texte littéraire et de sa transposition musicale (c'est aussi le cas pour
Passagio (1962) et pour Epifanie (1963)).
La série des Sequenzas marque un retour à l'instrument, seule la
Sequenza III est écrite pour la voix. Ces pièces brèves sont d'une très
grande difficulté d'exécution. Le compositeur en a écrit neuf entre 1958 et
1980. Chacune d'elle est destinée à un instrument précis : I pour flûte
(1958) ; II pour harpe (1963) ; III pour voix (1966) ; IV
pour piano (1966) ; V pour trombone (1966) ; VI pour alto (1967) ;
VII pour hautbois (1969) ; VIII pour violon (1976) ; et IXa pour clarinette et filtre
digital (1980).
Cette série ouvre un autre univers en se référant aux multiples facettes de
la virtuosité. Dans Sequenza III, Berio organise plusieurs aspects de la voix
au quotidien comme un rire qui se métamorphose en colorature. Aussi Berio
cherche à dépasser l'utilisation traditionnelle d'un instrument. Le compositeur
adopte même une nouvelle notation pour faciliter la lecture et la compréhension
de l'idée directrice de l'œuvre.
À partir de la fin des années 1960, le compositeur réintègre dans son langage
des éléments plus traditionnels comme dans Sinfonia (1968), où il fait un
collage de musiques occidentales, ou encore Folk Songs (1964), dans
lesquelles il fait des arrangements de musique populaire. À travers ses Folk
Songs, il cherche à créer un contact entre la
musique populaire et la musique savante.
Luciano Berio enseigne à Julliard (New York) de 1965 à 1971, où il fonde
l'ensemble Julliard, qui a pour mandat de diffuser la musique contemporaine. À
la suite de l'invitation de Pierre Boulez, le compositeur italien accepte de
diriger le studio électroacoustique de l'IRCAM à Paris. Il conserve ce poste
jusqu'en 1980. Nourri de cette expérience, il tente de recréer le même genre de
studio à Florence. Ce projet se concrétise en 1987 sous le nom de Tempo
reale et Berio en est le
directeur.
Pendant les années 1970, Berio décide de travailler avec un plus grand
effectif. Il a recours à toutes les ressources de l'opéra et de l'orchestre. Il
atteint le sommet de son œuvre avec Coro (1975-77) pour quarante voix et
quarante instruments. En fait, Coro est une vaste anthologie de
l'humanité mêlant langues, folklores et styles. Le compositeur utilise des
techniques et des modes de diverses musiques folkloriques, sans pour autant
créer une œuvre à caractère ethnomusicologique.
Faisant preuve d'une énergie
créatrice intarissable, Luciano Berio est certes l'un des compositeurs les plus
prolifiques du xxe siècle. Il a touché à plusieurs styles musicaux et à
plusieurs techniques d'écriture en ayant toujours comme seul but de réaliser une
symbiose entre des éléments qui peuvent sembler opposés.
« Je m'intéresse à une musique qui crée et développe des relations entre des
points très éloignées, à travers un parcours de transformations très larges. »
(L. Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, p.
27.)
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